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le malheur comme un crime, se vengeaient sur les agents du pouvoir des revers de leur fortune, mais du moins ils ne les frappaient pas dans leurs prospérités.

De profonds ressentiments éclatent, dit-on, de toutes parts contre une administration qui est tombée après avoir conservé sept ans la confiance de l'auguste auteur de la Charte et de son loyal successeur. D'où naissent ces ressentiments? Des calamités publiques ont-elles marqué le cours de cette longue administration? le crédit est-il ébranlé dans ses bases? Les impôts sont-ils plus onéreux sur le peuple? L'ennemi est-il venu envahir notre territoire et nous dicter ses traités? La guerre civile nous déchire-t-elle dans ses fureurs? L'audace des conspirateurs fait-elle trembler le sol sous nos pas ? Le poignard des assassins est-il arrivé au cœur d'une royale victime?..

Loin de là; les preuves irrécusables d'une immense prospérité signalent les années qui viennent de s'écouler. Un système de finances fortement conçu et habilement développé est devenu l'objet des méditations des gouvernements de l'Europe. Le dégrèvement successif des impôts a soulagé l'agriculture de l'excès d'un fardeau que des spéculateurs politiques se plaignent de ne pas voir peser irrévocablement sur la classe la plus intéressante de leurs concitoyens, sur les propriétaires. Une des grandes plaies de la Révolution a été guérie, notre crédit s'est affermi et s'est élevé au-dessus de toutes les prévisions possibles. Le palais des rois s'est ouvert aux trophées de nos arts et de notre industrie; et ses paisibles triomphes, en excitant l'émulation et le génie, ont enfanté de nouveaux prodiges; ils ont appelé l'admiration, peut-être même la jalousie des nations rivales. L'accroissement des primes d'exportation, des produits des douanes, des impôts de consommation ont prouvé que les succès de l'industrie n'étaient pas sans résultat pour le commerce. Naguère à cette tribune un savant distingué vous développait les étonnants et rapides progrès de notre marine. Le combat imprévu de Navarin fait rayonner notre pavillon d'une gloire nouvelle. Un prince vaillant a conduit nos guerriers à la victoire, et son bras triomphant a fait flotter nos enseignes jusqu'aux colonnes d'Hercule. Partout des succès, nulle part des revers; et c'est dans cette situation la plus heureuse, lá plus florissante dont nos annales puissent conserver la mémoire qu'on vous propose de flétrir un ministère dont l'administration, responsable des malheurs qui pouvaient peser sur la France, ne saurait rester étrangère au bien immense qui s'est opéré dans notre pays. Nous répondrons comme ce Romain poursuivi d'une accusation injuste: «Allons au Capitole rendre grâces aux dieux Immortels des triomphes et des prospérités de la patrie! »

Messieurs, je n'aurais peut-être pas de nouveau réclamé votre attention si,en combattant l'opinion que j'avais émise, un orateur entraîné par la chaleur de son talent, auquel je rends hommage, ne nous eût fait un appel que l'honneur ne devait pas laisser sans réponse. Que les partisans de l'ancienne administration se présentent, a-t-il dit, nous les compterons. Ces mots menaçants furent aussi prononcés à une époque désastreuse et dans une Assemblée où de nombreux esclaves pålissaient devant quelques tyrans. Nous ne craignons pas d'être comptés: les ténèbres sont pour les lâches ou les coupables; l'honnête homme qui, par conviction, combat le pouvoir qui existe, ou défend le pouvoir qui n'est plus, se présenté

ici sans crainte il est toujours assez fort de sa conscience. Plusieurs d'entre nous ont appris par les malheurs mêmes de leurs familles, tout ce que peuvent attendre des âmes généreuses l'honneur et le devoir. La Révolution fit tomber la tête de nos pères; mais jamais elle ne put humilier leur front!

