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des combinaisons très ingénieuses et même bonnes absolument parlant, combinaisons qui n'auraient d'autre défaut que de ne pas tenir un compte suffisant des faits, c'est-à-dire de l'ordre de choses actuel. Si notre organisation était table rase, ces spéculations se recommanderaient par beaucoup de raisons sérieuses; mais elles entraineraient non seulement la refonte complète de toutes ces unités, telles qu'elles sont constituées depuis vingt ans, mais encore la suppression des corps d'armée que l'on vient d'introduire.

L'histoire de cette introduction est assez curieuse. Présentée comme une simple éventualité, et destinée à faciliter la marche de deux divisions sur la même route, elle est devenue définitive, sans presque que l'on s'en aperçut. C'était la logique des choses. Chez Harpagon, maitre Jacques était tantôt vètu en cuisinier et tantôt en cocher. Il ne saurait en être de même d'une armée et il faut choisir entre la formation par corps et la formation par division.

Des doutes ont été exprimés par beaucoup d'officiers compétents à l'égard des corps d'armée, et peut-être bien que, si la chose était à recommencer, l'on choisirait une unité intermédiaire, c'est-à-dire un type de division renforcée, à compléter au besoin par de la landwehr. Le corps d'armée est un peu gros pour nous et fait une grande consommation d'étatsmajors. En outre, il ne met dans la main du général que 4 unités de combat. Si une de ces unités est rompue en vue de missions spéciales, il ne reste plus que 3 unités disponibles, chiffre qui ne prête pas à des combinaisons très multiples, bien qu'il soit encore suffisant.

Tout cela est vrai, mais le corps d'armée présente deux avantages qui ne sont pas à dédaigner.

En premier lieu, c'est une école de commandement précieuse, nous avons presque dit indispensable. Le saut est grand, pour nos états-majors, de la division à l'armée unique, sur laquelle repose toute la fortune du pays. Où se formera notre futur général, sinon dans un commandement de corps d'armée ? Où se formera son chef d'état-major? Où se formeront les divisionnaires appelés à commander subitement deux divisions en temps de guerre ? Où se formeront tous les chefs de service? Où, sinon dans le corps d'armée. Ceci est vrai en tout pays, mais surtout en pays de milices, où les occasions de pratiquer n'abondent pas.

En second lieu, le corps d'armée existe, il est vivant. Après l'effort considérable fait pour introduire cette unité, on ne comprendrait pas qu'on la supprimat si vite, avant même qu'elle ait eu le temps de manifester tous ses inconvénients. La chose risquerait d'être mal comprise à l'étranger et mal prise dans le pays et dans l'armée elle-même.

Vient ensuite la question de la refonte complète de nos unités tactiques qui serait nécessitée par cette nouvelle organisation supposée.

Voilà vingt ans à peine que nos nouvelles unités existent. Elles commencent à être connues de notre population militaire et civile. Les numéros de nos bataillons prennent vie et représentent pour nous tous des individualités bien marquées. Et l'on voudrait bouleverser encore! Qu'on se souvienne de l'ébranlement causé dans toute la machine par l'introduction de la loi de 1874. Il n'y a pas longtemps que nous en sommes remis. Et, dans les circonstances critiques au milieu desquelles l'Europe goûte sa paix armée, l'on voudrait tout remettre en question.

Et pourquoi ?

Parce que l'on a découvert que nos bataillons ont un effectif de 774 hommes, tandis que celui de nos voisins est de 1000 hommes et parce que l'on assure, en outre, que les effectifs de ces bataillons sont inégaux.

Voyons le premier argument. Nous n'hésitons pas à affirmer que le bataillon de 1000 hommes est trop gros pour nous. Si, par la suite, nous arrivions à des effectifs aussi élevés, il serait nécessaire, au début d'une campagne, d'envoyer, comme il est prescrit, 200 hommes au dépôt pour assurer au bataillon un effectif permanent de 800 hommes au maximum.

