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donnerait sa vie pour respirer un instant l'air embaumē par son haleine? Lui prouvera-t-il enfin que ce qu'il voit est un prestige, que ce qu'il entend est un rêve, que ce qu'il éprouve est un mensonge?

Non, la nature nous a doués de sensibilité et d'imagination à des doses si différentes, que la vérité, la réalité, ne sont jamais les mêmes pour nous. L'événement qui afflige l'un enivre l'autre de bonheur, et peut être indifférent à un troisième.

Sophocle et Denys le tyran moururent de joie d'un triomphe tragique; Juventius Talva eut la même fin, en apprenant les honneurs que le sénat lui avait décernés; Léon X expira en recevant la nouvelle de la prise de Milan. On a vu des condamnés mourir de saisissement en apprenant que leur grâce était accordée.

Ainsi, la peur et la joie ont souvent un effet aussi récl, aussi puissant que la foudre. On souffre, on jouit, non par ce qui existe, mais par ce qui nous paraît exister; l'imagination donne une réalité à l'ombre, un corps au fantôme; le monde est pour nous la forêt enchantée d'Armide, et nous y sommes sans cesse attirés, repoussés, égarés par des prestiges qui trompent à la fois notre esprit, notre cœur et nos sens et que le temps seul nous apprend à distinguer de la vérité.

Il est donc prouvé que nous naissons, que nous vivons, que nous mourons sous l'empire de l'illusion, et que rien ne peut nous dérober à son pouvoir. Cette certitude ne doit pourtant pas nous décourager; car s'il était possible d'être totalement privé d'illusions, il vaudrait peut-être mieux être privé d'existence; l'univers serait décoloré pour nous, l'amour perdrait tous ses charmes, la beauté sa ceinture, la gloire ses lauriers, les poëtes briseraient leur lyre, la jeunesse quitterait ses armes et perdrait ses chimères; la triste vieillesse serait privée de consolation : le passé, le présent, l'avenir, confondus ensemble, seraient à jamais dépouillés d'espoir et de souvenir, et le vide du néant ne serait pas plus affreux que ce monde désenchanté. Notre imagination, présent des dieux, fut chargée par eux de l'embellir; respectons

sa puissance, et gardons-nous de détruire sa douce magie.

Mais, me dira-t-on, céderez-vous un empire absolu, despotique à l'imagination, et ne laisserez-vous rien à la raison? Celle-ci n'a-t-elle pas aussi une source divine? ne sera-t-elle plus chargée de diriger nos pas, d'éclairer nos désirs, de calmer nos passions? Voulez-vous éteindre son flambeau? et parce qu'elle ne peut pas vous découvrir la vérité toute entière, ne cherchera-t-elle plus à soulever son voile sacré ?

S'il existe des prestiges, il existe aussi des réalités; la bonté, l'amitié, l'amour pour nos enfans, pour notre femme, pour notre patrie, seront-ils confondus par vous avec les désirs désordonnés, les passions coupables, l'ambition effrénée, la haine funeste, la vengeance aveugle, l'avarice sordide; et ne ferez-vous aucune différence entre les crimes et les vertus, les erreurs et les vérités, les muses et les furies?

Non, certainement, je ne veux pas vous livrer aux caprices despotiques de cette folle déité; je me soumets à son règne, et non pas à sa tyrannie; si je ne crois pas possible de secouer le joug de l'imagination, si ce projet même me paraît aussi insensé que funeste, je suis encore plus loin de vouloir détrôner la raison. Heureux les hommes assez bien organisés, assez sages pour concilier ces deux divinités, et pour vivre sous leur double empire. L'imagination sans frein nous égare, elle nous conduit au crime comme au malheur; la froide raison sans illusion, en analysant tout, dessèche tout; elle désenchante la terre et dépeuple le ciel même; en voulant détruire la passion, elle éteint le sentiment, elle anéantit même les vertus qui viennent du cœur; et comme elle ne peut jamais atteindre la vérité qu'elle poursuit, elle finit par tout mettre en problème, et elle jette dans un doute désolant, qui n'est que le vide pour l'esprit, et le néant pour l'âme.

Suivons donc à la fois, mes amis, le culte de l'imagination et celui de la raison que les principes de l'une soient animés, embellis les charmes de l'autre ; que nos passions, semblables aux beautés célèbres d'Athè

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nes, écoutent comme elles les léçons de la sagesse, et que d'un autre côté nos philosophes respectent l'oracle, et n'oublient pas de sacrifier aux grâces.

L'imagination ressemble à la religion des Perses; elle nous gouverne par une foule de bons et de mauvais génies qui sont à ses ordres. Ces génies, ce n'est autre chose que les douces illusions, et les illusions funestes. Donnez à votre raison le soin de choisir pour vous celles qu'il faut éviter, et celles que vous pouvez suivre; qu'elle borne là son pouvoir, elle aura fait assez pour votre bonheur.

Je ne veux pas qu'elle repousse le flambeau de l'amour, mais je veux qu'elle éteigne celui de la jalousie et de la haine; elle doit permettre au sage Ulysse les transports d'un vertueux amour, les délices d'un chaste hymen ; elle aurait dû préserver Pâris des charmes d'Hélène, et lui peindre d'avance une guerre de dix ans, la famille de Priam expirante et Troie embrasée. Je reconnais ses conseils, lorsque chez les Samnites elle fait de la beauté le prix du courage et de la vertu.