M. Agier pense, comme le premier orateur, qu'il serait déraisonnable d'attaquer les ministres actuels arrivés si récemment au pouvoir; il croit qu'ils obtiendront facilement la confiance générale, en s'éloignant franchement du système de celui qui a précédé. Sans combattre l'apologie qu'en ont faite plusieurs députés, il se contente de rappeler les destitutions, les calomnies et cette fâcheuse tendance à montrer toujours la France en révolution. Il ne voit que l'inconvénient qu'il y aurait à ce que l'adresse présentât une accusation morale; si elle devait affliger le roi, sans nul doute il la repousserait; mais après avoir relu le paragraphe, il est persuadé qu'il ne peut blesser Sa Majesté, puisqu'en lui signalant les méfaits passés, on lui rend grâce des bienfaits présents.

L'ancienne administration est coupable, d'une part, pour avoir empêché les Français de jouir des bienfaits du roi ; de l'autre, pour avoir étouffé leurs plaintes. Cependant dans la crainte que quelquesunes des expressions de la phrase discutée ne parussent irrespectueuses, il propose de remplacer les mots : le système déplorable qui les rend illusoires, par ceux-ci : le système désastreux qui tendrait à les rendre illusoires.

M. de La Boëssière. Messieurs, le roi nous a fait entendre cette parole mémorable, que la vérité est le premier besoin des princes et des peuples.

C'est en s'appuyant sur cette maxime, et y trouvant un devoir pour faire entendre cette vérité, qu'une partie des orateurs qui ont parlé dans cette discussion nous ont présenté les idées résumées dans le paragraphe qui nous occupe, et qui sont sans doute celles de leur conviction.

Ils trouvent opportun de les placer dans cette adresse où leur insertion frapperait la dernière administration d'un blâme tellement sévère que son éloignement y est représenté comme l'affran chissement de la France.

C'est en partant des mêmes principes que ceux dont les convictions sont différentes, doivent s'exprimer sur ce qui, à leurs yeux, nous ferait sortir par cette insertion des limites du vrai et de celles des convenances.

On a dit qu'il ne serait pas français de défendre l'ancienne administration; moi je dis qu'il sera toujours français de parler, sans crainte comme sans espérance, le langage de sa conscience.

Les idées de ma conviction sur cette matière sont, qu'une administration dans tout le cours de laquelle la France entière a joui d'une sécurité et d'un calme parfaits, à qui l'on ne peut reprocher ni une détention arbitraire, ni aucune de ces grandes vexations qui justifient les grandes baines des peuples; sous laquelle le crédit, l'industrie, le commerce, tous les genres de propriété ont eu une amélioration constamment progressive, ne mérite pas le blâme plein d'amertume qu'on veut altacher à son époque.

Et quant aux fautes, Turenne, en disant au sujet de la bataille de Marienthal, que celui qui n'avait pas fait de fautes à la guerre ne l'avait pas faite longtemps nous a donné une mémorable leçon sur l'équité de l'indulgence à l'égard des hommes placés dans des positions difficiles.

La dernière administration en a fait une grande à mes yeux, fondée sur ce qu'il ne suffit pas que les peuples soient heureux, mais qu'il faut encore qu'ils sentent qu'ils le sont; et quand on laisse arriver sans réplique à toutes les oreilles le cri qu'ils sont malheureux, ils finissent par le croire, et par là le deviennent réellement. L'ancien ministère en éprouve l'effet, et je ne crois pas qu'il y ait jamais un ministère qui ne le ressente si la cause en subsiste.

Mais quand il y aurait (ce que je ne reconnais pas), justice dans l'animosité que la presse a soulevée contre l'ancien ministère, y aurait-il convenance à nous en faire l'organe auprès du roi, et n'êtes-vous pas frappés, Messieurs, de l'idée que ce serait lui exprimer qu'il s'est longtemps mépris dans les voies par lesquelles il croyait arriver au bonheur de ses peuples? Comment lui présenterions-nous la coupe dans laquelle nous aurions versé le blâme et Tamertume sur une longue période d'un règne, à qui l'ingratitude seule pourrait refuser les noms de prospère et de fortuné? Comment alors qu'on établit, beaucoup trop à mon gré, que dans le gouvernement représentatif on doit voir les ministres partout et le roi nulle part, irions-nous retrouver le roi en lui exprimant que l'état dans lequel il a maintenu la France depuis son avénement était tel que sa cessation est un affranchissement?

