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Rivoli, Austerlitz, Lutzen, drame en trois actes successifs admirablement échelonnés pour servir à la fois de bottes et de feintes à Seneffe d'abord, c'est-à-dire à l'arrière-garde alliée, en lançant ensuite et promptement le vaillant Saint-Clas à l'autre extrémité sur l'avant-garde; puis au Prieuré-Saint-Nicolas, au centre; enfin, à l'aile gauche, devenant le gros sous de Souches, à Fayt.

D'autres généraux eussent débuté peut-être par le centre: percer la grande colonne en marche eût paru un succès suffisamment marquant! Mais les deux tronçons, soit déjà séparés, soit seulement risquant de l'être, eussent pu plus aisément rejoindre leurs efforts, tandis que la combinaison qui fit presque simultanément accabler leur arrière-garde et menacer leur avant-garde était bien plus féconde et fut un trait de génie justement récompensé.

Si en regard de cette caractéristique de la hardiesse de conception et d'élan du vainqueur de Rocroy et de Seneffe, on place le mode tout différent de sa campagne d'Alsace, en 1675, où son jeu de successeur de Turenne contre Montecuculi fut surtout prudent et serré; si l'on note comment, de ses camps de l'Ill, il sut déjouer patiemment les savantes manœuvres de son habile adversaire et se contenir contre ses provocations; comment il réussit à faire lever le siège de Haguenau et finalement libérer l'Alsace, le tout sans risquer de bataille, vu sa faiblesse relative d'effectifs; comment, en même temps, il maintint à la France l'armée de Turenne, fort dénuée, à la vérité, mais fière et ferme encore sous ses guenilles, on reconnaîtra que Condé réunissait en lui toutes les qualités primordiales de l'homme de guerre, qu'il représentait le complet et parfait généralissime.

Le mème sang royal qui hàta son élévation, ne lui rendit pas le même service pour marquer dans la postérité. De hautes concurrences, des dissentiments de famille, des préventions, des suspicions de partis, des rivalités dynastiques, les obscurités ou malentendus des annales s'en mêlèrent au détriment de la vérité. Les uns ne purent connaître sa carrière qu'approximativement ou travestie; d'autres, la connaissant trop bien, auraient voulu l'ignorer: un lourd cauchemar, celui des fossés de Vincennes, était à dissiper par l'oubli.

Désormais, il n'en est plus ainsi. L'ouvrage du duc d'Aumale éclaircit tout, révèle, confesse tout, et ce sera l'honneur durable du savant académicien et brillant général d'Afrique d'avoir si bien reconstitué et définitivement acquis à l'histoire le type vrai de cette belle figure de grand capitaine.

Rappelons que cette campagne d'Alsace de 1675 fut la dernière de Condé. Le reste de ses jours se passe surtout dans sa splendide retraite de Chantilly, celle, pleine de ses souvenirs, où son histoire s'est écrite.

Il y reçoit tour à tour les personnages les plus éminents de l'Europe, de tous les partis, politiques ou religieux, << visites qui témoignent, dit le duc d'Aumale, de l'éclectisme de M. le Prince ». Il y vit aussi dans la société de grands esprits, hommes encore presque obscurs, mais qui seront la gloire de leur siècle et de leur pays: Corneille, Bossuet, Boileau, La Fontaine, Molière, Racine, Fénelon, Malebranche, La Bruyère, Bourdaloue. Tous, et bien d'autres encore, sont reçus en amis, envoient leurs œuvres, non sans anxiété, car M. le Prince est bon et franc juge. On appelait Chantilly l'écueil des mauvais livres.

Une année avant sa mort, la révocation de l'Edit de Nantes (1685), lui apporta un vrai chagrin. Cette mesure jurait avec son esprit de tolérance et froissait ses sympathies personelles pour maints sincères protestants. « Pourquoi faut-il, dit à ce propos le duc d'Aumale, que ce soit une des dates néfastes de l'histoire de France, et que cette année ait vu s'accomplir une véritable mutilation de la patrie! L'œuvre de Henri IV et de Richelieu sacrifiée aux scrupules d'une conscience étroite, aveugle, à la conception abstraite d'un pouvoir sans limite, à cette passion de l'uniformité que, jusqu'à nos jours, trop d'esprits très français n'ont cessé de confondre avec l'unité: source d'erreurs et de fautes! Certaines écoles modernes ont conservé les traditions brutales de Louvois, ce niveleur impitoyable. »

Que de choses il y aurait encore à recueillir dans cette publication si riche en renseignements précieux et en tableaux instructifs de tous genres! Mais il faut terminer.

Nous le ferons en disant, avec un important journal militaire de Paris', que les extraits cités attestent mieux que des

1 L'Echo, du 29 décembre 1895, feuilleton de M. Hippolyte Buffenoir.

éloges le mérite de l'œuvre historique du duc d'Aumale. « Il peut dire avec Horace: Exegi monumentum. Une haute philosophie, un sentiment profond de l'art, une impartiale justice dans les jugements, un patriotisme éclairé, un style pur et clair animent ces pages qui vivront, et y répandent un charme supérieur que rien ne peut affaiblir.

» Pourquoi ne pas le dire? Le duc d'Aumale est de la race de ces grands esprits, à la fois hommes d'action, penseurs et écrivains, comme César. Après avoir manié l'épée et exercé le commandement, ils saisissent la plume et racontent des hauts faits qu'ils étaient dignes d'accomplir. Ils méritent d'être admirés et aimés, et leur exemple est consolant, au milieu de la décadence d'une époque.

