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SECT. 1re. indemnisé de toutes les pertes que l'on a éprouvées, même quand celui qui les a occasionnées était de mauvaise foi. Cette démonstration suffira pour écarter les plaintes des personnes qui veulent qu'en cas d'expropriation le Gouvernement les indemnise des pertes de toute nature qui peuvent avoir lieu, et qui sont une suite plus ou moins directe de l'expropriation. Ces pertes sont souvent un des inconvénients attachés à l'état de société, et il faut les supporter comme une compensation des avantages que l'état social procure.

348. D'après l'art. 1149, C. Nap., les dommages-intérêts sont, en général, de la perte que l'on a faite et du gain dont on a été privé. L'art. 1150 ajoute que le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est pas par son dol que l'obligation n'est point exécutée. Enfin l'art. 1151 porte que, dans le cas même où l'inexécution de la convention résulte du dol du débiteur, les dommages-intérêts ne doivent comprendre, à l'égard de la perte éprouvée par le créancier et du gain dont il a été privé, que ce qui est une suite immédiate et directe de l'inexécution de la convention. On voit par là que les dommages-intérêts ne sont pas toujours de toute la perte que l'individu lésé a éprouvée; que la bonne ou la mauvaise foi de celui qui a occasionné le dommage doit être prise en considération; qu'ils ne peuvent, même en cas de dol, comprendre que ce qui est une suite immédiate et directe de l'inexécution de l'obligation. Bien loin qu'il y ait dol à reprocher à l'autorité qui exproprie, il n'y a pas même faute ni négligence de sa part; elle remplit au contraire un devoir il est donc certain que les dommages-intérêts doivent être aussi restreints que possible.

Il est nécessaire d'éclaircir d'abord par quelques exemples le système du Code Napoléon sur les dommages-intérêts.

Un fait produit souvent une suite d'événements qui occasionnent des dommages de différentes espèces. Entre ces événements, les uns sont la suite immédiate de ce fait, qui peut en être considéré comme la cause précise et unique. Des causes indépendantes de ce fait peuvent aussi avoir concouru à produire d'autres événements qui sont arrivés à sa suite, et dont il a été l'occasion ou la cause éloignée (Toullier, VI, n° 279). Ceci devient plus sensible par des exemples que nous tirons de Domat, liv. III, tit. V, n° 4, sect. 2, et de Toullier, n° 286.

Titius me loue des voitures pour vendanger le 1er octobre dans une vigne éloignée de mon domicile, et où je me suis

transporte exprès pour préparer les travaux, louer des vendangeurs, etc. Mais Titius manque d'amener ses voitures, et je suis obligé d'en louer d'autres plus cher. Alors les dommages-intérêts consistent à m'indemniser de la différence entre le prix que j'aurais payé à Titius et celui que j'ai dû payer à un autre.

Mais supposons que je n'aie pu trouver d'autres voitures, et que par suite j'aie été forcé de renvoyer mes vendangeurs et de retarder ma vendange. Quelques jours après, une grêle survient et détruit ma récolte, que j'avais vendue pour payer des créanciers; faute de les payer, mes biens sont saisis; je suis réduit à faire une faillite ruineuse. Titius doit-il m'indemniser du salaire des vendangeurs que j'ai renvoyés et de mes frais de voyage? devra-t-il me payer le prix de ma récolte? devra-t-il m'indemniser de la perte que j'éprouve par la vente de mon bien et par la faillite qui en a été la suite?

Les auteurs décident que cette dernière perte, si elle peut être considérée comme une suite de la faute de Titius, en est une suite trop éloignée pour qu'il doive jamais en répondre, fût-il même de mauvaise foi. La cause immédiate de cette perte est le mauvais état de mes affaires, et la condition de Titius ne doit pas être pire pour avoir manqué de parole à une personne dont les affaires étaient mauvaises, plutôt qu'à une personne dont les affaires étaient en bon état. Quant à la perte de la récolte, on admet que Titius en est tenu, s'il y a mauvaise foi de sa part, par exemple, s'il a loué ses voitures à un autre qui lui en a offert un loyer plus considérable. S'il n'y a pas mauvaise foi de sa part, il n'est pas tenu de m'indemniser de cette perte; il doit seulement payer les frais que j'ai pu faire inutilement pour me préparer à la vendange, et le salaire des ouvriers que j'ai été obligé de renvoyer.

349. Les mêmes principes s'appliquent à l'expropriation pour cause d'utilité publique.

Si un propriétaire a mis dans un terrain des engrais qui devaient durer plusieurs années, et s'en trouve dépouillé peu de mois après, il doit être indemnisé de cette perte, qui est évidemment une conséquence directe de l'expropriation.