Si des ministres se rendent coupables, la Charte prescrit le mode de les accuser: mais sans qu'ils aient été ni accusés ni jugés, prononcer en présence de la France et de l'Europe entière un arrêt de réprobation contre eux et d'aller déposer entre les mains du roi, est une démarche que je crois que la Chambre doit s'interdire, et je déclare, pour mon compte, que si le sort me désignait pour porter cettre adresse, telle qu'elle est, au pied du trône, malgré tout mon respect pour la Chambre qui l'aurait volée, mon respect pour mon roi me ferait reculer: je n'irai pas.

Je vote pour le suppression du paragraphe.

M. Chauvelin, revenant sur la séance précédente, s'étonne que M. le garde des sceaux soit monté à la tribune quand des ministres députés pouvaient s'y présenter. Il est surpris surtout qu'après avoir presque reconnu son incompétence, il ait terminé son discours en disant qu'il repudiait les couseils et repoussait les reproches. Cette même séance prouve assez l'impartialité de la Chambre, et le besoin qu'elle a de dire au roi toute la vérité sans s'éloigner du respect qu'elle lui doit. Son but n'est pas de poursuivre un ennemi désarmé, mais de combattre un système désastreux inconstitutionnel et en signaler de telle sorte les abus, que le ministère présent s'en écarte à jamais.

L'adresse lui paraissant très modérée et propre à remplir ce but, il vote pour le paragraphe.

M. le comte de Lastic. Messieurs, je ne monte à cette tribune, ni pour attaquer ni pour défendre l'ancien ministère. Je n'ai contracté aucune obligation envers lui; je n'ai rien demandé; je suis également dégagé de tout sentiment de reconnaissance, de tout motif de plainte. Je suis libre, sans passion, et je peux, sans craindre d'être accusé d'ingratitude ou de ressentiment, donner l'essor à ma pensée et faire connaître mon opinion tout entière.

Mais, Messieurs, l'ancien ministère est atta

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qué qu'il me soit permis de vous faire observer que nous ne devons pas nous écarter de nos prérogatives constitutionnelles; que nous ne devons pas oublier que nous sommes soumis, comme tous les Français, à l'ordre légal, et qu'aucune situation ne peut nous porter à nous éloigner de ces sentiments de grandeur et de générosité, qui, s'alliant si bien avec le caractère national, repoussent avec indignation tout ce qui se qui se présente avec la plus légère apparence de haine, de vengeance ou de calomnie.

Messieurs, une des plus importantes prérogatives de la Chambre élective, une des plus fortes garanties données à la Charte, c'est le droit incontestable que vous avez de mettre en accusation les ministres du roi. permis, Messieurs, de profiter de cette circons Qu'il me soit tance pour rendre hommage à l'auguste sagesse, à la franchise du roi législateur, à la bonne foi de Louis XVIII. Cette boune foi, Messieurs, est dans le sang, elle ne peut dégénérer. Mais en nous octroyant cette importante prérogative, le loyal et habile législateur a mis des bornes à notre pouvoir. Si nous nous écartions des limites fixées par la Charte, alors nous sortirions de l'ordre légal, nous deviendrions usurpateurs, nous romprions l'harmonie qui doit exister entre les différents pouvoirs. Nous porterions réellement atteinte au pacte fondamental, nous détruírions ce que nous avons juré de maintenir, nous exposerions la France à de nouveaux désordres, à de nouveaux dangers.

conscience, les anciens ministres du roi vous Messieurs, si à vos yeux, si dans votre âme et paraissent coupables, mettez-les en accusation, vous en avez le droit; mais soumettez-vous au mode déterminé par la Charte, et ne glissez pas dans une adresse au roi, un acte qui ne doit être que le résultat des plus graves méditations et du plus sévère examen. Craignez, Messieurs, d'établir de funestes antécédents. Cette majorité qui tremble aujourd'hui dans vos mains, qui peut vous répondre que vous l'aurez demain ?...

