Page images
PDF
EPUB

par Grotius se résument exactement dans la règle de Loysel : << Tous biens sont communs et n'y a moyen que de les avoir; car tout fut à autrui et à autrui sera (1); » axiome qui n'a rien de particulier aux rivières et rien de contraire aux doctrines des jurisconsultes, examinées par Grotius. Mais ce qui suit est beaucoup plus précis : « Ainsi tout ce dont un peuple s'est em

[ocr errors]

paré au commencement, et qui n'a point été ensuite partagé, » est censé appartenir en propre à ce peuple. Et comme une île » née dans une rivière qui appartient à quelque particulier est » à ce particulier, aussi bien que le lit de la rivière lorsqu'elle » vient à changer de cours, de même, dans une rivière apparte» nant au public, l'île et le lit sont au peuple ou à celui à qui » le peuple a donné de telles choses. Il en est de même des bords » de la rivière, qui sont la partie extérieure du lit, c'est-à-dire » de l'espace dans lequel la rivière a son cours naturellement. L'usage commun est aujourd'hui conforme à ce que je viens » de faire observer. »

Ainsi, Grotius enseigne que « l'ile née dans une rivière qui » appartient à quelque particulier est à ce particulier. » Il existe donc des rivières qui appartiennent aux particuliers, même selon le droit naturel, et même selon le droit civil, car le jurisconsulte ajoute immédiatement que « l'usage commun est conforme » à ce qu'il vient de dire.

[ocr errors]

8. Le droit naturel a pris place dans la discussion sous un autre rapport: on a pensé que la nature physique de l'eau résiste à l'application du droit de propriété. M. Proudhon exprime de deux manières cette idée, que beaucoup d'autres ont reproduite, en disant d'abord « que la mobilité de l'eau ne per» met pas de placer dans le domaine de propriété exclusive un >> courant d'eau qui s'échappe invinciblement de la mainmise; » ensuite, que, «< dans l'ordre naturel des choses, telle est la puissance d'une rivière, qu'indomptable par aucune force humaine, » elle se place d'elle-même hors de la sphère du domaine de » propriété et ne peut être soumise qu'au domaine public. Ces considérations me paraissent peu décisives. N'est-il pas

(1) Liv. 2, tit. 2, règl. 2 et 3.

[ocr errors]

possible, en effet, que, depuis l'entrée du ruisseau dans mon domaine jusqu'à sa sortie, je possède seul, à l'exclusion de tout autre, le droit de l'employer à tous les usages dont l'eau est susceptible; que seul j'en puisse user pour l'irrigation de mes prés, de mes terres, l'embellissement de mes jardins, le mouvement de mes usines? que ce droit exclusif et personnel, je ne le doive à personne; qu'il m'appartienne comme celui de jouir de mes prés et de mon moulin? Qu'est-ce donc que ce droit, si ce n'est la propriété ?

Qu'importe que « le courant d'eau échappe invinciblement à » la mainmise de l'homme, » ou que « la puissance d'une rivière » soit indomptable par aucune force humaine ? »> Quelle est donc la force naturelle que la force humaine puisse emprisonner ou dompter? La vapeur n'est-elle donc pas indomptable? n'échappe-t-elle pas invinciblement à toute mainmise? Elle est pourtant frappée de propriété, et les ingénieurs jurisconsultes n'ont pas encore eu la pensée, ou du moins la prétention, de la ranger parmi les choses qui n'appartiennent à personne, pour en attribuer le monopole à une administration quelconque.

La propriété n'est que le droit exclusif et propre de tirer d'une chose toute l'utilité dont elle est susceptible; c'est pourquoi l'exercice en est variable et suit la nature et l'utilité de la chose.

On jouit diversement d'une terre labourable, d'un pré, d'une vigne, d'un bois, d'un marais, d'un étang, d'une carrière, d'un terrain fertile et d'un sol improductif, d'un meuble et d'un immeuble, d'un objet fongible et d'un objet qui ne l'est pas. Chaque chose a son utilité propre, son usage particulier; par conséquent, la propriété de chaque chose varie dans son exercice, mais elle est toujours la même dans ses principes essentiels : la jouissance et l'exclusion.

C'est assurément par irréflexion que les jurisconsultes ont vu dans la force et dans la mobilité de l'eau courante un obstacle à la propriété. C'est précisément par ces deux qualités qu'elle, peut constituer une jouissance et qu'elle devient un élément de droit exclusif. C'est parce qu'elle est une force, qu'elle est utile pour les usines; c'est parce qu'elle est mobile, qu'elle est propre aux arrosements. Supprimez ces deux qualités physiques, et l'eau

n'est plus pour l'homme qu'un objet indifférent à tout autre égard que comme aliment.

9. Sans doute l'eau mobile échappe à l'homme, mais pendant tout le temps qu'il en use il la possède, et quand elle lui échappe, c'est qu'elle a rempli son usage et cesse de pouvoir être utile.

Quelle est donc la chose, autre que la terre, qui n'échappe pas à l'homme tôt ou tard? combien d'objets frappés du droit incontestable de propriété, don til ne peut faire usage qu'une fois? C'est la condition essentielle de toute chose mobilière; la langue répond à cette vérité en faisant du mot user le synonyme de détruire. Je suis assurément propriétaire de mon pain, de mon vin, et pourtant je ne puis en faire usage sans les anéantir; de mon cheval, ou de mon bœuf, ou de mes brebis, et cependant ils sont mortels; de ma carrière, et je ne puis en user qu'un temps; une fois épuisée, elle l'est à jamais. Il n'en est pas autrement de l'eau courante; je ne puis m'en servir qu'une fois, qu'un jour, qu'une heure, si l'on veut, mais enfin je puis m'en servir, et, pendant tout le temps que je l'emploierai, cette jouissance peut être exclusive et reposer sur un droit qui m'est propre (1).

