DIPLOMATIQUES 1875 RECUEIL DE DIPLOMATIE ET D'HISTOIRE TOME TROISIÈME 15° ANNÉE JUILLET, AOUT, SEPTEMBRE 1875 PARIS LIBRAIRIE DIPLOMATIQUE D'AMYOT, ÉDITEUR 8, RUE DE LA PAIX DIPLOMATIQUES 1875 CORRESPONDANCES, DÉPÊCHES, NOTES, ETC. LETTRE. MANIFESTE DE DON CARLOS A SON FRÈRE DON ALPHONSE DE BOURBON. Mon cher frère, Pera de la Plata, le 23 août 1873. Dans les brochures et les journaux, on a suffisamment fait connaître à l'Espagne mes idées et mes sentiments d'homme et de Roi. Cependant, pour me rendre au désir général et très-vif qui est arrivé jusqu'à moi de toutes les parties de la Péninsule, j'écris cette lettre, lettre dans laquelle je ne parle pas seulement au frère de mon cœur, mais à tous les Espagnols, sans exception aucune, qui sont aussi mes frères. Je ne puis, mon cher Alphonse, me présenter à l'Espagne comme prétendant à la couronne : je dois croire et je crois que la couronne d'Espagne est déjà posée sur mon front par la sainte main de la loi. Je suis né avec ce droit, qui est en même temps un devoir sacré ; mais je désire que mon droit soit confirmé par l'amour de mon peuple. Mon devoir, d'ailleurs, est de consacrer à ce peuple toutes mes pensées et toutes mes forces: mourir pour lui, ou le sauver. Dire que j'aspire à être Roi d'Espagne et non d'un parti, c'est presque une simplicité; car, quel homme digne d'être Roi se contente de l'être d'un parti? En ce cas, il se dégraderait lui-même, descendant de la haute et sereine région où réside la majesté et où ne peuvent arriver les basses et pitoyables intrigues. Je ne dois, je ne veux être Roi que de tous les Espagnols; je n'en repousse aucun, pas même ceux qui se disent mes ennemis, parce qu'un Roi n'a pas d'ennemis ; je les appelle tous, même ceux qui paraissent le plus égarés, je leur adresse un appel affectueux au nom de la patrie. Si je n'ai pas besoin de tous pour monter sur le trône de mes ancêtres, le concours de tous me sera peut-être nécessaire pour établir sur des bases solides et immuables le gouvernement de l'Etat, et donner une paix féconde et une liberté véritable à ma bien-aimée Espagne. Quand je pense à ce qui devra se faire pour atteindre un but si élevé, la grandeur de l'œuvre jette la crainte dans mon cœur. Je sais que j'ai le désir ardent de l'entreprendre et la volonté résolue de la terminer; mais je ne me dissimule pas que les difficultés sont incommensurables, et qu'il serait impossible de les surmonter sans le conseil des hommes les plus impartiaux et honnêtes du royaume, et surtout sans le concours du royaume lui-même, convoqué en des Cortès qui représentent véritablement toutes ses forces vives et tous ses éléments conservateurs. Avec ces Cortès, je donnerai à l'Espagne une loi fondamentale qui, commeje l'exprimais dans ma lettre aux souverains de l'Europe, sera, je l'espère, définitive et espagnole. Ensemble, mon frère, nous avons étudié l'histoire moderne, méditant sur ces grandes catastrophes qui sont un enseignement pour les Rois eux-mêmes, en même temps qu'un châtiment des nations; ensemble, aussi, nous avons médité et reconnu que chaque siècle peut avoir et a, en réalité, des nécessités légitimes et des aspirations naturelles. L'Espagne ancienne avait besoin de grandes réformes; l'Espagne moderne a subi de profonds bouleversements. On a beaucoup détruit, on a peu réformé. D'antiques institutions sont mortes, dont plusieurs ne peuvent renaître. On a tenté d'en créer de nouvelles qui ont vu le jour hier et sont déjà mourantes. Pour avoir tant fait, presque tout est à faire. C'est une œuvre immense à entreprendre, immense reconstruction sociale et politique : élever dans ce pays désolé, sur des bases dont l'excellence est accréditée par les siècles, un édifice solide, dans lequel il y ait place pour tous les intérêts légitimes et toutes les opinions raisonnables. Je ne me trompe pas, mon frère, en t'assurant que l'Espagne a faim et soif de justice; qu'elle sent l'urgente, l'impérieuse nécessité d'un |