Messieurs, hier, du haut de cette tribune, un orateur vous a dit que la Chambre se divisait en deux parties; que l'une se composait des députés royalistes constitutionnels, et l'autre des députés partisans de l'ancien ministère, rêvant encore l'ancien régime. Ne pourrait-on pas dire, avec plus de justice, que la Chambre se compose d'hommes dont les uns veulent le roi et la Charte entourés de force et de puissance, et les autres la royauté constitutionnelle purement démocratique, c'est-à-dire un gouvernement sans cesse entouré de périls et de dangers?

Un autre orateur nous a sommés de monter à cette tribune; il nous a dit que ceux qui comptent voter contre le paragraphe se présentent à cette tribune; alors nous connaîtrons ceux qui soutiennent l'ancien ministère, et qui rêvent encore l'ancien régime.

Messieurs, ces apostrophes ne peuvent nous atteindre ni nous intimider; nous pouvons marcher la tête haute; les sentiments qui nous dirigent, lorsque nous sommes assis sur ces bancs, peuvent bardiment être exprimés à cette tribune.

Notre profession de foi est facile à faire.

Royaliste par destination, même avant d'avoir vu le jour serviteur des Bourbons, dès notre première jeunesse, le trône est notre idole; mais à côté de ce trône, Messieurs, s'élève un monument que nous respectons, parce qu'il est l'œuvre de la toute-puissance royale, l'œuvre de Louis XVIII de glorieuse mémoire; que nous res

pectons parce qu'il nous a été présenté par le roi pacificateur, comme le pacte de famille, qui devait réunir tous les Français sous la même bannière! que nous respectons, parce que devant lui devait disparaître tout ressouvenir fâcheux, tout sentiment de haine et de vengeance. Ce monument, Messieurs, c'est la Charte que nous respectons encore, parce qu'elle été garantie par la foi royale, et que partout où sera la Charte, nous sommes certains de trouver la royauté.

C'est le respect profond que nous avons pour la Charte qui nous portera, Messieurs, à faire notre possible, pour qu'elle ne soit pas déchirée pièce à pièce, et sans être le partisan de l'ancien ministère et du pouvoir absolu, je vote contre le paragraphe.

M. Charles Dupin. Messieurs, pour préconiser l'ancien ministère, on vous a parlé de la prospérité toujours croissante du royaume. On vous a présenté cette prospérité comme étant son ouvrage, et l'on vous a presque demandé des actions de grâces pour sa conduite, au lieu d'un acte de condamnation, ou tout au moins d'un bill d'indemnité.

Messieurs, ce n'est pas moi qui veux nier la prospérité de la France et la progression de ses forces depuis la Restauration. J'en ai fait l'objet de mes faibles travaux; et je me suis efforcé de constater numériquement ces forces croissantes el ces prospérités.

Mais les améliorations produites en France depuis sept années ont été le fruit de l'activité, des lumières, de l'énergie, de la persévérance des Français, et non pas le cadeau du précédent ministère elles étaient si peu le résultat de ses talents et de sa prévoyance, que celte prospérité s'est développée sans qu'il y songeât, sans qu'il en eût l'idée ni la mesure; elle s'est arrêtée sans qu'il s'en soit douté; elle déclinait déjà, qu'il croyait encore à la continuation de cette amélioration progressive des richesses du pays et des revenus publics, proportionnés par cette richesse.

Le fait est si vrai qu'au printemps dernier le ministère qui présentait un budget accru de 20 millions de dépenses hypothéquées sur 20 millions d'accroissements futurs dans les recettes, faisait proclamer à cette tribune, par une commission complaisante, qu'il y avait prospérité, prospérité continue, prospérité durable, et dans les fortunes privées et dans les revenus publics.

Il a fallu qu'un des premiers financiers de l'Europe, rappelé dans la Chambre, aussitôt que les votes électoraux ont repris quelque liberté, il a fallu, dis-je, que M. Laffitte montât à cette tribune pour démontrer à la France que cette prospérité, dont l'existence n'était plus que dans l'imagination du ministère, était changée en décadence, et qu'il fallait que désormais le ministère comptât sur un déficit.

Cette triste prévision s'est vérifiée par les états subséquents du revenu public, et le discours du trône nous indique assez que, sous peu de jours, Vous devez examiner un déficit déplorable, résultant de l'excès des dépenses et de la faillite des revenus.

