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renonciations, par les clauses d'une donation ou d'un testament? Cette question est très-controversée. Nous croyons que l'administration légale est d'ordre public et que partant il n'y peut être dérogé. C'est au père que cette administration appartient durant le mariage. Elle tient donc à la puissance paternelle et au mariage, deux institutions qui sont essentiellement d'ordre public. Si la loi donne l'administration au père, c'est parce que lui seul exerce la puissance paternelle; si elle ne prescrit pas de garanties en faveur de l'enfant, c'est qu'il trouve des garanties suffisantes dans le mariage, c'est-à-dire dans l'affection de ses père et mère. A tous ces titres, l'administration légale est d'ordre public; donc il y a lieu d'appliquer l'article 6, aux termes duquel on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public.

On dit que l'administration des biens n'est pas, comme l'administration de la personne, un attribut essentiel de la paternité (1). Cela est une affirmation toute gratuite qu'il faudrait prouver. En théorie, sans doute, on peut le soutenir; mais nous ne sommes pas sur le terrain de la théorie, nous sommes sur le terrain des lois positives. Il ne s'agit pas de ce que le législateur aurait pu ou dú faire, mais de ce qu'il a fait. Ici est, à notre avis, l'erreur de M. Demolombe (2), et il y faut insister parce que l'erreur est très-commune; on confond trop souvent la mission de l'interprète avec celle du législateur. Il est certain que la loi permet, en certains cas, de déroger, par des conventions particulières, à des principes d'ordre public; et elle le fait précisément en ce qui concerne l'administration des biens. Ainsi elle frappe en général la femme d'incapacité juridique; mais elle permet de déroger à cette règle. Après avoir dit que la femme, même non commune ou séparée de biens, ne peut donner, aliéner, hypothéquer, acquérir à titre onéreux ou gratuit, sans le concours du mari dans l'acte ou son consentement par écrit (art. 217), elle ajoute Toute autorisation générale, même stipulée

(1) Zachariæ, édition de Massé et Vergé, t. Ier, p. 408, note 17. Demolombe, Cours de code Napoléon, t. VI, p. 343, no 458.

par contrat de mariage, n'est valable que quant à l'administration des biens de la femme (art. 223). » Donc la femme peut stipuler la libre administration de ses biens. La loi ne se contente pas de poser ce principe vague, elle entre dans les détails de ce que la femme peut faire en vertu d'une pareille stipulation. C'est un régime distinct, que la loi organise sous le nom de séparation de biens (art. 1536-1539). Est-ce que ces dérogations à l'incapacité juridique de la femme auraient été permises en l'absence d'un texte? Non, certes. Vainement aurait-on dit qu'il n'est pas de l'essence de la puissance maritale que la femme soit frappée d'une incapacité absolue et qu'elle ne puisse faire aucun acte sans autorisation de son mari, pas même un acte d'administration. On aurait répondu que cela est très-vrai, mais que l'incapacité de la femme étant d'ordre public, le législateur seul y peut déroger ou permettre que l'on y déroge, que lui seul peut fixer les limites. dans lesquelles ces dérogations sont admises. Eh bien, on peut faire absolument le même raisonnement pour l'administration légale. Elle tient à l'ordre public, puisqu'elle est attachée à la puissance paternelle et au mariage. Mais l'on conçoit que la loi permette d'y déroger; en quel sens et dans quelles limites? C'est ce que la loi aurait dû déterminer, car la loi seule le peut. En l'absence d'un texte qui autorise la dérogation, l'interprète ne peut pas l'admettre, car en admettant une exception à un principe d'ordre public, il ferait la loi; il ferait encore la loi en décidant que la dérogation ne peut avoir lieu que sous certaines conditions, avec certaines restrictions: est-ce à lui à formuler ces conditions et ces restrictions ou est-ce au législateur?

298. Jusqu'où va le principe, et où commence l'exception? Voilà un point que le législateur seul a le droit de décider. Nous allons voir les embarras et les incertitudes de la doctrine et de la jurisprudence, en face de ces difficultés que l'interprète n'a pas mission de résoudre, et qu'il lui faut néanmoins trancher, si l'on admet que la dérogation est permise. On demande si celui qui fait une donation ou un legs au profit d'un enfant mineur peut interdire au père ou à la mère du donataire l'administration des

biens donnés. C'est dans ces termes que Proudhon pose la question. Il commence par rapporter un arrêt de la cour de Besançon qui l'a décidée négativement, d'après les principes que nous venons de poser. Le père a l'administration des biens de ses enfants; c'est une charge attachée à la puissance paternelle. Comment un testateur pourrait-il défendre au père de remplir un devoir? Il faudrait pour cela une disposition formelle de la loi. Le code permet-il de déroger à l'administration légale? Il y a, au contraire, une disposition qui implique que cette dérogation est prohibée. Les père et mère ont l'usufruit légal des biens de leurs enfants; toutefois l'article 387 permet de donner ou de léguer des biens aux enfants sous la condition que les père et mère n'en jouiront pas. Pourquoi le législateur a-t-il cru nécessaire d'autoriser formellement cette clause? Parce que l'usufruit légal étant un avantage attaché à l'exercice de la puissance paternelle, on aurait pu dire qu'elle est d'ordre public, et que par suite il est défendu d'y déroger. N'en doit-on pas dire autant, et à plus forte raison, de l'administration légale? En effet, cette administration est un devoir; or, une obligation imposée au père, en sa qualité de père, n'est-elle pas essentiellement un attribut, une dépendance de la paternité, donc d'ordre public? Cela est décisif. La loi ne permettant pas de déroger à l'administration légale, toute dérogation est frappée de nullité (1).

