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et

que les lois sur l'expropriation pour cause d'utilité publique ne sauraient trouver dans un tel cas leur application (1).

158. 10° Cessation forcée d'une location. - Le locataire n'ayant aucun droit dans la propriété, la cessation forcée de son bail ne transmet aucune propriété à l'Etat. Même dans le cas de suppression de baraques et constructions que le locataire aurait établies sur le terrain loué, comme aucune partie du fonds n'est cédée, il n'y a pas expropriation (2).

Toutefois, ici, comme en matière de servitudes actives supprimées (3), dans une espèce où les travaux pour l'exécution desquels l'administration avait mis des particuliers en demeure de délaisser la maison qu'ils occupaient à titre de locataires avaient été précédés d'une déclaration d'utilité publique, le conseil d'Etat a décidé: « que si, par un acte de cession volontaire ho«mologué par un jugement, l'administration avait acheté la <«< maison sans accomplir à l'égard du propriétaire les formalités << de la loi du 3 mai 1841, cette circonstance ne pouvait la dis<< penser d'accomplir ces formalités à l'égard des locataires qui << ne consentaient pas à une résiliation amiable, et que, dans ce «< cas, il y avait lieu d'appliquer l'art. 1er de la loi du 3 mai 1841, << aux termes duquel l'expropriation pour utilité publique s'opère « par autorité de justice (4). » Le ministre des travaux publics avait présenté, dans l'instruction de l'affaire dont il s'agit (5), des considérations très-graves contre le système qui a été admis par le conseil d'Etat, et nous croyons que ce système ne s'accorde pas avec la décision précitée, du tribunal des conflits, en date du 16 décembre 1850 (6). Nous le croyons même difficile à concilier, sinon avec le dispositif, du moins avec le considérant, d'un décret postérieur, sur conflit, du 14 septembre 1852, dans lequel il est dit : « que, même dans le cas d'expropriation d'im« meubles, d'après la loi du 3 mai 1841, le règlement des indem« nités dues aux locataires ne peut avoir lieu devant les tribu<«< naux civils et le jury spécial, qu'accessoirement à celui des « indemnités afférentes aux propriétaires expropriés » : d'où il suivrait directement que, même dans une expropriation commencée

(4) Rec. arrêts Conseil, 1833, p. 293.
(2) Ord. sur confl., 6 sept. 1843.
(3) Suprà, p. 94.

(4) Arr. de la sect. du content., 18 août 1849. Dans le même sens, 29 mars 4854.

(5) Rec. arrêts Conseil, 1849, p. 529, 530. V. aussi, sur les principes, les observations de M. le ministre, daus son rapport, Rec. arrêts Conseil, 1843, p. 539, 540.

(6) Suprà, p. 94.

en vertu de la loi du 3 mai 1841, si le propriétaire, et avec lui la cause principale, viennent à disparaître du débat, comme il n'y a plus alors d'accessoire possible, l'indemnité du locataire, resté seul, n'est plus attirée à l'autorité judiciaire, et qu'elle continue, d'après sa nature propre, d'appartenir à la juridiction administrative.

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159. 11° Suppression ou diminution de la force motrice des moulins et usines établis sur cours d'eau navigables ou non navigables, et perte d'autres objets non susceptibles de propriété privée. Puisqu'il faut avoir été propriétaire pour pouvoir se dire exproprié, il s'ensuit que la perte des objets non suceptibles de propriété privée ne peut être qualifiée d'expropriation.

Après avoir souvent jugé que la suppression totale ou partielle de la force motrice d'une usine établie sur un cours d'eau constituait une véritable expropriation, et qu'en conséquence l'indemnité devait être réglée dans les formes établies par la loi du 8 mars 1810 (1), le conseil s'est fixé, à partir de 1844, dans le sens opposé. Les motifs de la jurisprudence actuelle sont que: « la pente des cours d'eau n'étant pas susceptible de propriété a privée, la suppression totale ou partielle, par suite de l'exé«cution de travaux publics, de la force motrice résultant de << l'emploi de cette pente, ne constitue qu'un dommage dont la « connaissance appartient aux conseils de préfecture en vertu « des lois du 28 pluviôse an vIII et 16 septembre 1807 (2). »

Cette grave question a été discutée à la séance publique du tribunal des conflits du 17 juillet 1850, dans l'affaire de M. le duc de Mortemart. Le savant commissaire du Gouvernement (3) y a soutenu avec une conviction éloquente le système de la propriété privée des forces motrices utilisées au profit des usines sur

(1) Ord. content., 17 août 1825; 5 mai 1830; 10 juill. 4833; 47 avr. 4834; 18 avr. 1835, etc.