Ainsi, le ministère n'a pas compris notre décadence, non plus que notre prospérité qu'il a compromise par la témérité de ses actes, lesquels ont porté un coup mortel au crédit du Trésor public, au crédit du commerce, au crédit des manufactures.

Que l'administration passée ne vienne donc

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Messieurs, ce matin même les manufacturiers les plus respectables, appartenant à l'une des branches d'industrie les plus importantes, sont venus me trouver pour m'exposer la détresse et et le péril de cette grande industrie, et me consulter sur quels principes et suivant quelles voies il convient de demander aide et salut au gouvernement.

Ils m'ont appris un fait qui m'a navré de douleur c'est la chute du plus bel établissement que l'Alsace possédât pour la fabrication des métiers, des instruments et des machines nécessaires aux arts les plus perfectionnés. La souffrance universelle de ces arts a causé la ruine totale d'un établissement dont les chefs ont fait avancer l'industrie française au point de mériter des médailles d'argent et des médailles d'or dans toutes les expositions où nos savants ont pu rendre justice aux inventions de ces artistes, ainsi qu'à la mise en œuvre de leurs conceptions.

Ce nouveau malheur de l'Alsace me rappelle les dangers que les manufacturiers les plus opulents, les plus habiles de ce pays ont courus pour leurs admirables établissements. Mulhouse entière, Mulhouse, célèbre chez tous les peuples commerçants, pour l'excellence, la beauté, l'économie de ses produits; Mulhouse était frappée au cœur par cette chute du crédit, résultat inévitable des imprudences financières et des mesures alarmantes du précédent ministère.

Messieurs, vainement l'Alsace s'est adressée à à la nouvelle administration pour la sauver dans son péril. Comment une administration qui doit commencer par guérir les plaies d'un déficit, œuvre de l'ancien ministère, aurait-elle pu débuter par donner de puissants secours aux industries particulières, lorsqu'elle-même a besoin de demander aux contribuables des secours nouveaux pour suffire à des dépenses follement accomplies?

Heureusement pour l'Alsace, il s'est trouvé dans la capitale de dignes citoyens, possesseurs de grandes richesses, et toujours disposés à les faire servir au bien de leurs compatriotes. Ces généreux capitalistes, dont plusieurs siègent au sein de la Chambre, se sont empressés d'accorder aux manufacturiers de l'Alsace un crédit de cinq millions, et cette somme a suffi pour sauver et rendre à l'activité les premières fabriques de Mulhouse.

Les financiers que je viens de citer, et beaucoup d'autres personnes opulentes, s'étaient réunis, pour former une admirable association. C'était la Société commanditaire qui devait présenter un actif de cent millions disponibles pour soulager toutes les souffrances de l'industrie, et pour seconder toutes les entreprises bien conçues. Si la somme de cinq millions a suffi pour sauver le commerce d'une province de la France, songez, Messieurs, de quelle ressource précieuse eût été le capital de cent millions, appliqué pour rendre à la prospérité toutes les parties du commerce et des manufactures dans toutes les provinces du royaume !... On aurait pu secourir à la fois, Louviers, Elbeuf et toute la Normandie, Saint-Quentin et toute la Picardie, Sedan, Lille et la Flandre; on aurait pu répandre des bienfaits

sur la France méridionale aussi bien que sur la France septentrionale. Mais le précédent ministère n'a pas voulu que d'aussi grands moyens de servir le royaume fussent tolérés chez de simples particuliers. Il a prétendu mettre des conditions vexatoires, tyranniques, dérisoires, à la concession d'une ordonnance qui permit aux citoyens de disposer de leurs propres deniers en faveur de tous les éléments de la fortune individuelle des Français. Il a donc rejeté la société commanditaire, et par conséquent fait perdre à la France des moyens dont la puissance aurait prévenu des malheurs infinis.

