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§ 3028. Nous avons vu que le capteur est généralement tenu de conduire le plus tôt qu'il lui est possible sa prise dans un port pour l'y faire juger; mais il peut survenir des circonstances qui rendent cette conduite impraticable ou expose la prise à être délivrée ou secourue par l'autre belligérant. Dans ce cas, le capteur a-t-il le droit de prévenir cette éventualité en détruisant sa prise, et quelle est, au point de vue du droit de la guerre, la valeur d'un pareil acte de destruction?

D'après la doctrine et les précédents, le fait de détruire la prise maritime est sans doute un acte rigoureux; mais en définitive c'est l'application d'un droit de la part des belligérants.

§ 3029. La législation russe permet au capteur ou au croiseur de brûler ou de couler bas le navire capturé; mais pour justifier cette destruction il faut qu'il se présente des circonstances exceptionnelles. Le § 108 des règles de 1869 énumère ainsi ces circonstances: 1° lorsque le navire capturé a subi par la lutte des avaries telles qu'il est difficile de le tenir à flot par le gros temps; 2° lorsqu'il marche tellement mal qu'il risque d'être pris par l'ennemi; 3o lorsque le croiseur ou celui qui conduit la prise rencontrant un ennemi plus fort est obligé de renoncer au combat; 4° lorsque le capteur pour sa propre sécurité ne peut pas se passer d'une partie de son équipage pour conduire la prise ; 5o lorsque la prise a trop peu de valeur pour être emmenée, et notamment lorsque les ports où l'on pourrait la conduire sont trop éloignés.

Mais, dans tous les cas, le capteur ne peut procéder à la destruction du bâtiment capturé qu'après en avoir fait sortir les personnes qui se trouvent à bord, et, autant que possible, retiré la cargaison en tout ou en partie.

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Etats-Unis.

§ 3030. Les Etats-Unis paraissent avoir suivi une pratique toute Pratique des différente. Pendant la guerre de l'indépendance, les navires ennemis étaient systématiquement détruits, sans même que de sérieuses difficultés empêchassent d'en disposer autrement.

Au commencement de la guerre contre l'Angleterre en 1812, le gouvernement américain, entre autres instructions, prescrivit aux commandants de ses escadres de « détruire toutes leurs prises, à moins de cas extraordinaires justifiant manifestement une exception ». « Le commerce de l'ennemi, disait-il, est le point le plus vulnérable de l'ennemi que nous puissions attaquer, et sa destruction est le but principal; c'est vers ce but que tous vos efforts doivent être dirigés. C'est pourquoi, à moins que vos prises ne soient de grande valeur et à proximité d'un port ami, il sera im

Opinion des publicistes:

Twiss.

Lord Stowell.

prudent et presque inutile d'essayer de les emmener. Un croiseur isolé, en admettant qu'il y réussisse, ne peut garnir de matelots qu'un petit nombre de prises, et alors chaque prise diminue essentiellement ses forces; mais un croiseur isolé, en détruisant chaque bâtiment qu'il capture, conserve la force de continuer en toute vigueur son œuvre de destruction aussi longtemps qu'il peut se procurer des vivres et des munitions dans les ports amis, ou au moyen de celles trouvées à bord des navires qu'il prend. » Conformément à ces instructions, les croiseurs des Etats-Unis ne détruisirent pas moins de 74 navires de commerce anglais.

Pendant la guerre de sécession, les navires commissionnés par les Etats confédérés du sud détruisaient presque invariablement leurs prises; mais la raison en était qu'il n'y avait point de ports où ils pussent les conduire sans danger.

§ 3031. Si nous consultons les publicistes, nous voyons qu'en général ils commencent par établir une distinction par rapport au caractère du navire; ils font dépendre la légitimité ou l'illégalité de l'acte du caractère cnnemi ou de la neutralité de la propriété détruite.