Au surplus, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, en cette matière, les doctrines de nos adversaires sont contradictoires. Ils reconnaissent, en effet, l'eau courante susceptible de propriété privée dans une foule de cas.

Ainsi l'eau qui prend naissance sur mon fonds m'appartient incontestablement; cependant elle est mobile.

L'eau qui coule dans un canal fait de main d'homme est la propriété du maître du canal; cependant elle lui échappe invinciblement.

L'eau torrentielle que grossissent les orages et qui se précipite à travers les rochers est susceptible de propriété privée, malgré sa force indomptable.

(1) Si l'on compare l'usage de l'eau à celui de toutes les choses mobiles, on reconnaît que le premier ne diffère de l'autre qu'en ce que la chose employée lui survit, tandis que le plus souvent celui-ci la détruit. C'est précisément cette survivance de l'eau à l'usage qui embarrasse les légistes,

L'eau pluviale appartient de la manière la plus absolue au propriétaire du champ qui la reçoit et pourtant c'est pour l'usage de tous qu'elle est tombée du ciel.

Enfin, l'eau courante ne répugne à l'appropriation que lorsque son cours ne tarit jamais; en sorte que le ruisseau qui coule onze mois s'accommode très bien à la propriété particulière, mais s'il en coule douze, sa nature résiste au droit de propriété !

L'existence de ces assertions n'a pas besoin d'être justifiée par des citations; elles ne sont contestées par personne; on les trouve partout et professées par ceux-là mêmes qui enseignent en même temps que la force et la mobilité des eaux courantes sont un obstacle naturel et irrésistible à ce que la propriété s'y attache. De pareilles doctrines ont-elles besoin d'être réfutées autrement que par elles-mêmes? Je ne le pense pas.

10. Si pour déterminer le droit de propriété l'on consulte la nature des choses, elles se distinguent nécessairement en deux classes celles qui sont susceptibles de propriété et celles qui ne le sont pas (1).

Les premières sont, par exemple, l'air, la lumière, la mer.

Ces choses ne sont à personne parce que nul n'a besoin de se les approprier; il y a de l'air et de la lumière suffisamment et au delà pour tous les habitants de la terre.

Néanmoins, dans certaines conditions, ces éléments naturels peuvent être frappés de propriété, c'est-à-dire de jouissance exclusive. Je jouis seul de l'air qui pénètre ma poitrine et même de celui qui remplit ma maison ou fait tourner mon moulin (2). Dans les chemins de fer atmosphériques, l'air comprimé sera la chose de l'entreprise, comme l'appareil qui le contiendra. Il en est de même de la lumière factice, et même de celle du soleil dans ses

(1) Dans ce qui va suivre je ne cite pas d'autorités, parce que dans l'examen des vérités naturelles il n'y en a point; je ne suis pas non plus la division de Justinien, parce que je ferai voir, en parlant de la législation romaine, qu'elle est incompatible avec nos institutions et le système de propriété qui leur appartient.

(2) Voy., sur la servitude de vent, la loi 14, C. De servitutibus,

usages particuliers. La chaleur bienfaisante de cet astre peut ître utilisée d'une manière exclusive et privée, et Diogène, en disant au conquérant : « Ote-toi de mon soleil, exprimait une idée juste par un mot propre et significatif d'un droit acquis.

Ainsi, qu'on y prenne bien garde, si l'air et la lumière échappent à l'appropriation, c'est en tant seulement que pour leur jouissance l'appropriation est inutile; il en serait de même de toutes autres choses; si, pour en user, il n'était pas besoin d'une possession particulière, la propriété privée ne viendrait pas les affecter. Nul ne songerait à s'emparer d'une portion du sol si, pour en tirer les fruits de la culture, une possession exclusive, paisible et durable n'était pas une condition absolument nécessaire. Les peuples errants et pasteurs ne connaissent pas la propriété foncière; les pâturages naturels des régions qu'ils parcourent sont à leurs yeux res nullius, à moins que leur nation n'ait cru devoir en interdire l'usage aux nations voisines.

Les choses ne sont donc pas res nullius par une raison nécessaire de leur nature, mais par le défaut de leur appropriation, ou par le caractère des usages auxquels elles sont ou peuvent être employées.

Il est évident que les eaux courantes ne peuvent pas être res nullius; là n'est pas et ne peut pas être la question du procès. Elles sont depuis longtemps appropriées; loin qu'on songe à soutenir que les eaux courantes n'appartiennent à personne, on prétend qu'elles appartiennent au domaine public; il y aurait quelque chose de trop choquant et de trop grossièrement contradictoire à poser en principe qu'elles ne sont pas susceptibles de propriété, pour en conclure qu'elles sont la propriété de l'État.

11. Aussi les esprits logiciens, dans ce dernier système, cherchent seulement à établir cette thèse : que les eaux courantes ne sont pas la propriété des riverains où des usiniers, mais bien une partie et un élément du domaine public.

Dans les choses susceptibles de propriété, il en est, en effet, de deux espèces : les unes qui ne peuvent appartenir qu'au public, les autres qui peuvent appartenir aux particuliers.

L'État possède des choses de l'une et de l'autre espèce.

Il en est qui lui appartiennent comme représentant du public,

« PreviousContinue »