La preuve que ces malheurs ne sont pas imaginaires et que je ne parle point ici de souffrances passagères, sans résultats fâcheux pour les particuliers, je la trouve dans le dénombrement des banqueroutes de la capitale, officiellement publié par le tribunal de commerce de Paris. Je n'ai pas présent à ma pensée le nombre précis des banqueroutes, mais ce nombre est effrayant. Je crois pouvoir affirmer qu'il dépasse trois mille pour 1827, et que, pour l'année précédente, il surpassait cinq mille. Dira-t-on que ces huit mille personnes, dont l'industrie s'est trouvée frappée de mort, n'ont éprouvé ce désastre que par leur faute, par défaut de prévoyance et manque de probité? Non, Messieurs; quelques hommes peuvent avoir été coupables de légèreté ou de nauvaise foi; mais j'affirme que l'immense majorité des commerçants et des manufacturiers réduits à faillir par le malheur des circonstances, se sont montrés des gens pleins de talent et pleins d'honneur, accablés sous le poids des calamités générales, malgré l'énergie de leurs efforts individuels et la garantie de leurs qualités personnelles.

Certes, tant d'hommes réduits à la misère, et beaucoup d'autres accablés innocemment par le déshonneur, peuvent demander hardiment compte de ces malheurs à l'autorité vexatoire qui s'est efforcée de détruire ou d'empêcher de naître des associations grandes, puissantes et généreuses, qui les auraient sauvés.

Il résulte des faits que je viens d'exposer, que le précédent ministère n'a pas plus compris l'état physique du pays qu'il n'en a compris l'état moral; par conséquent, l'œuvre dont il n'a pas eu l'intelligence ne peut être proclamée comme un résultat attribuable à la sagesse.

Maintenant, pour aborder directement l'objet de la présente discussion, je demanderai, sans autre détour, aux membres de cette Assemblée, s'ils sont unanimes pour déclarer qu'il y avait système, et système déplorable dans l'esprit et dans les actes du précédent ministère?

Plusieurs voix : Non!

M. Charles Dupin. On nie donc ce système ?

Quelques voix: Oui!

M. Charles Dupin. Quelque grande que soit l'étendue des malheurs physiques dont je vous présente une esquisse complète, malheurs dont l'imprévoyance pourrait n'être attribuée qu'à beaucoup de légèreté, ou qu'à peu de capacité, ils sont moindres à mes yeux que les plaies mortelles faites avec intention, avec système, avec système déplorable, aux racines vitales de la civilisation.

Je vais parler des outrages, des mutilations,

des ruines que le précédent ministère a produits dans toutes les institutions qui sont l'honneur de la France, et qui la placent au premier rang des nations amies des sciences, des lettres et des arts. Je vais embrasser le système destructeur qu'a suivi l'ancien ministère sur les grands objets d'honneur et d'intérêt national. Je m'arrêterai peu sur chaque objet; car j'avoue qu'il en est un trop grand nombre à mettre sous vos regards pour les énumérer tous en une seule fois.

Le collège royal de France est la création de François I. Cette institution compte parmi les titres qui firent donner à ce monarque le beau surnom de père des lettres. Les souverains de la France ont voulu que ces professeurs du collège royal de France fussent honorés d'une faveur qui n'appartint qu'à cette institution, et reçussent tous le titre spécial de lecteurs du roi. Nos rois ont voulu que tous ces professeurs fussent nommés à vie. Cette règle immuable s'est conservée même au milieu de la désorganisation qui suivit les premiers temps de la République, même au milieu de l'arbitraire qui signala le despotisme de l'Empire. Ainsi l'abbé Delille, quoique proscrit, exilé, conserva sa place au collège de France, et la reprit de droit quand il revint habiter sa patrie. On n'a pas respecté cette règle en faveur de l'habile homme de lettres que Delille même avait choisi, de son vivant, pour son successeur (1). On ne l'a pas respectée davantage pour un membre de l'Académie des sciences, l'un des coopérateurs de la création d'un nouveau système des poids et mesures, le respectable M. Lefebvre-Gineau, qui siège aujourd'hui dans cette enceinte. Quel avait été son crime? Nommé député par le département des Ardennes, dans la Chambre qui précéda celle dont le pays est enfin délivré, M. Lefebvre-Gineau, toujours modéré dans ses opinions et dans ses mœurs comme dans ses principes, n'avait point été servile; il avait gardé son indépendance; c'en était assez pour lui faire perdre un droit inaliénable, un droit inaliéné depuis la fondation de François Ier.