Le jeune guerrier, qui la consulte, repousse les images sanglantes des dévastateurs de la terre, des Attila, des Tamerlan, des César, des Alexandre; il ne prend pour modèles que les Gustave, les Bayard, les Epaminondas, les Turenne. Il ne veut pas que sa renommée annonce un deuil général, que ses souvenirs soient des remords. Il sait, comme le dit Tacite, qu'il n'y a de désirable que les louanges des hommes louables; et la gloire n'aurait plus de charmes à ses yeux, si elle se montrait à lui séparée de la justice et de l'humanité.

je

Le poète est, je le sais, rarement docile aux lois de la raison : tout ce qui le refroidit, l'éteint; tout ce qui l'arrête, le tue. Mais bien que Platon ait dit : «< Qu'un homme sage heurte en vain à la porte des muses >> crois encore que la douce lumière de la raison peut éclairer le cœur du poète sans glacer son imagination. Elle sait que le Parnasse est élevé, et que, selon la pensée d'un ancien, « notre âme ne saurait de son siége at» teindre si haut; il faut qu'elle le quitte, s'élance, et, >> prenant le frein aux dents, qu'elle emporte et ravisse

» son homme si loin, qu'après il s'étonne lui-même de » son fait. » Mais si la raison ne veut pas arrêter son essor, elle peut au moins le diriger vers la vertu, l'empêcher de prostituer sa plume à la flatterie ou à la satire; défendre à ses pinceaux toute image qui pourrait effaroucher les grâces et faire rougir la pudeur. Elle doit préserver son cœur de l'envie, cette hideuse passion, dont le fiel gate tout le miel de la vie; elle peut enfin se servir du talent pour la défense de l'opprimé et pour la consolation du malheur.

Consacrer le génie à la morale, c'est lui assurer une couronne immortelle; c'est l'asseoir à côté du vertueux Virgile, du tendre Racine et du bon La Fontaine.

La raison ne cherchera pas davantage à priver un monarque puissant des illusions de la gloire; elle ne le dépouillera d'aucun des attributs de sa grandeur, mais elle lui fera plus désirer l'amour que l'admiration; elle saura présenter à son imagination les trésors de la paix et les fléaux de la guerre; elle lui montrera la rigueur, la cruauté accompagnée de craintes, suivie de remords et de séditions; tandis que la clémence, entourée de bénédictions et d'hommages, charmera son cœur et ses regards par l'image du bonheur public, et de cette adoration de la postérité qui divinise Henri IV et Titus.

Le vieillard viendra-t-il enfin la consulter? Elle com battra les illusions de la crainte par celles de l'espérance, le consolera de la terre qu'il quitte, par le ciel qui l'attend; et, attentive à surveiller sa mémoire même, elle adoucira les regrets du mal qu'il a pu faire, par le doux souvenir du bien qu'il a fait pendant sa vie.

C'est ainsi qu'on peut, je crois, trouver le bonheur sous le règne irrésistible des illusions; il faut seulement que le char de l'imagination soit doucement dirigé par la raison; mais par une raison sensible dont le siége soit dans le cœur, car l'homme ne peut être heureux que lorsque le coeur gouverne l'esprit.

Ce traité d'alliance entre la raison et l'imagination, serait-il lui-même une illusion? Je ne sais; mais, au reste, ce serait la plus heureuse de toutes. Tout le monde en conviendra, hors certains fous enfiévrés de leurs pas

sions, qui m'écouteront avec indifférence, traiteront ma philosophie de chimère, et riront de ma bonhomie : qu'y faire? Ces gens-là sont comme ce villageois qui assistait à un sermon que tout l'auditoire (excepté lui) écoutait en versant des larmes; et comme son voisin lui demandait pourquoi il était le seul qui ne pleurât pas, il répondit: Monsieur, c'est que je ne suis pas de la pa

roisse.

BEAUX-ARTS.

AU RÉDACTEUR DU MERCURE DE FRANCE.

Monsieur,

L'Extrait d'un Journal de Voyage pittoresque en Fran ce, par lord St...., inséré dans votre XI. n°., traite de la manière la plus satisfaisante plusieurs points délicats relatifs au Musée et à l'état actuel des beaux-arts en France. Partageant les sentimens de ce judicieux étranger, j'ai l'honneur de vous adresser quelques réflexions, destinées à diminuer les regrets des amateurs, et surtout ceux des jeunes artistes, que j'avoue avoir plus spécialement en

vue.

Le départ d'un grand nombre de chefs-d'œuvre qui composaient le Musée est un fait trop connu, trop important pour qu'on puisse le révoquer en doute; et, comme l'a très-bien remarqué M. le secrétaire perpétuel de la quatrième classe de l'institut, il y aurait de la lâcheté à le dissimuler; mais c'est pour cette raison-là même qu'il ne me paraît pas inutile d'énumérer aux Français éloignés de Paris les causes qui donnent l'espoir le mieux fondé que cet événement n'aura point sur l'école française les résultats désavantageux que les amis des arts et de la patrie pouvaient en redouter. Non, monsieur, l'école française, aujourd'hui la seule qui soit en Europe, ne perdra rien de son éclat, parce que la force des circonst ances a détruit en grande partie un établissement européen, où, non moins que les Français, les

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