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pousse les charges de douze escadrons, défait quatre bataillons, recueille nombre de prisonniers et pousse jusqu'à une grosse haie entre La Hestre et La Basse-Hestre. Un feu vif et soutenu arrête nos gens à cette haie, où ils restent embusqués. Au delà, au-dessus d'eux, sur la hauteur, on voyait des masses d'infanterie et de l'artillerie.

La nuit trouva l'armée française ainsi postée, maintenant le feu partout, sans avancer ni reculer, formant une ligne brisée, orientée du nord-ouest au sud-est sur un front d'environ 1800 mètres, la droite s'étendant jusqu'à la haie de Roeulx, derrière la ravine, le centre dans les vergers et les premières maisons de Fayt, la gauche au-dessus de La Basse-Hestre. Les masses de l'armée alliée présentaient un front plus étendu, presque parallèle, mais plus régulier, la gauche vers la haie de Roulx. la droite vers la pointe des bois de Marimont, le centre dans un terrain découvert dont la cote 170 marque le point culminant. Presque partout, les alliés ont le commandement. Ils couvrent la route de Haine-Saint-Pierre, tiennent l'église et une partie du village de Fayt.

Un écart de deux cents mètres environ séparait les deux fronts. Tant que brilla la lune, le feu continua mollement, sans aucune tentative offensive d'une part ni de l'autre. Puis les hommes, accablés de fatigue, s'endormirent sur place, leurs armes dans les bras, à peine gardés par quelques sentinelles, mais prêts à recommencer cette lutte terrible après quelques heures de repos. C'était bien la pensée de M. le Prince, qui, lui aussi, roulé dans un manteau, s'était endormi dans un buisson à La Basse-Hestre'. Il était venu là, à la gauche de son armée, pour soutenir le duc de Navailles, et c'est par là maintenant qu'il espérait reprendre l'offensive au petit jour, comptant sur l'arrivée prochaine de son artillerie et de l'infanterie que lui amenait Magalotti. Il rêvait d'une nouvelle bataille, lorsqu'il fut réveillé par le bruit retentissant d'une fusillade générale.

Des deux parts on tirait follement, comme toujours dans les alertes de nuit; mais les premiers feux d'ensemble paraissent être partis de la ligne des alliés, qui voulaient ainsi assurer leur retraite, ou plutôt essayer d'en changer le caractère, lui donner l'allure d'une marche en avant, comme si, après le combat, ils continuaient de pousser vers l'étape désignée la 1 On montrait encore récemment l'Epine du Prince.

veille et où déjà les Impériaux étaient attendus par leurs bagages. L'artillerie passa la première. Toutes les autres voitures étant perdues, la route ne se trouvait guère encombrée ; l'infanterie et la cavalerie suivirent assez vite. La marche ne fut nullement inquiétée. Un cordon de troupes légères était resté en position au sud-est de Fayt, rangé derrière les haies et les vergers, pour donner l'alarme au cas d'une reprise d'offensive des Français.

Nul bruit ne troubla la fin de la nuit. Au petit jour, un des officiers de cette arrière-garde s'avisa de regarder par un trou dans une haie. Aucune troupe française n'était en vue. L'officier appela son chef, M. de Chavagnac. Tous deux ensemble passèrent la haie et se trouvèrent dans un pré, où, pêle-mêle avec les cadavres, gisaient de nombreux blessés, qui aussitôt se dressèrent, et, parlant dans toutes les langues, demandèrent qui un chirurgien, qui un confesseur. Chavagnac leur promit d'envoyer un trompette pour les recommander à M. le Prince, et piqua au galop pour aller rejoindre à Haine-Saint-Paul l'état-major des alliés. Grande fut la joie aux nouvelles qu'il apportait. Les généraux ordonnèrent trois décharges pour célébrer leur prétendue victoire, et, marchant aussitôt, allèrent chercher sous les remparts de Mons des ressources qui leur manquaient, des renforts, des secours et un gite plus sûr que des villages en rase campagne....