Au collège de France, la chaire d'astronomie avait été successivement occupée par nos plus illustres astronomes: par Picard, durant le règne de Louis XIV; par Lacaille, durant le règne de Louis XV; par Lalande, durant le règne de Louis XVI; ensuite par Delambre, jusqu'à la fin du règne de Louis XVIII. Dans les quatre dernières années de la vie de M. Delambre, M. Mathieu, son digne élève et son ami, membre de l'académie des sciences, et l'un des coopérateurs de la mesure méridienne, opération qui fait tant d'honneur à la France; M. Mathieu professa pour son maître dans le collège de France. Après la mort de l'illustre astronome, conformément à la loi, le collège de France et l'Académie des sciences procèdent à la présentation d'un candidat. Le choix unanime du collège de France et celui de l'Académie s'accordent pour récompenser le savoir, les talents et les services longtemps rendus par M. Mathieu. Que fait le ministère ? Il ressuscite une ordonnance du temps des consuls, qui donnait à l'administration le choix d'un troisième candidat, et porte une personne dont le savoir peut être fort recommandable à d'autres égards, mais qui n'a jamais fait aucun travail astronomique, et qui n'a jamais opéré dans un

(1) M. Tissot, traducteur des Bucoliques de Virgile et auteur d'un magnifique travail de critique littéraire sur les œuvres de Virgile.

| occupe le premier rang parmi les géomètres de l'Europe, indigné de voir ainsi commander à sa conscience, adresse aux journaux la circulaire que trente de ses collègues ont reçue comme lui. A l'instant on le châtie comme un malfaiteur, en le privant d'une pension justement accordée à plus d'un demi-siècle de services, de travaux et de gloire.

observatoire. Un géomètre que l'Europe entière a mis au premier rang de la science, non seulement parmi ses contemporains, mais parmi tous les hommes illustres que la géométrie a produits depuis la mort de Newton, l'auteur de la mécanique céleste, M. de Laplace, intercède lui-même auprès du ministre de l'intérieur, en déclarant que le concurrent de M. Mathieu ne serait pas même en état d'expliquer l'usage d'un des instruments astronomiques les plus perfectionnés; le croiriez-vous, Messieurs? on répond froidement au successeur du grand Newton, relativement à ce candidat : « Il ne sait pas !... Eh bien ! Monsieur, il apprendra. » L'incapable fut nommé, et le savant astronome se vit déchu de la seule place qui pût récompenser ses longs et pénibles travaux.

Une autre devient vacante au collège de France; il s'agit de nommer un professeur de médecine. Le collège de France et l'Académie des sciences se réunissent encore pour désigner comme candidat M. Magendie, membre de l'institut, connu dans l'Europe par des découvertes physiologiques de premier ordre. Ces deux grandes institutions choisissent le même candidat, parce qu'elles pensent qu'il est le plus habile dans la théorie de l'art de guérir. L'administration porte un autre candidat que pousse une association politico-religieuse, comme le plus habile dans l'art de bien faire mourir les malades (Murmures) c'est-à-dire de les faire mourir avec les précautions anticipées, telles que peut les désirer une piété respectable sans doute, mais exagérée peut-être dans son empressement; et peu désintéressée dans les récompenses mondaines qu'elle prétend faire accorder. L'administration, à la fois juge et partie, rejette le candidat du collège de France et de l'Académie des sciences, pour accepter et nommer son propre candidat. Ce choix soulève d'indignation une jeunesse qui ne sait pas toujours rester dans les strictes bornes du devoir, quand elle croit les règles de la pudeur et de l'équité franchies par l'autorité. Des scènes déplorables que je ne veux pas justifier, mais que j'explique, furent la suite du choix que je viens d'indiquer.