Après avoir établi qu'en principe et suivant le droit des gens, l'obligation d'amariner la prise n'est imposée au capteur que par rapport aux bâtiments naviguant sous pavillon neutre, attendu que dans ce cas l'enquête devant un tribunal compétent a pour but de s'assurer si le navire appartient véritablement à un neutre, ou si le pavillon ne déguise pas un ennemi, Twiss admet que le belligérant a le droit, d'après la loi internationale, de détruire le navire sous pavillon ennemi pris en haute mer, s'il ne peut le conduire dans un port. « Les instructions de son gouvernement, dit-il, peuvent en effet lui prescrire d'emmener ses prises dans un port; mais il peut se faire qu'il soit dans le moment employé à un service qui ne lui permette pas de mettre un équipage à bord du navire capturé pour le conduire dans un port. »

Dans un tel conflit de devoir, Lord Stowell (Sir W. Scott) a décidé qu'il ne reste au belligérant d'autre parti à prendre que de détruire le navire ennemi; « car il ne peut, conséquemment à ses devoirs généraux envers son pays, sinon d'après ses injonctions expresses, laisser s'échapper la propriété de l'ennemi sans être inquiétée. S'il lui est impossible de l'amariner, son devoir est de détruire la propriété de l'ennemi... S'il s'agit d'un navire neutre, l'acte de destruction ne peut se justifier à l'égard du propriétaire neutre par la considération que cet acte était de la plus haute im

portance pour le gouvernement du capteur; il ne peut se justifier à l'égard du neutre dans de semblables circonstances que par la restitution intégrale de la valeur de la propriété détruite. »>

Lushington, énumérant les devoirs à remplir par le cap- Lushington, teur qui ne peut amariner sa prise, formule ainsi ce que celui-ci doit faire lorsquc la prise est une propriété ennemie : « S'il est évident que le navire appartient à l'ennemi, le capteur en fera sortir l'équipage, enlèvera les papiers de bord, et, s'il est possible, la cargaison, puis il détruira le bâtiment. >>

Dans un livre publié en 1870 sur la neutralité de l'Angleterre pendant la guerre de sécession aux Etats-Unis, M. Montague Bernard, professeur de droit international à l'Université d'Oxford, dit, au sujet des corsaires Confédérés, qui, ne pouvant à cause du blocus conduire leurs prises dans les ports du Sud, avaient, comme nous l'avons fait observer, pris le parti de les brûler en pleine mer : « C'est assurément une manière destructive de faire la guerre et aggravant les désastres inséparables des hostilités dirigées contre la propriété privée; mais elle n'est prohibée par aucun usage ni par aucune loi internationale. »

La doctrine des Etats-Unis n'est pas moins positive sur ce point. Les Confédérés du Sud, en brûlant leurs prises, ne faisaient qu'appliquer les principes professés par le chancelier Kent lorsqu'il dit : « Dans certaines circonstances la propriété capturée en haute mer ne peut être conduite dans un port. Le capteur peut alors ou la détruire ou rançonner le propriétaire. »

Parmi les juristes allemands, nous citerons Bluntschli, dont l'opinion sur ce sujet n'est pas aussi absolue : « Le navire capturé, dit-il, doit dans la règle être remis au conseil des prises de l'Etat dont dépend le capteur, et le conseil prononce sur la validité de la prise... On n'est jamais autorisé à détruire le navire capturé, sous prétexte que les ports de l'Etat auquel appartient le navire vainqueur sont bloqués et qu'il est impossible d'y conduire la prise. La difficulté de trouver un port n'augmente pas les droits du capteur. L'anéantissement du navire capturé n'est justifiable qu'en cas de nécessité absolue, et toute atteinte à ce principe constitucrait une violation du droit international. >>

Le docteur Woolsey qualific la destruction de la prise de << pratique barbare, qui doit disparaître de l'histoire des nations. »

A ce propos, Hall pense qu'il est assez difficile de voir ce qu'a de révoltant la destruction d'une propriété qui ne doit plus re

Montague
Bernard.

Kent.

Bluntschli.

Woolsey.

Hall.

Boeck,

Perels.

Valin.

Pistoye et
Duverdy,

tourner à son possesseur primitif, si l'on tolère la procédure alternative de condamnation par un tribunal de prises. La propriété a passé des mains de ce possesseur en celles du capteur; or si celuici aime mieux détruire que garder une chose qui lui appartient désormais, les personnes qui n'ont aucun intérêt à la propriété des objets détruits n'ont pas le droit de se plaindre de sa manière d'agir. Hall établit toutefois une distinction quant à la destruction de navires neutres ou de propriétés neutres à bord de bâtiments ennemis « Ce serait, dit-il, une affaire toute différente. >>

Suivant Boeck, la destruction de la prise ne se justifie pleinement en aucun cas. Mais il faut l'admettre, si les opérations militaires l'exigent impérieusement. On pourra aussi couler à fond les navires capturés pour barrer l'entrée d'un port, et jeter la cargaison à la mer. En un mot, on peut détruire comme on le fait dans la guerre continentale, c'est-à-dire suivant les exigences militaires, et en s'en tenant au principe que toute prise doit être jugée.