(2) Décr. content., 28 mai 1832; arr. de la sect. du content., 43 août 4854; Anal. ord. content., 17 mai 1844; ord. sur confl., 47 déc. 1847; arr. de la sect. du cont., 29 mars 1854; décr. content., 48 nov. 1852; décr. sur confl., 15 déc. 4853. - J'ai publié un travail sur cette matière, dans la Revue critique de Jurispr., janv. 1852 (Cons. d'État, 16 mai 4858 (Gaz. trib., 18 juin 58).— Contrà, Caen, 28 janv. 1858 (Gaz., ibid.).—-Jugé TOME I.

encore que au cas où un canal, bien qu'affecté à perpétuité au service public de la navigation, constitue, d'après les actes de concession, une propriété privée entre les mains du concessionnaire, lorsque celui-ci vient à être dépossédé pour l'exécution de travaux publics, c'est au jury d'expropriation et non au Conseil de préfecture qu'il appartient de fixer l'indemnité qui peut lui être due. Cons. d'État, 10 avril 1860 (S.60.2.572).

(3) M. Rouland, alors avocat général à la Cour de Cassation.

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cours d'eau non navigables ni flottables. Mais un point de vue spécial du litige (1) a dispensé le tribunal des conflits de se prononcer sur cette importante théorie (2).

Quant au principe, ci-dessus énoncé, de la jurisprudence actuelle du conseil d'Etat, il est bien précis, puisque, dans le même établissement, dans la même usine, le conseil distingue entre l'indemnité relative à la dépossession des bâtiments, prés, terrains et rochers dépendants de l'usine, et celle relative à la privation de la force motrice, pour attribuer le règlement de la première seulement à l'autorité judiciaire, et réserver le règlement de la seconde à l'autorité administrative (3).

Le principe du conseil d'État s'applique, d'ailleurs, aux rivières non navigables ni tlottables (4), comme aux rivières navigables.

Je dois toutefois reconnaître que, sur toute cette série de questions, la Cour de cassation vient de se prononcer en faveur du système contraire, même par rapport aux rivières navigables. C'est ce qui résulterait d'un arrêt en date du 21 mai 1855, dont le sommaire a été inséré dans la Gazette des Tribunaux en ces termes «Lorsque dans l'intérêt de la navigation, l'administration a jugé nécessaire la suppression d'un moulin ou usine situé sur une rivière navigable, c'est à l'autorité judiciaire, juge des questions de propriété soulevées au sujet des travaux publics, et non à l'autorité administrative, qu'il appartient de décider si l'établissement du moulin ou de l'usine est légal; si, spécialement, l'établissement de ce moulin ou usine est antérieur à 1566, et si, par suite, le propriétaire a droit à une indemnité (5) — (A). »

(4) Suprà, p. 84.

(2) 17 juill. 1850 (Lebon, Rec., p. 689).

(3) Arr. de la sect. du cont., 29 mars 1854; décr. cont., 28 mai 1852; Anal., décr. sur confl., 45 déc. 1853.

(4) Ord. sur confl, 47 déc. 4847; décr cont., 18 nov. 4852; décr. sur confl., 45 déc. 1853, et observations de M. le Ministre des travaux publics, sur le conflit, dans l'affaire de M. le duc de Mortemart (Lebon, Rec., 4850, p. 694, 692). (5) Gaz. trib., 22 mai 1855.

Additions.

(A) Lorsque la suppression d'un barrage établi dans le lit d'une rivière navi

gable, a pour effet de supprimer en même temps la force motrice et les bâtiments de l'usine, laquelle a été construite sur le barrage même et vendue nationalement, l'autorité administrative n'est pas compétente pour régler intégralement l'indemnité, y compris la portion afférente aux bâtiments détruits; le jury d'expropriation ne l'est pas davantage pour fixer toute l'indemnité, même en ce qui concerne la perte de la force motrice. La question d'indemnité doit être divisée de telle sorte que le règlement de l'indemnité pour suppression de la force motrice soit réservé à l'administration, le jury devant au contraire connaître du règlement de l'indemnité pour prise de possession par l'État

160. Je crois que c'est par la raison, ci-dessus indiquée, d'objet non susceptible de propriété privée, qu'un pavillon établi sur le Pont-Neuf, à Paris, a pu être démoli autrement que par voie d'expropriation, pour cause d'utilité publique (1): il n'y avait pas expropriation, puisque le pont public était inaliénable et imprescriptible, et non susceptible de propriété privée.

