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1853-1556]

BATAILLE DE TRAKTIR.

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sur la rive droite, et, pendant que cent soixante pièces de canon ouvraient le feu contre les alliés, elles entreprirent d'enlever le pont au pas de course. Tout semblait favoriser ce mouvement; nos troupes, trèsinférieures en nombre, étaient loin d'avoir l'avantage de la position; nous avions pour auxiliaires des Piémontais et des Turcs, dont on connaissait le courage, mais qui ne paraissaient pas pouvoir tenir contre des forces considérables et bien disciplinées. Quoi qu'il en soit, le général Herbillon, qui gardait la vallée de la Tchernaïa, était en mesure d'accepter le combat et attendait l'ennemi de pied ferme.

Un faible détachement français était posté en arrière du pont de Traktir; il opposa à l'ennemi une vigoureuse défense que n'avait point prévue le prince Gortschakoff. Le général russe Liprandi, à la tête d'un corps d'armée considérable, aborda la divison du général La Marmora; les Piémontais tinrent énergiquement dans leurs positions et déconcertèrent l'attaque des Russes. Un autre corps ennemi, lancé contre la division Camou, qui couvrait notre gauche, vint s'y briser sans succès et se replia en désordre. Plusieurs colonnes russes essayèrent de nouveau d'enlever le pont de Traktir et réussirent un moment à dépasser la rivière; attaquées alors par un mouvement offensif que dirigèrent les généraux Faucheux et de Failly, elles furent culbutées et rejetées sur l'autre rive après avoir subi des pertes énormes. Cependant, sous la protection de leur puissante artillerie, les Russes reformèrent leurs colonnes et recommencèrent l'attaque; leur second effort, bien autrement énergique que le premier,

échoua encore devant l'inébranlable résistance des alliés. Une troisième, tentative eut encore moins de succès, et, à neuf heures du matin, les ennemis battirent en retraite du côté de la place assiégée. On s'abstint d'engager contre eux une poursuite qui`aurait amené nos soldats sous le feu écrasant de Sébastopol; on se borna à faire pleuvoir sur leurs régiments rompus et en désordre une masse de boulets et de balles, et le champ de bataille demeura couvert de blessés et de morts. Les Russes avaient eu plus de neuf mille hommes hors de combat. Dans cette glorieuse affaire du pont de Traktir l'armée sarde gagna ses éperons et se montra la digne auxiliaire de l'arnée française. L'effet de cette journée fut très-grand en Europe et contribua puissamment à la magnifique réception qui fut faite alors par la France à l'auguste alliée de la France, S. M. la reine Victoria, qui vint visiter notre capitale et voir de ses yeux les merveilles artistiques et industrielles qu'étalait en ce moment la première exposition, universelle de Paris.

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Vaincus dans la vallée de la Tchernaïa, obligés de se retirer sur tous les points où ils osaient prendre l'offensive, déconcertés par le succès de nos marins dans la mer d'Azof, les Russes pressentirent que sous peu de jours ils ne pourraient plus continuer une lutte d'ailleurs très-honorable pour eux, et qui avait montré dans les armées du czar de dignes rivales des armées de l'Occident. Pendant que le général Pélissier mandait à l'empereur, par le télégraphe : Tout va bien, tout marche, nous avançons, le prince Gortschakoff faisait préparer un immense pont de bateau en

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NOUVELLE ATTAQUE CONTRE MALAKOFF.

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travers du grand port, et prenait des dispositions pour se replier dans les forts de la rive droite le jour où la rive gauche de la ville ne serait plus qu'un amas de ruines et de décombres, seul trophée qu'il voulait abandonner à l'armée française. Sur tous les points où il était encore possible de tenir l'armée russe multipliait les ouvrages de guerre et augmentait ses défenses. De nouvelles troupes accouraient du fond de l'empire pour prendre part à ses derniers efforts; mais, en dépit de ce dévouement intrépide et continu, l'assiégeant avançait d'heure en heure, couvrant la ville de ses bombes et de ses boulets, et faisant pressentir un prochain et glorieux dénouement.