Passons maintenant à l'Académie des sciences. Lorsqu'une place devient vacante au sein de l'Académie, on ne consulte que les titres scientiques pourvu que les candidats aient la considération des gens de bien et l'estime publique. On ne va pas explorer des époques depuis longtemps écoulées pour y trouver matière à récrimination. En agissant de la sorte, l'Académie obéit sans s'en douter à la loi fondamentale du pays, à la Charte, qui déclare qu'on ne pourra pas rechercher les hommes pour leurs votes, ni pour leurs opinions passées. Le candidat dont je parle, n'ayant pas exercé de fonctions administratives, n'avait rien voté; il était, il est encore professeur à la faculté des sciences. Pourquoi donc le repoussa-t-on de l'Institut, sous l'odieux prétexte d'anciennes opinions politiques disparues depuis trente années? Le choix de l'Académie fut réprouvé par un refus, œuvre du précédent ministère; et pourquoi, je le répète ? c'était pour laisser la place libre au candidat que l'autorité protégeait. En faveur de ce candidat, on écrivit des circulaires à trente membres de l'Académie, en leur déclarant que tout autre choix que celui du candidat de l'autorité sera regardé comme antimonarchique ?...

Un membre de l'Académie des sciences, l'illustre Legendre, qui depuis la mort de Laplace

L'opinion publique se prononça si fortement dès cette époque, qui date de 1824. qu'en 1828, lors de la chute du précédent ministère, le premier acte du nouveau ministère de l'intérieur fut de restituer une pension si scandaleusement supprimée. J'ai plaisir, je l'avoue, à rendre publiquement témoignage à M. le ministre de l'intérieur, pour ce noble usage de sa puissance, et pour ces prémices de son équité; cependant, je crois devoir indiquer à M. le ministre de l'intérieur qu'il lui reste quelque chose à faire pour compléter la réparation. Si l'on reconnaît que l'on avait eu tort de priver M. Legendre de sa pension, l'on reconnaît qu'il a mérité de la garder toujours, et par conséquent, qu'il ne doit rien perdre par une suspension déclarée unique et vexatoire. C'est peu de chose qu'une restitution bornée à l'avenir d'un vieillard de soixante-dix-sept ans, et c'est beaucoup à cet âge que la restitution de quatre années du passé, ravies injustement. Je suis persuadé que nous aurons bientôt de nouvelles actions de grâces à rendre à M. le ministre de l'intérieur pour avoir complétement réparé l'une des plus criantes injustices de l'administration passée.

J'arrive à l'Ecole de médecine. Cette école comp. tait pour professeurs les hommes les plus illustres dans l'art de guérir, et dans les sciences naturelles qui complètent les connaissances de cet art; mais de tels professeurs ne pouvaient être considérés comme des instruments serviles. Ils étaient fiers de leur conscience comme de leur talent; c'en était assez pour les marquer du sceau de la réprobation. L'Ecole de médecine en masse fut dissoute; une école nouvelle fut élevée sur ses débris. Parmi ces débris, la France, indignée, compte quatre hommes qui font honneur à la patrie, et dont il me suffira de citer les noms. Le premier de tous est M. Vauquelin, le collaborateur de Lavoisier, de Berthollet, de Fourcroy, l'un des savants dont les travaux appartiennent aux plus illustres découvertes de la chimie moderne; M. Vauquelio, presque aussi célèbre par sa bonté, sa douceur, l'innocence de sa vie et l'aménité de ses mœurs, que par la splendeur de ses titres scientifiques. M. Vauquelin, dis-je, fut au premier rang parmi les hommes destitués de leur place de professeur à l'école de médecine. La Normandie, sa terre natale, a vengé noblement cette injuste disgrâce en envoyant M. Vauquelin siéger au milieu de vous. C'est du fond de mon cœur que je rends hommage à ce savant, comme un des trois mille élèves que ses leçons ont formés dans l'école polytechnique, et qui portent leur maître dans leur cœur.

La seconde victime de l'administration est M. de Jussieu, le petit-fils et le fils de ces illustres Jussieu qui ont perpétué dans la France, depuis le règne de Louis XIV, une gloire qu'on ne peut comparer pour les découvertes de l'histoire naturelle, qu'à la gloire des Linnée. Eh bien! vainement Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Louis XVIII, ont protégé les Jussieu; un ministre, abusant de sa puissance, frappe le dernier de ces hommes célèbres, comme pour immoler en

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