Proudhon répond en rétorquant l'article 387 contre la doctrine consacrée par la cour de Besançon. Il est permis, dit-il, de prohiber l'usufruit au père; or, cette prohibition ne serait qu'un avantage illusoire pour l'enfant, si l'administration devait nécessairement être laissée au père, lors même que celui-ci serait un dissipateur ou un homme insolvable. Donc la permission de prohiber l'usufruit emporte virtuellement celle de prohiber aussi l'administration, toutes les fois que cette mesure doit être favorable aux intérêts du mineur (2). Nous nous étonnons que Proudhon, si bon

(1) Besançon, 15 novembre 1807 (Dalloz, au mot Dispositions entre vifs, n° 122). Cette opinion est suivie par Merlin, Toullier, Demante et Marcadé, Voyez la doctrine et la jurisprudence dans Dalloz.

(2) Proudhon, De l'usufruit, t. Ier, p. 307, no 246.

logicien, ait confondu deux droits essentiellement différents, l'usufruit et l'administration. L'usufruit est un avantage que la loi aurait pu ne pas accorder aux père et mère, et que, de l'avis de très-bons esprits, elle n'aurait pas dû leur accorder; donc c'est un droit qui ne tient pas à l'essence de l'autorité paternelle. C'est la raison pour laquelle le code permet d'y déroger. Tandis que l'administration des biens est une nécessité. Qui donc administrerait les biens avec le soin, avec l'affection que le père y met? L'administration légale est un devoir. Et déroge-t-on à un devoir? Le législateur, sans doute, aurait pu le faire. Nous disons plus il aurait dû permettre d'enlever l'administration au père, dans tous les cas où l'intérêt de l'enfant . l'exige. Car l'intérêt de l'enfant devrait tout dominer. Mais le législateur ne l'a pas fait. Et ce qu'il a négligé de faire, le juge le peut-il? Ici est le vrai noeud de la difficulté.

299. Proudhon dit que c'est une question de fait. La dérogation à une loi d'ordre public, une question de fait! Cela est une vraie hérésie juridique. Dans l'opinion que nous combattons, cette hérésie est une nécessité. La loi ne permettant pas de déroger à la puissance paternelle, l'interprète qui trouve bon d'admettre ces dérogations est obligé de faire la loi. Proudhon la fait, en se plaçant sur le terrain de la morale. Si, dit-il, la clause qui prohibe au père l'administration des biens donnés au fils est inspirée par la colère, le ressentiment, la haine ou le mépris pour le père, au lieu d'être une précaution salutaire aux intérêts de l'enfant, elle doit être déclarée nulle, parce que la morale réprouve la vengeance, et que la justice ne peut sanctionner l'œuvre de la passion. La clause est valable, au contraire, quand le testateur l'a ajoutée à sa libéralité, dans l'intérêt de l'enfant, si le père est dissipateur, incapable ou insolvable (1).

Nous ne demanderons pas sur quels principes ces distinctions se fondent, puisqu'on invoque, non le droit, mais la morale. Depuis quand la morale décide-t-elle les questions de droit? M. Demolombe a cherché à donner une

(1) Proudhon, De l'usufruit, nos 242, 243 (t. Ier, p. 300 et suiv.).

couleur légale à une doctrine qui n'est pas une doctrine juridique. Je comprends, dit-il, qu'on ne valide pas les clauses qui auraient pour but et pour résultat d'humilier la puissance paternelle, de soumettre le père lui-même à une sorte d'incapacité et de tutelle. » Ainsi, au lieu de puiser les motifs de décider dans les principes, le juge les cherchera dans l'intention du testateur! C'est l'arbitraire en plein, et l'incertitude qui en est la suite. Un testateur déclare qu'il ne veut pas que le père du légataire mineur ait l'administration des biens légués; il entend qu'il soit nommé un curateur spécial. Cette clause est-elle valable? La cour de Caen l'a annulée; Demolombe approuve, Proudhon critique la décision (1). Voilà où l'on aboutit quand on abandonne les principes de droit pour la morale!

300. La jurisprudence se prononce pour l'opinion contraire à la nôtre; mais nous n'y trouvons aucune trace des distinctions admises par la doctrine. Elle décide d'une manière absolue que la clause qui prive le père de l'administration des biens légués est valable. S'il nous fallait choisir, nous préférerions l'opinion consacrée par la jurisprudence. Dès que l'on reconnaît au testateur le droit d'ajouter cette condition à son legs, il faut maintenir la clause dans tous les cas, sans entrer dans l'examen des intentions de celui qui l'a écrite : s'il use d'un droit, personne n'a à lui demander compte de l'usage qu'il en fait. La cour de Paris a jugé que cette clause ne portait pas atteinte aux droits essentiels de la puissance paternelle (2). Cette distinction entre les droits essentiels et les droits non essentiels est fondée en théorie; le législateur aurait pu, il aurait même dû la faire; mais ne l'ayant pas faite, le juge peut-il distinguer là où la loi ne distingue pas? On déclare la clause valable dans l'intérêt de l'enfant; mais si l'enfant est intéressé à ce qu'un père dissipateur ne gère pas ses biens, n'a-t-il pas un inté rêt bien plus grand à ce que ce père indigne soit privé du droit d'éducation? Logiquement il faudrait aller jusque-là, et certes si le législateur faisait une loi nouvelle, il devrait

(1) Demolombe, t. VI, p. 346 et suiv., no 458. C'est l'opinion généralement suivie par les auteurs modernes.

(2) Paris, 5 décembre 1854 (Dalloz, 1855, 5, 103, no 6).

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