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Au bruit de la mousqueterie, M. le Prince s'était mis debout. Autour de lui il y a de l'étonnement, et, parmi les troupes, une certaine confusion, causée surtout par l'épouvante des chevaux. Le calme rétabli, M. le Prince a promptement jugé ce qui se passe. Il ne faut plus songer à reprendre le combat avec un ennemi qui abandonne la partie. Lui-même n'a ni vivres, ni canon; les renforts ne sont pas arrivés. Inutile de rectifier une position incorrecte. Ordre est donné de rentrer au camp du Piéton.

A l'aurore, M. le Prince fut rejoint par sa chaise, qui le ramena au quartier général. Depuis vingt-six heures il n'avait quitté la selle que pour prendre quelques instants de repos dans le buisson de La Basse-Hestre. Monté à cheval au petit jour, sans bottes ni éperons, en bas de soie et souliers, quand

15 kilomètres.

24 lieues et demie plus loin.

chaque mouvement lui rappelait ses douleurs, il avait franchi de grands espaces au galop, chargé de tous côtés, roulé trois fois sous son cheval tué.

...

En quittant sa chaise à Trazegnies le 12, Condé pouvait à peine parler. Cependant il pourvoit à tout, donne de longues explications verbales à Briord, qui va trouver le Roi, et il envoie un capitaine avec un fort détachement à l'abbaye de Marimont, sur la position même qu'occupait l'ennemi, pour garder le champ de bataille. M. de Souches en était si peu maitre que, sur la proposition de Chavagnac, il fit demander << un passeport afin de pouvoir enterrer ses morts et retirer ses blessés ». Les aumôniers et les chirurgiens des alliés se mêlėrent aux nôtres dès le 12. Beaucoup de blessés ennemis furent recueillis dans les hôpitaux français. Pendant trois jours, des corvées et de nombreux volontaires partis du Piéton parcoururent le terrain des divers engagements depuis Seneffe jusqu'à Fayt, achevèrent de vider les voitures, en firent sortir les femmes qui s'y trouvaient en grand nombre, et finirent par brùler quatre mille chariots abandonnés, ainsi que l'équipage de pont des Hollandais ».

On a beaucoup disputé sur la question de savoir qui, en définitive, avait gagné la bataille, et la chose était discutable, puisque des deux côtés le terrain même du combat avait été abandonné pendant la nuit. Par les chiffres respectifs des prisonniers et des trophées, M. le duc d'Aumale n'a pas de peine à prouver que le succès doit être attribué aux Français. Ce qui confirme pleinement cette opinion, c'est la suite des opé

rations.

1 Ouvrage cité. Voir aussi la brochure : Les dernières campagnes de Condé, par M. le duc d'Aumale. Extrait de la Revue des Deux-Mondes des 1er et 15 mai 1891.

Le nombre des trophées et des prisonniers recueillis par les alliés était insignifiant: 3 étendards portés à Vienne avec grand fracas; quelques dizaines de prisonniers, dont aucun de marque, aucun moyen d'offrir ou d'accepter un cartel d'échange. Les Français envoyèrent à Versailles 107 drapeaux ou étendards, qui furent présentés, le 22 août, à Notre-Dame de Paris par les CentSuisses. Ils avaient fait 3500 prisonniers, dont le marquis d'Assentar, mortellement frappé, les princes Maurice de Nassau et de Salm, le duc de Holstein. Les Français comptaient sept mille hommes hors de combat, dont une dizaine de généraux; les alliés environ 12 mille, y compris les prisonniers et les déserteurs.

Les alliés, après s'être refaits à Mons, s'étaient portés vers Quiévrain, menaçant Valenciennes. De là, observés par Condé, qui les avait côtoyés en allant prendre un camp à la Buissière. sur la Sambre, quatre lieues en amont de Charleroy, ils se retournèrent pour aller assiéger Audenarde, où Vauban venait de s'enfermer avec 2500 hommes. La place était investie dès le 14 septembre.

Le même jour, Condé quitte son camp de la Buissière pour secourir Audenarde. Il marche en bel ordre moderne, sur trois colonnes. Il n'a qu'à paraître pour que les assiégeants lui cèdent le terrain et se replient sur Gand.