Si l'on exproprie un meunier de son usine, sans aucun doute on lui en doit le prix. Mais, ne prévoyant pas cette expropriation, ce meunier avait réuni de grands approvisionnements de grains qu'il ne peut plus employer, et qu'il ne pourra revendre qu'avec une perte tellement grande, qu'elle entraîne sa faillite. L'administration devra-t-elle l'indemniser de cette perte? Non,

TOME I.

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parce qu'elle n'est pas une suite nécessaire de l'expropriation. C'est comme spéculateur, et non comme propriétaire d'un moulin, que ce particulier éprouve cette perte. L'expropriation n'est donc qu'éventuellement la cause de ce dommage, que mille autres circonstances auraient pu également occasionner. L'État ne doit pas payer le bien plus cher parce qu'il appartient à un spéculateur qu'à un autre individu, à un homme dont les affaires sont mauvaises qu'à un homme dans l'aisance.

Autre espèce: Par suite de l'expropriation, un propriétaire est obligé de changer d'habitation. Ce changement lui occa sionne divers déboursés et faux frais dont il doit être indemnisė. Mais, dans le déménagement, des meubles précieux sont brisés. L'administration ne doit pas l'indemniser de cette perte, il doit l'imputer principalement à la négligence ou à la maladresse des ouvriers qu'il a choisis. En vain il alléguera que rien n'aurait été brisé, si l'administration ne l'avait pas contraint à déménager. On lui répondra qu'il pouvait fort bien faire son déménagement sans briser ses meubles. Il n'y a que le préjudice qui peut être entièrement attribué à l'expropriation qui doive être réparé. Sans doute un déménagement amène toujours quelque dégradation dans les objets déplacés, et ce préjudice inévitable peut entrer dans l'évaluation des frais de déménagement. Mais on doit apporter des soins spéciaux au transport des meubles précieux, et leur destruction tient plus à la négligence des ouvriers qu'au fait même du déplacement (A).

Si le propriétaire exerçait un commerce ou une industrie (1) dans la maison dont il est exproprié, il pourrait réclamer une indemnité pour la perte de sa clientèle, si cette perte était bien constatée, et s'il était prouvé qu'elle est la conséquence nécessaire de l'expropriation. Mais, s'il avait été prévenu de sa dépossession assez longtemps à l'avance pour pouvoir transporter son commerce dans une maison du voisinage, sa perte tiendrait plus à sa négligence qu'à l'expropriation même, et l'indemnité pourrait lui être refusée. Dans la fixation des dommages-intérêts,

(1) V. la note, p. 487, et Cass., 5 fév. 1845.

Additions.

(A) Le dommage (lézardes par exemple) causé à une maison par l'ébranlement, résultant du passage des trains d'un chemin de fer, n'a pu être prévu par le jury;

et, en conséquence, le propriétaire de la maison est recevable à réclamer une iodemnité pour le dommage qui n'a point été pris en considération dans le réglement de l'indemnité allouée pour expropriation de la maison. Cons. d'Etat, 24 mars 4862 (Lebon, Rec., 1864, p. 243),

on a toujours égard aux fautes de celui qui les réclame (Toullier, t. 6, no 290) (A).

-

SECTION II. De l'indemnité de l'usufruitier et de ceux qui peuvent réclamer un droit d'habitation, ou des droits d'usages, ou des servitudes.

350.

351.

L'usufruitier a la jouissance de l'indemnité allouée pour la propriété.

Mais, pour la toucher, il est toujours tenu de donner caution.

Additions.

(A) Nous citerons encore les espèces suivantes :

Si l'immeuble exproprié appartient en nue propriété à une personne, en usufruit à une autre, et si l'usufruitier y exerce une industrie, il n'y a pas lieu à application pure et simple du § 2 de l'art. 39 de la loi du 3 mai 1844, à fixation d'une seule indemnité, sur laquelle le nu propriétaire et l'usufruitier exerceront leurs droits; indépendamment de cette indemnité, représentative de la valeur de l'immeuble, il doit être réglé une seconde indemnité, applicable à l'industrie exercée dans l'immeuble.

L'expropriant, qui, devant le jury, a défendu à la demande en indemnité pour l'industrie, sans exciper de ce que celui qui l'exerce ne se serait pas fait connaître en cette qualité dans le délai prescrit par l'art. 24 du Code Napoléon, ne peut, devant la Cour de cassation, et à l'effet de défendre la décision qui a refusé l'indemnité réclamée de ce chef, se prévaloir pour la première fois de cette prétendue fin de non-recevoir. Cass. civ., 22 mại 4865 (Gaz. trib., 22 mai 65).

