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Dans l'ancienne jurisprudence, on accordait une action à la fille abusée contre son séducteur, sur la présomption que sa faute avait été la conséquence d'une promesse de mariage dont elle n'était pas tenue de rapporter la preuve. Il est certain que l'on ne peut plus invoquer une présomption pareille, car il n'y a pas de présomption légale sans loi. Il faut donc que la femme qui se prétend séduite articule des faits de séduction; sinon, sa demande doit être écartée (1). Dès que la séduction, dans le sens vrai du mot, est établie, il y a lieu d'appliquer l'article 1382. C'est ce qui a été décidé par la cour de Dijon dans une espèce remarquable. Une enfant de treize ans fut placée de confiance dans une maison où elle devait trouver toute garantie pour les bonnes mœurs; elle y fut séduite par un jeune homme de vingt-quatre ans, frère de sa maîtresse; l'inégalité d'âge, d'intelligence, de position prouvait que l'enfant n'avait cédé qu'à de coupables manœuvres. Et comme le dit très-bien la cour, s'il y a danger à admettre en principe que toute femme qui se dit séduite a action contre son prétendu séducteur pour réclamer le prix de ses faiblesses et d'un entraînement le plus souvent réciproque, le principe contraire, posé d'une manière absolue, n'aurait pas un moindre danger pour la morale publique et l'honneur des familles (2). C'est donc une question de fait que les tribunaux décident d'après les circonstances.

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Dans un procès qui a eu un grand retentissement, on a soutenu que la séduction ne peut jamais être une cause de dommages-intérêts, parce qu'il y a toujours faute de la part des deux parties, de la femme séduite aussi bien que du séducteur. Cela est vrai au point de vue de la morale; car quelles que soient les promesses et les manoeuvres de celui qui séduit une femme, celle-ci est néanmoins coupable d'avoir cédé à la séduction. Mais en morale comme en droit, il y a des fautes plus ou moins graves. Il faut donc voir lequel est le plus coupable, en tenant aussi compte de la faute de l'autre. Or, précisément dans le procès qui a (1) Bastia, 28 août 1854 (Dalloz, 1856, 2, 16).

(2) Dijon, 16 avril 1861 (Dalloz, 1861, 5, 423, no 24).

été débattu avec tant de passion devant la cour de Caen, tous les torts pour ainsi dire étaient du côté de l'homme. La jeune fille, à peine âgée de quinze ans, portait le pain qué son père boulanger fournissait à la famille du séducteur, ainsi que cela se fait dans les petites villes; elle y trouva un homme plus âgé qu'elle de vingt ans, riche, considéré, mairé de sa commune; il abusa de la confiance que les parents de l'enfant lui témoignaient, pour la séduire. Ce n'est pas la jeune fille qui alla au-devant de la séduction, elle résista; le séducteur lui-même écrit qu'elle était pure et sans expérience, lui-même appelle sa chute un sublime sacrifice, dans un langage emprunté aux mauvais livres qui pullulent de nos jours. Voilà la première faute qui a engendré toutes les autres. Faut-il demander qui est le coupable? Séduite, mère, elle est entraînée à Paris, non pas dans son intérêt, mais pour éviter le scandale au maire, à l'homme riche, au mari d'une femme abusée, car le séducteur était marié! Ces relations continuent pendant près de vingt ans. Voilà, s'écrient les défenseurs de l'époux adultère et séducteur d'une honnête ouvrière, voilà la preuve que la prétendue victime est complice. Non, dit la cour, les lettres de son séducteur attestent que la malheureuse a voulu plus d'une fois rompre les liens honteux où elle était engagée. Qui l'en empêcha? Celui qui l'avait trompée enfant continua à user de moyens honteux, c'est l'expression de la cour, pour la retenir dans le désordre. Elle n'avait pas de moyens d'existence; en avait-elle besoin? Son riche séducteur ne pourvoyait-il pas à ses nécessités et même à ses caprices? Pour briser ses chaînes, elle aurait dû exercer une profession : elle n'en avait pas et par la faute de qui? La crainte de la misère pour elle et ses six enfants, telle était la chaîne infáme par laquelle le séducteur la retenait dans la voie immorale où lui le premier l'avait entraînée. Dira-t-on encore que les fautes étaient égales? La cour de Caen, par un arrêt sévère mais juste, doubla les dommages-intérêts que le tribunal de première instance avait accordés (1).

(1) Arrêt du 10 juin 1862 (Dalloz, 1862, 2, 129).

Nous aimons à retracer ces détails, afin que les séducteurs en gants jaunes apprennent qu'il y a une justice déjà sur

cette terre.

L'homme riche et puissant, flétri par cet arrêt, osa se pourvoir en cassation. Mais devant la cour suprême, il trouva aussi des juges sévères. La cour revint sur sa jurisprudence première. Elle répéta, à la vérité, que la simple séduction ne donne pas lieu à une action, parce qu'on ne saurait y trouver un coupable et une victime; ce qui implique que les deux parties sont également coupables, et alors il est évident qu'il ne peut être question de dommages-intérêts. Donc quand il y a un coupable, la femme a une action contre lui; et dans l'espèce, il y avait un grand coupable. L'arrêt de la cour de cassation reproduit les termes flétrissants des premiers juges (1). Il est donc maintenant de jurisprudence que la séduction donne lieu à dommages-intérêts quand il y a faute. La faute est évidente quand la séduction a été exercée avec promesse - de mariage; il y a plus que faute, il y a dol. Plusieurs cours l'ont jugé ainsi, dans des circonstances plus ou moins odieuses. Il s'est trouvé tel homme faisant métier, pour ainsi dire, de séduire de jeunes filles en leur promettant le mariage, puis venant contester en justice la validité de ses promesses. Le misérable les avait donc faites sachant qu'elles ne le liaient point. Mais qu'importe? On ne demande pas l'exécution de la promesse, on ne l'invoque que pour constater la faute doleuse du séducteur (2). Dans une autre espèce, qui ne se reproduit que trop souvent, une jeune fille avait trouvé la ruine de son honneur dans la maison où elle allait servir comme domestique. La justice doit être inexorable dans sa réprobation de ces coupables manœuvres, parce qu'elles sont une cause incessante d'immoralité (3). Le caractère aggravant de la séduction se présente encore lorsque la jeune fille, encore enfant, est dans le dépendance du séducteur, soit par la position