Réflexions sur notre état militaire.

III

La révision de la loi organique.

Les lecteurs de la Revue militaire seront un peu déçus s'ils croient trouver dans ce qui va suivre un ensemble de vues inédites sur la réorganisation de notre armée. Les idées que nous exposons procèdent d'une série de réflexions bien personnelles; mais elles ont déjà été exposées en partie et notre point de vue, pris dans son ensemble, n'a rien d'absolument nouveau. Toutefois, nous pensons que c'est précisément là son meilleur titre auprès du public.

Le vote du 3 novembre a exercé une influence salutaire sur ces problèmes. Il semble particulièrement avoir donné naissance, dans le corps des officiers aussi bien qu'ailleurs, à un courant d'opinion marqué vers une solution que nous nous permettrons de qualifier de moyenne. Cette solution n'est en somme qu'un minimum de changements, écartant tout boule

versement.

Lorsque a paru l'ordonnance du Conseil fédéral sur les corps d'armée, plusieurs ont été frappés du fait que ce document offrait pour la réforme une base solide et qu'il suffisait de le compléter par quelques mesures tout indiquées, pour atteindre un résultat satisfaisant. On voit périodiquement revenir dans les discussions militaires ces mots de révolution et de transformation nécessaires, correspondant à des thèses diverses qui sont toutes, suivant nous, plus ou moins dangereuses pour la stabilité de notre armée suisse. Il faut, comme nous l'avons déjà dit, améliorer ce qui existe et cesser de supposer qu'il est possible d'atteindre d'un bond à la perfection.

Sans doute, on a commis des fautes dans la loi de 1874. Mais cette loi est, après tout, une bonne loi qui nous a conduit. de progrès en progrès depuis vingt ans, et dont les erreurs se corrigeront tous les jours, si nous voulons bien prendre patience.

A. Les armes spéciales.

Nous avons peu de chose à dire de la réorganisation des armes spéciales sur laquelle on parait généralement d'accord. La transformation des compagnies de guides en escadrons est en bonne voie. Les escadrons de dragons seront, jusqu'à nouvel ordre, recrutés cantonalement. Quant à l'augmentation de l'artillerie de campagne, elle ne suscitera, semble-t-il, aucune difficulté et l'on verra cesser cette anomalie d'un pays, le plus montagneux du monde, presque dépourvu d'artillerie de montagne.

Lorsqu'il s'est agi de transformer les pionniers en sapeurs du génie, quelques officiers d'infanterie ont regretté qu'on enlevat à ce dernier corps l'aide d'une troupe technique nécessaire aux régiments et aux brigades, pour écarter tout obstacle, soit dans la marche, soit dans le combat On a allégué, à ce moment, que rien ne serait plus facile que de répartir les deux compagnies du demi-bataillon de sapeurs aux corps d'infanterie toutes les fois que cela serait nécessaire. L'infanterie soutenait, au contraire, qu'il est plus facile de réunir plusieurs petites unités dans un but commun que de briser une unité supérieure pour en former de petites subdivisions. L'événement a prouvé que l'infanterie n'avait pas tort. Il y aurait lieu, croyons-nous, de tenir compte à l'avenir de cette indi

cation empruntée aux manoeuvres du Ier corps en 1895 et de veiller à ce que l'on n'accumule pas inutilement les troupes du génie au lieu de les répartir aux unités.

Une dernière remarque encore à propos des armes spéciales, et nous avons fini.

On a reproché au projet de réorganisation de prévoir dans beaucoup de corps un mélange de différentes classes d'àge. Il est certain qu'en principe la chose est absolument fàcheuse. Ces corps ne seront jamais au complet en temps de paix, ils n'auront aucune unité en temps de guerre. En toutes choses, le chef de corps doit tenir compte de l'âge et du tempérament de sa troupe. Comment traiter une troupe dans laquelle les uns seront jeunes et les autres vieux, les uns instruits et les autres ignorants, les uns présents et les autres absents ?

Il faut, avant tout, une unité morale et physique dans notre armée de campagne. C'est ce que la loi de 1874 avait fort bien. compris en constituant de toutes pièces une armée d'élite complètement indépendante des autres classes d'age. Rien ne saurait prévaloir contre cette vérité. Si ce mélange est à la rigueur admissible pour certaines spécialités comme les ouvriers de chemins de fer et les sections d'hôpital, il devient douteux lorsqu'il s'agit de compagnies d'artillerie de position ou de forteresse, et semble bien dangereux si on l'applique aux compagnies d'administration.

B. L'infanterie d'élite.

Parmi les erreurs commises dans notre loi militaire actuelle, il faut mentionner celle qui a consisté à charger certaines contrées d'un nombre d'unités tactiques trop considérable, erreur qui a produit des effectifs jusqu'ici trop faibles.

Cette faute de calcul semble donner raison à ceux qui, critiquant la répartition des troupes et l'organisation récente du corps d'armée, préconisent la réduction de notre armée d'élite à 6 unités de division. Cette combinaison, en permettant au général de disposer de 6 unités d'armée plus faibles, au lieu de 4 moins maniables, permettrait aussi la formation de sousunités tactiques plus fortes et moins nombreuses, notamment pour l'infanterie, et réduirait les états-majors et les cadres.

Nul doute que l'on ne puisse établir, dans cet ordre d'idées,

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