Envisageons la compagnie. C'est toujours là ce qu'il faut considérer dans la guerre moderne. Une compagnie de milices ne supporte pas un effectif de 250 hommes et nous ne sommes pas bien sûrs que toutes les armées permanentes puissent le supporter quand les trois cinquièmes de la troupe sont formés de réservistes. Au point de vue de la discipline, comme au point de vue du combat, cela est impossible. La chose est surtout évidente pendant les marches. Pour qu'un capitaine puisse surveiller efficacement une compagnie de 250 hommes, il faut qu'il soit monté. Or, nous ne pouvons pas nous donner un luxe auquel d'autres armées ont dû renoncer.

Enfin, le bataillon de 1000 hommes ne donnera pas au total un nombre de fusils plus considérable. Que nous ayons trois ou quatre corps d'armée, six ou huit divisions, nous aurons toujours, dans la pratique, le même nombre de fusils sur le champ de bataille, à moins que l'on ne se procure cette augmention des fusils de l'infanterie aux dépens des armes spéciales et des services de l'armée. On arriverait ainsi à doter insuffisamment ces services et à les compléter par des hommes de la landwehr ou même du landsturm. Ce serait, comme nous l'avons dit plus haut, une combinaison contraire à tous les principes. Nous considérons donc le bataillon de 1000 hommes comme une impossibilité.

Mais, dira-t-on, il faut compter, au début de la campagne, sur un déchet du 10%. Rien de plus juste. A ce déchet, on peut parer de deux façons.

En premier lieu, en enseignant aux commandants d'unités. à mieux ménager leurs troupes dans les marches. On peut obtenir dans cet ordre de faits des résultats merveilleux. Mais il faut que, du haut en bas de l'échelle, la chose soit apprise, et l'on peut dire que, malgré certaines améliorations, nous sommes encore loin d'être au bout de nos progrès dans ce domaine.

Une seconde façon de parer aux déchets c'est de tirer des dépôts des surnuméraires exercés que l'on y aura versés au début de la campagne en réduisant, comme le veulent les ordonnances, les bataillons au strict effectif normal. Comment nous aurons ces surnuméraires, c'est ce que nous dirons plus loin. Reprenons maintenant le second argument, la faiblesse et l'inégalité des effectifs des bataillons comparés aux effectifs réglementaires.

Si l'on considère l'ingénieux tableau par lequel M. le colonel Bircher a représenté, pour la période de 1885 à 1893, les variations des effectifs réels de nos bataillons d'élite, comparés avec l'effectif réglementaire', on constate, à première vue, une grande diversité dans ces effectifs. Pour en apprécier les effets, il faut remarquer que celles de ces inégalités, qui dépassent l'effectif normal (774 hommes), ou l'effectif normal

1 Der Aufbau der schweizerischen Armee, von Oberst Bircher, Corpsarzt. Frauenfeld, 1894. Tableau 2.

renforcé (soit 890 hommes), sont sans conséquence, puisqu'il est entendu d'avance qu'au début d'une campagne tous les bataillons seront réduits à l'effectif normal et tous les surnuméraires versés aux dépôts, pour être ensuite répartis suivant les besoins.

Si l'on considère, au contraire, ceux des bataillons qui restent au-dessous de l'effectif normal, on constate avec plaisir que, tandis qu'en 1885, 33 bataillons restaient au-dessous de ce chiffre, en 1893, 6 bataillons seulement ne l'atteignaient pas, nombre qui a dù probablement se réduire encore depuis.

De même, en 1885, 55 bataillons restaient au-dessous de l'effectif renforcé de 890 hommes. En 1893, 27 bataillons seulement n'atteignent pas ce chiffre. Encore, beaucoup en sontils très rapprochés. Il résulte de là que tous nos bataillons pourraient entrer en ligne avec un effectif normal, le 15 % de surnuméraires étant atteint dans la plupart des bataillons et souvent dépassé *.