(1) Arrêt du 26 juillet 1864 (Dalloz, 1864, 1, 347).

(2) Colmar, 31 décembre 1863 et Grenoble, 18 mars 1864 Dalloz, 1865, 2, 21 et 22).

(3) Grenoble, 18 mars 1864 (Dainz, 1865, 2, 22) et Rennes, 11 avril 1866 (Dalloz, 1866, 2, 184).

de son père, employé dans une fabrique, soit elle-même. ouvrière de fabrique. Ici encore la honteuse exploitation du maître est à craindre, et si l'on en croit l'opinion publique des villes manufacturières, ces craintes ne seraient rien moins que chimériques. La cour de Dijon a frappé le séducteur, sans tenir compte de sa défense, consistant à dire que lui, jeune homme de dix-sept ans, avait été provoqué par une enfant de treize ans (1)!

91. Dans les diverses espèces que nous venons de rapporter, on a parfois objecté à l'action de la mère, qu'elle tendait indirectement à une recherche de paternité, recherche interdite d'une manière absolue par l'article 340. La question est très-délicate. Pour qu'elle puisse être agitée, il faut d'abord que le fait de paternité soit contesté. Mais suffit-il qu'il le soit pour que le juge doive repousser la demande de la mère? Quand la femme séduite demande des dommages-intérêts, ce n'est pas pour le simple fait de séduction, c'est que la séduction a été suivie de grossesse; elle réclame des dommages-intérêts pour elle et au nom de l'enfant qu'elle a mis au monde. Cela suppose que le séducteur est l'auteur de la grossesse et le père de l'enfant. S'il le nie, la femme sera-t-elle admise à faire la preuve de la paternité? Posée en ces termes, la question doit être décidée négativement. Ce serait violer la loi qui interdit la recherche de la paternité. Vainement dirait-on que l'action ne tend pas à donner une filiation aux enfants, que le seul but de la demande est d'obtenir des dommagesintérêts pour la mère; les termes absolus de l'article 340 repoussent cette distinction. La loi n'interdit pas seulement la réclamation d'état faite par l'enfant, elle prohibe la recherche de la paternité, n'importe dans quel but et par qui l'action est intentée. Nous croyons que la mère ne pourrait pas même réclamer de dommages intérêts pour elle, si elle fondait son action sur sa grossesse et sa maternité; car elle ne peut avoir d'action de ce chef que contre l'auteur de la grossesse, donc sa demande impliquerait une recherche de paternité. Telle est la rigueur

(1) Arrêt du 1er décembre 1868 (Dalloz, 1868, 2, 248).

des principes. La jurisprudence s'en est parfois écartée. La cour de cassation a jugé à deux reprises que des cours d'appel, en admettant une demande d'aliments pour les enfants nés d'un commerce illégitime et de dommagesintérêts pour la mère, avaient violé la loi qui interdit la recherche de la paternité. Dans l'espèce, la question n'était pas douteuse. Demander des aliments, c'est récla mer l'exécution d'une obligation dérivant de la paternité; or, il ne peut y avoir d'obligations à charge du prétendu père que si la paternité est constatée; l'action tendait donc à la recherche de la paternité, c'est dire qu'elle devait être rejetée (1). La cour de Bastia a maintenu la rigueur de ces principes dans un débat qui présentait un caractère réellement odieux. Un homme âgé de plus de trente ans séduit une jeune fille mineure; il fait plus que lui promettre le mariage, il se présente avec elle au pied des autels et engage sa foi devant Dieu. Dans un pays essentiellement catholique, la jeune fille devait croire à la sainteté de ces serments et à la validité de son union. Cependant elle se voit abandonnée par l'infâme qui s'était servi de la religion pour l'abuser. Elle réclame des dommagesintérêts pour elle et des aliments pour son enfant, La cour refusa les aliments en se fondant sur l'article 340 qui interdit la recherche de la paternité. Elle accorda les dommages-intérêts, mais en ayant soin de déclarer que le dommage était causé par la promesse de mariage suivie de la célébration du mariage religieux. Ce n'était donc pas du chef de la grossesse que la cour condamna le séducteur; il aurait été condamné, alors même que la femme qu'il avait si indignement trompée ne serait pas devenue enceinte (2).

92. La question ne se présente pas toujours dans des termes aussi simples. Il se peut que la paternité soit avouée par le séducteur, mais sans qu'il y ait reconnaissance proprement dite. Cet aveu suffit-il pour légitimer la demande en dommages-intérêts? Un jeune homme fait une pro

(1) Arrêts de cassation du 3 ventôse an xi et du 26 mars 1806 (Dalloz, au mot Paternité, no 598).

(2) Bastia, 3 février 1834 (Dalloz, au mot Mariage, no 82, 11o).

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