161. C'est par la même raison aussi qu'a été rejeté le recours du sieur Daviaud, concessionnaire, pour une durée de 44 ans à partir de 1824, du canal de Luçon. La ville de Luçon ayant été autorisée par une ordonnance royale du 2 juillet 1845 à établir une gare sur la rive droite de ce canal, le sieur Daviaud se prétendait exproprié, et il demandait que son indemnité fût réglée conformément à la loi du 3 mai 1841. Le conseil d'État a décidé : qu'il résultait de l'instruction que la jouissance gratuite et révocable accordée par l'État à la ville de Luçon d'une portion de digue dépendant du canal de Luçon dont la concession avait été adjugée pour 44 ans au sieur Daviaud, ne constituait pas une expropriation au préjudice de ce concessionnaire, mais un simple trouble dans sa jouissance pouvant donner droit à une indemnité en sa faveur; que dès lors, le conseil de préfecture était compétent pour statuer sur la quotité du dommage causé audit sieur Daviaud et le chiffre d'une indemnité due (2).

162. C'est par la même raison encore qu'il a été procédé par d'autres voies que celle de la loi du 3 mai 1841 au rachat par l'État pour cause d'utilité publique : 1° des droits attribués par la loi du 14 août 1822 à la compagnie des Quatre-Canaux (3); 2o au rachat de la concession du havre de Courseulles (4), etc. 163. Enfin, une transmission, cession ou aliénation, se com

des bâtiments et du matériel qui y est attaché comme immeuble par destination. Cons. d'État, 27 août 1857 Lebon, Rec., 1857, p. 696).

L'État ne doit pas d'indemnité à raison du préjudice causé à un moulin à vent, par la construction (sur une parcelle détachée, par expropriation pour cause d'utilité publique, de la propriété sur laquelle le moulin était construit), de fortifications qui, en interceptant les courants d'air, privent ce moulin de sa force motrice, alors même que le moulin aurait été construit antérieurement aux lettres patentes du 13 août 1776 et que son propriétaire pourrait invoquer l'art. 31 de la

rubrique 45 de la coutume de Bergues, relatif aux moulins à vent. Cons. d'Etat, 10 janv. 1856 (Lebon, Rec., 1856, p. 33).

La suppression d'un étang, en vertu de la loi du 14 sept. 1792 constitue-t-elle une expropriation donnant lieu à indémnité préalable? Voir Cons. d'Etat, 15 avril 1857 Lebon, Rec., 1857, p. 257).

(1) Décr. sur confl., 44 sept. 1852. (2) Décr. cont., 16 avril 1852. (3) Loi du 29 mai 1845; décr. du 24 janv. 1852.

(4) Loi du 3 juill. 1846; ord. royale du 20 octobre suivant.

pose de deux éléments dessaisissement d'un côté, et acquisition de l'autre. Si l'État n'acquiert pas, il n'y a pas plus expropriation que si le particulier n'est pas dessaisi. De là, la décision du conseil d'État, dans l'affaire jugée le 15 juin 1842, où les hospices de Strasbourg perdaient bien leur propriété, mais où l'Etat n'avait rien acquis (1).

164. En résumé, donc, d'après tout ce qui précède, la première règle, la règle fondamentale de la matière, c'est que, pour qu'il y ait expropriation et, par suite, lieu à l'application des dispositions de la loi du 3 mai 1841, il faut qu'il y ait transmission d'une propriété privée au domaine public.

165. Une seconde règle à constater, c'est que les lois spéciales du 8 mars 1810, du 8 juillet 1833 et du 3 mai 1841, ne sont relatives qu'aux immeubles proprements dits. C'est le terrain que l'administration demande, car, lorsqu'il est couvert de constructions, l'administration ne les paie ordinairement que pour les démolir. Le Code Napoléon, au titre de la Propriété (art. 545), a sans doute consacré au profit de la nation, le droit de cession, moyennnant une juste et préalable indemnité, de tous les objets susceptibles de propriété privée; mais les lois spéciales précitées ne s'appliquent qu'aux immeubles.

Voici, sur ce point, les autorités :

<< La loi du 8 mars est applicable seulement, ainsi que cela « résulte des art. 3, 6, 9, 16, 25, aux biens immobiliers propre« ment dits (2). »

<< Loi du 7 juillet 1833, en prescrivant que l'expropriation « pour cause d'utilité publique s'opère par autorité de justice, « n'a pour objet que l'expropriation foncière en matière de traavaux publics (3). »

« Les lois des 8 mars 1810, 7 juillet 1833, et 3 mai 1841, « n'ont enlevé à la juridiction administrative que la connais<< sance des contestations relatives à l'expropriation totale ou par«tielle des immeubles (4). »

« Les lois du 8 mars 1810, du 7 juillet 1833, et du 3 mai 1841, << ne sont applicables qu'à la dépossession des biens immobiliers « proprement dits (5). »

(4) Lebon, Rec., 1842, p. 297.

(2) Ord. cont., 47 mai 1844; 47 déc. 1847; arr. de la sect. du cont., 43 août 4854.

(3) Ord. cont., 26 août 1835.
(4) Décr. du trib. des confl.

(5) Décr. cont. 42 août 1854; aussi. implicitement, 25 mars 1854.

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