Il n'est interdit par aucune loi au jury dé tenir compte, pour la fixation de l'indemnité, non-seulement de la valeur actuelle des terrains expropriés, mais aussi de la valeur qu'ils étaient susceptibles d'acquérir dans la suite par toute autre circonstance que les travaux mêmes de l'expropriant. Cass. civ., 22 août 1864 (Gaz, trib., 24 août 64).

Lorsque l'usufruitier d'une partie de l'immeuble exproprié, dans laquelle il habite, a conclu à l'allocation d'une indemnité distincte pour le trouble et le dommage que lui cause le déplacement, ces conclusions ne doivent pas être repoussées, et le magistrat directeur ne doit pas refuser de poser à cet égard une question au jury, sous prétexte que l'indemnité de déplacement rentrerait dans l'indemnité allouée à l'usufruitier, en son titre d'usufruitier, et se confondrait avec elle.

L'indemnité de l'usufruitier telle qu'elle est réglée par l'art. 39 § 2, de la loi du 3 mai 1844, consiste dans la jouissance d'une somme d'argent; elle ne satisfait pas au dommage actuel et immédiat dont se plaint, dans les conclusions dont s'agit, l'usufruitier exproprié, dommage auquel doit correspondre aussi une indemnité actuelle consistant dans un capital immédiatement versé en ses mains. Cass. civ., 16 mars 4864 (Gaz. trib., 48 mars 64).

Le gérant d'une société en commandite formée pour l'exploitation d'immeubles ne peut, en cas d'expropriation de ces immeubles entraînant la dissolution de la société, réclamer une indemnité à raison des avantages qu'il avait comme gérant, et dont il se trouve privé par suite de l'expropriation. Dans tous les cas, cette demande est non recevable si le gérant ne fait pas connaître sa présentation dans le délai de huitaine à partir de la notification à la société du jugement d'expropriation. Cass., 16 déc. 1862 (S. 63.4.349).

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Même quand il en a déjà fourni une.

Quelquefois l'usufruitier a droit à une indemnité distincte.
Du droit d'habitation et des droits d'usages.

Des servitudes.

350. Dans la première édition de cet ouvrage (no 890 et suiv.), il avait été établi que, lorsque le bien exproprié était grevé d'usufruit, le droit de l'usufruitier se bornait à jouir des intérêts de l'indemnité. Cette opinion, admise à la Chambre des députés, ne fut pas d'abord adoptée par la Chambre des pairs en 1833.

M. le commissaire du Gouvernement avait cependant démontré, avec une grande force de logique, les vrais principes de la matière. « Je ne vois pas, disait-il, comment il sera possible à un jury d'établir la ventilation nécessaire pour déterminer la part de l'usufruitier et celle du nu propriétaire. Quel est le droit de l'usufruitier? L'usufruitier a droit à la jouissance d'un immeuble la cession de cet immeuble est nécessaire à l'exécution d'un travail d'utilité publique; le jury en fixe la valeur à un capital déterminé. Eh bien! l'usufruitier jouira de l'intérêt de ce capital l'intérêt du capital n'est-il pas la représentation de la jouissance de l'immeuble comme le capital est la réprésentation de l'immeuble lui-même? A l'usufruitier appartient l'intérêt; au nu propriétaire appartiendra le capital, lorsque l'usufruit sera éteint. Tel est l'esprit incontestable de l'art. 602, C. civ.

« Si vous voulez que le jury fasse deux parts du capital qui représente la valeur de l'immeuble, l'une pour l'usufruitier, l'autre pour le propriétaire, il faudra qu'il entre dans l'examen de questions qui ne sont pas de son ressort; il faudra qu'il apprécie des chances aléatoires, qu'il calcule combien l'usufruit peut durer encore, à quelle époque commencera la nue propriété; il faudra qu'il se rende juge de la vie humaine; qu'il établisse son verdict sur des calculs de probabilités que l'usufruitier et le nu propriétaire seront l'un et l'autre en droit de contester. Et remarquez que, si vous transformez l'usufruit en un capital dont l'usufruitier pourra disposer, vous irez souvent contre le but de l'institution de l'usufruit. Un usufruit n'est-il pas souvent institué par la prévoyance du père de famille pour prévenir les dilapidations d'un capital, et pour que ce capital arrive entier et intact à celui qu'il désigne comme le nu propriétaire? Si vous capitalisez l'usufruit, la nue propriété est nécessairement diminuée d'autant (car enfin l'Etat, qui s'empare d'un immeuble pour cause d'utilité publique, ne doit que la valeur de cet immeuble);

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