En examinant de plus près le même tableau, on remarque encore que l'effectif de presque tous les bataillons est en voie de s'accroître constamment, ce qui n'a rien d'étonnant, en face de l'augmentation continue de la population suisse, ainsi que du nombre des recrues. 16 bataillons seulement ont diminué depuis 1885. Certaines diminutions ne peuvent être qu'accidentelles. D'autres, comme celles que l'on remarque dans 8 bataillons de la VIIme division et dans 4 bataillons de la VIIIme, paraissent indiquer des mouvements de population plus impor

tants.

Nous n'avons pas l'intention de faire ici de la statistique, ni de scruter les causes de ces modifications. Constatons seulement que les diminutions sont en petit nombre et qu'elles n'ont jusqu'ici rien d'inquiétant.

Constatons encore que, dans le mouvement actif de la vie moderne, ces courants de flux et de reflux, déterminés soit

1 Soit l'effectif normal augmenté de 15% de surnuméraires, pour parer aux premiers déchets d'une mise sur pied.

235 bataillons dépassaient l'effectif de 1000 hommes en 1893.

De 1885 à 1894, le chiffre annuel des recrues est monté de 14986 à 17 528. Le recrutement de l'infanterie, malgré une augmentation de celui des armes spéciales, a passé dans la même période de 11 386 à 13 785. Enfin, l'effectif de contrôle de l'élite était au 1er janvier 1895 de 137 649 hommes, soit 100 353 homines d'infanterie. Rapport du Département militaire, pages 14 à 17.

par la facilité des communications, soit par des circonstances. économiques locales susceptibles de promptes modifications, sont à la fois plus actifs et moins durables que par le passé. Tel courant diminue aujourd'hui l'effectif de nos bataillons, dans la VIIme division, demain il les augmentera, tandis qu'une autre division entrera en décroissance. Dans cette instabilité, on ne saurait discerner avec une parfaite certitude les diminutions persistantes de celles qui sont transitoires. Si donc, on entreprenait demain, au grand dommage de notre armée, une nouvelle répartition de nos unités d'infanterie, qui nous garantit qu'après avoir tout bouleversé, on ne s'apercevra pas, après-demain, que l'on s'est trompé et que l'équilibre des effectifs est de nouveau en train de se modifier d'une façon imprévue. Cet équilibre des effectifs, dans une population instable, dans une armée profondément territorialisée, nous parait être une pure chimère à laquelle il ne faut pas sacrifier.

Il nous suffira donc, à ce point de vue, que nos effectifs soient en voie constante d'augmentation dans la plupart de nos unités.

Quant aux diminutions, lorsqu'elles présenteront un caractère véritablement alarmant, ce qui n'est pas le cas jusqu'ici, on sera à temps d'y aviser. C'est en vue d'éventualités pareilles que nous avons proclamé dans notre projet constitutionnel la nécessité de faire dorénavant fournir par les cantons des compagnies d'infanterie, au lieu de bataillons. Ceci permettra, comme nous l'avons dit plus haut, d'introduire dans un bataillon qui diminue trop une compagnie nouvelle formée dans un bataillon voisin d'effectif supérieur.

Il est vrai que l'augmentation de nos effectifs ne provient pas uniquement du mouvement ascendant de la population, mais qu'il a aussi pour cause une modification dans la façon dont se fait le recrutement. Depuis un certain nombre d'années, en effet, on a recruté davantage afin de combler les vides de nos unités. M. le colonel Bircher considère ces concessions comme dangereuses. Malgré la grande compétence de cet auteur, il nous sera permis de dire qu'au point de vue pratique, on ne s'en est pas encore aperçu jusqu'ici. Notre infanterie n'est pas moins apte à la marche maintenant qu'elle n'était il y a quelque temps. Et s'il y avait, en effet, un certain excès dans la question du recrutement, il serait facile, d'ici

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