Restait aux alliés la consolation d'enlever triomphalement quelques places perdues dans leurs lignes, entre autres Grave, sur la Basse-Meuse, déjà investie dès le 28 juin. En octobre, ils le tentent en forces, mais en vain. Le brave Chamilly défend si bien sa place qu'il ne la cède qu'après quatre mois de siège, sur l'ordre même de Louis XIV, et qu'il en sort, le 30 octobre, avec armes, bagages, canons, drapeaux, et tous les honneurs de la guerre.

En résumé, la grande invasion de la France par la frontière du nord-est était complètement manquée, et même chàtiée assez sévèrement.

Quant aux enseignements qui en découlent, au point de vue de l'art militaire, c'est surtout le plaisir de contempler en Condé un maitre, un généralissime de premier ordre; si cela avait souvent été dit précédemment et fort éloquemment, nul ne l'avait démontré par le menu et aussi bien que vient de le faire M. le duc d'Aumale. La justification qu'il présente de la prétendue inaction de Condé dans ses divers camps de Thiméon, de Brugelettes, d'Estinnes, du Piéton, ne saurait être plus juste ni plus complète, et quand il vante la sûreté d'observation et de conception de son héros, en même temps que sa promptitude de décision et sa tenace ardeur d'exécution, qualités militaires qu'on ne saurait trop méditer, analyser, perpétuer, c'est en laissant parler les faits et les textes eux-mêmes, sans s'interdire la part du blâme telle sa chaleureuse protestation en faveur de Fourilles et des Suisses, trop rudement traités, comme on l'a vu plus haut.

L'étude des maitres en opérations et en batailles demeurant toujours la meilleure des écoles d'art militaire, et la méthode de Condé, avec ses élans et ses procédés variés, étant de tous les temps et point du tout surannée quant à l'essentiel, l'ouvrage du duc d'Aumale reste indispensable à qui veut s'instruire de cet art à ses meilleures sources.

A l'égard des opérations elles-mêmes, nous qui avons, avec deux siècles d'expériences de plus, les immortels exemples de Frédéric et de Napoléon, nous pourrions incliner à prétendre que Condé, en 1674, eùt pu faire mieux encore; qu'il eût pu, par exemple, de son camp de Thiméon, manoeuvrer comme Bonaparte à Montenotte-Mondovi, à Lonato-Castiglione, à Rivoli, à Austerlitz, à Dresde en 1813, à Champaubert-Montmirail en 1814, à Ligny-Waterloo en 1815, c'est-à-dire user de sa position centrale conformément aux exposés de Jomini d'après les opérations typiques susmentionnées, pour empècher la jonction de ses adversaires et les battre séparément.

Mais autres temps autres moyens et méthodes. Avec les nombreuses places fortes de ce théâtre de guerre du XVIIme siècle, fournissant à la fois des dépôts de vivres indispensables aux uns et des refuges précieux aux autres, la rapidité de mouvement nécessaire à la navette des lignes intérieures n'eût pu être atteinte assez sûrement pour la rendre efficace. Condé y eût échoué vraisemblablement quant aux Hollandais et aux Espagnols; la question reste douteuse à l'égard des Impériaux. Sa prompte marche de Thiméon sur Mæstricht, et retour avec Bellefonds, laisse présumer qu'elle n'eût pas moins bien réussi en étant complétée d'une offensive sur la rive droite de la Meuse, et que de Souches, moins résolu que Blücher après Ligny, eût volontiers saisi cette occasion d'attendre, sur le Rhin, la suite des événements, ce qui eût facilité l'offensive contre le prince d'Orange.

Quoiqu'il en soit, l'active journée du 11 août montre que si Condé avait été libre de manoeuvrer à son gré, les jours précédents, il n'eût pas dédaigné la manoeuvre des lignes intérieures, dont il usa d'ailleurs fort bien à l'affaire du faubourg St-Antoine.

C'est celle-là même qu'il pratiqua sur notre champ de bataille, quelque chose comme un mélange de Rosbach, Leuthen,

Voir Précis de l'art de la guerre, chapitres III et VII, et final de l'édition de 1894. Paris, L. Baudoin, 2 vol. in-8° et un atlas.

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