Perels partage cet avis et juge illégale la conduite de l'escadre française dans l'affaire du Ludwig et du Vorwarts.

« La destruction de la prise, dit-il, comme en général tout emploi de la force, ne saurait être légitime que si l'on ne pouvait pas conduire la prise en lieu sûr sans courir des dangers sérieux, ou si le capteur ne pouvait conserver la prise sans exposer gravement de quelque autre manière son propre navire.

« Après la destruction de la prise, il est nécessaire qu'une décision judiciaire confirme la validité de la capture; si le jugement déclare la saisie illégale, le gouvernement du capteur est obligé de tenir l'intéressé complètement indemne, et il ne peut le renvoyer au commandant du navire capteur pour obtenir cette réparation; la responsabilité de l'officier est une question intérieure, qui ne regarde en rien le propriétaire du navire ou de la cargaison (1). »

A en juger d'après l'opinion de Valin, l'ancienne jurisprudence française autorisait à brûler la prise lorsqu'on ne pouvait s'en charger; mais une ordonnance de 1681 (article 18) faisait défense, à peine de la vie, à tous chefs, soldats et matelots de couler à fond les vaisseaux pris et de descendre les prisonniers en des fles ou côtes éloignées pour céler la prise. » Cette doctrine a été confirmée par l'arrêté du 2 prairial an XI, dont l'article 64 édicte la même défense.

En rapportant ces règlements, qui régissent encore la ma

(1) Perels, pp. 334, 335.

tière, Pistoye et Duverdy font remarquer que la défense de couler à fond, portée par l'article 18 de l'ordonnance de 1681, n'est que pour le cas où cela se ferait en vue de céler la prise, mais que dans les autres cas où il y aurait imprudence à s'en charger, il est permis au capteur de brûler ou de couler le navire; et les cas auxquels ils font ainsi allusion sont, par exemple, « lorsque la prise est si délabrée par le combat ou par les coups de mer qu'elle a essuyés qu'elle fait assez d'eau pour craindre qu'elle ne coule bas; lorsque le navire pris marche si mal qu'il expose l'armateur corsaire à la reprise; ou lorsque le corsaire, ayant aperçu des vaisseaux de guerre ennemis, se trouve obligé de prendre la fuite et que sa prise le retarde trop ou fait craindre une révolte. » Il s'agit donc dans l'appréciation de l'acte de destruction de bien peser les circonstances qui l'ont accompagné, afin de tâcher de constater quelle a été l'intention réelle du capteur. Si cette intention a été frauduleuse, c'est le cas d'appliquer la peine portée par les ordonnances; sinon, le fait d'avoir coulé ou brûlé le navire capturé ne doit donner licu à aucune poursuite.

Interpréta

tion de l'ar

de l'an XI.

§ 3032. Un précédent qui date de la guerre de Crimée tend à prouver que telle est l'interprétation qu'il faut donner à l'arrêté de rêté français l'an XI, le seul qui régisse encore la matière. Dans un rapport qu'il adressait au ministre de la marine le 1er mai 1854, l'amiral Hamelin annonçait que deux caboteurs russes capturés par des bâtiments de guerre français avaient été coulés, «< probablement », ajoutent Pistoye et Duverdy qui mentionnent ce fait, « parce qu'ils ne valaient pas la peine d'être amarinés ».

§ 3033. La dernière guerre entre la France et l'Allemagne nous Guerre franfournit un exemple du même genre.

co-allemande. 1870-1871.

Cas pratique.

Le Ludwig et le Wor

Deux bâtiments portant pavillon allemand, le Ludwig et le Vorwarts, furent incendiés le jour même de leur prise (21 octobre 1870) par le commandant du bâtiment de guerre le Desaix, qui eut soin warts. de dresser un procès-verbal constatant la nécessité de cette destruction. Par suite de réclamations tant de la part des armateurs du Ludwig que de celles des capteurs, l'affaire fut portée devant le conseil des prises siégeant à Bordeaux, qui décida le 27 février 1871 qu'il résultait des papiers de bord et de l'instruction que ces bâti- Conseil des ments appartenaient à des sujets allemands; que leur prise était donc bonne et valable; que la destruction ayant été causée par force majeure pour conserver la sûreté des opérations du capteur, il n'y avait pas lieu à répartition au profit des capturés; qu'en agissant comme ils l'avaient fait, les capteurs avaient usé d'un

Jugement du

prises.

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