XXIII

Lord Raglan était mort, emporté par le choléra; le général Pélissier se concerta avec le général anglais, James Simpson, pour tout disposer en vue d'une attaque décisive. On assigna à ce dernier et formidable assaut la date du 8 septembre, et l'on donna aux troupes, pour les préparer à cette épreuve, une journée entière de repos. En attendant un feu terrible continua d'être dirigé contre la place et coûta à l'ennemi plus de quatre mille hommes tués ou blessés.

Au jour marqué, toutes les dispositions étant prises, et vers l'heure de midi, toutes les colonnes d'attaque s'élancèrent résolument dans la direction de Malakoff. Il y eut, pour l'honneur de la France, trois assauts, trois luttes, trois combats héroïques et sanglants. La première brigade de la division Mac-Mahon n'avait

pas trente mètres à franchir; au signal de son chef, qui lui montra le chemin, elle s'élança en quelques secondes sur les ouvrages de l'ennemi, ne se laissant retarder ni par les escarpements des talus, ni par les fossés, ni par le feu, et bientôt on la vit apparaître sur la crête des parapets et planter son drapeau sur le bastion ennemi. L'intérieur de l'ouvrage était garni de traverses blindées que les Russes avaient multipliées pour s'abriter contre notre artillerie; surpris par l'intrépide attaque de nos chasseurs et de nos zouaves, ils purent à peine se rallier. Leurs réserves accoururent, entraînées par leurs vaillants officiers, et essayèrent de disputer pied à pied ce sol calciné et sanglant; un combat s'engagea à bout portant, corps à corps; assiégeants et assiégés se trouvèrent confondus dans une mêlée terrible, remplaçant les armes brisées par des pioches, des écouvillons, des débris arrachés au blindage. Aidés par les sapeurs du génie, nos tirailleurs algériens se maintinrent dans les positions disputées par l'ennemi. Tandis qu'ils accomplissaient ces glorieux faits d'armes, la division de la Motte-Rouge, arrivant d'un peu plus loin et ayant à parcourir un terrain accidenté et difficile, s'élançait à son tour sur le front de la courtine, s'emparait de la batterie russe qui flanquait Malakoff, enclouait les pièces, et abordait sans hésiter la seconde ligne de défense de l'ennemi. La mitraille écrasait les têtes de colonne et renversait des rangs entiers; mais les soldats, électrisés par le spectacle de la mort, escaladaient les parapets hérissés de fer et se précipitaient sur les Russes, renversant les canons et mas

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LUTTE HÉROÏQUE ET SANGLANTE.

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sacrant les artilleurs sur leurs pièces. Au même instant la division Dulac, commandée par les généraux Saint-Pol et Bisson, franchissait le petit Redan et prenait une part utile aux efforts de la journée. Sur ce point les Russes étaient en force; leurs réserves accoururent, une nombreuse artillerie fut dirigée sur nos colonnes d'attaque, et les Français, broyés par la mitraille, se virent contraints de se replier. La retraite de la division Dulac découvrit le flanc droit de la division de la Motte-Rouge et la laissa prise entre plusieurs feux meurtriers; hors d'état de se maintenir dans cette position, elle se rejeta en bon ordre sur la première enceinte de la courtine et réussit à s'y établir. Les deux brigades de la division Dulac, décimées par l'ennemi, se rassemblèrent une seconde fois autour de leurs drapeaux et revinrent à la charge; le général Saint-Pol fut tué, le général Bisson blessé; deux braves officiers, Cormélier et La Grandière, tombèrent à leur tour; le général de Marolles, à la tête de sa brigade, s'élança pour soutenir ses héroïques camarades et périt comme eux en accomplissant son devoir; le général de Pontevès mourut à son tour, frappé par l'ennemi, et nos soldats ne purent venir à bout de leur tâche.

En résumé, la division Dulac, accablée par les feux innombrables de l'ennemi, était rejetée en arrière; la division de la Motte-Rouge se maintenait à peine dans la première enceinte de la courtine; la division MacMahon livrait aux Russes, dans le réduit de Malakoff, une lutte que nulle voix ne saurait décrire.

Le général Bosquet, du point avancé où il avait

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