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M. Carlier, le préfet de police, avait adressé aux Parisiens une circulaire à l'occasion de cette élection. Après avoir fait un tableau très-énergique et trop vrai du socialisme, il y disait à ses commissaires de police :

Votre devoir, comme citoyen et comme magistrat, c'est de prémunir les honnêtes ouvriers contre les fausses et dangereuses doctrines du socialisme, etc.

A cette circulaire, les électeurs répondaient en donnant 132,000 voix à M. Carnot; 128,000 à Vidal, et 126,000 à de Flotte, qui obtenaient ainsi la majorité sur MM. Foy, de la Hitte et Bonjean, candidats du parti conservateur.

Ce résultat inattendu causa une sensation universelle on le comparait à celui que l'élection précédente, faite sous notre ministère, avait donné. On se demandait comment les mêmes électeurs qui avaient si récemment élu les hommes les plus obscurs, les plus ignorés, à des majorités importantes, par cela seul qu'ils étaient sur la liste des conservateurs, avaient pu faire des choix aussi menaçants pour l'ordre public. Les partis extrêmes avaient donc reconquis la majorité, se disait-on. De là, un grand trouble et une grande irritation dans le gouvernement et dans l'Assemblée.

La presse conservatrice sonna le tocsin d'alarme; le journal l'Assemblée nationale allait même jusqu'à dénoncer à ses lecteurs les marchands qui avaient voté pour les rouges, ce qui donna lieu à une interpellation de M. Ferdinand de Lasteyrie, revendiquant, non sans raison, la protection due à la liberté des votes. Les ministres s'étaient bornés à lui répondre, l'un, M. Rouher, qu'il n'y avait pas là un délit caractérisé; l'autre, que l'élection de Paris n'était pas un acte de conciliation et de paix; et comme l'auteur de l'interpellation insistait et conjurait la majorité d'é

couter l'avertissement que lui donnait l'élection de Paris : « Oui, s'écriait cette majorité d'une voix unanime, nous profiterons de l'avertissement!... »

Comme, en même temps, la Haute-Saône nommait pour représentants huit rouges de la couleur la plus foncée, l'alarme fut générale dans le parti conservateur, et on prit la résolution de conjurer à tout prix un danger si menaçant.

Il eût été plus sage d'envisager avec calme ces élections, de les comparer avec celles qui les avaient précédées, et de voir, dans ce revirement de l'opinion, un salutaire avertissement. En effet, par ce rapprochement, par cet examen fait avec quelque sang-froid, on eût reconnu qu'entre le parti conservateur, qui veut l'ordre à tout prix, et l'extrême gauche, il y a, en France, et à Paris surtout, un parti moyen qui se porte alternativement d'un côté ou de l'autre, selon que l'ordre ou la liberté lui paraissent plus menacés, et qui fait pencher la balance de ce côté; que c'est parce que ce parti moyen ne voulait pas de la réaction à laquelle se laissait entraîner l'Assemblée, qu'il s'était rapproché de l'extrême gauche, sans pour cela se fondre avec elle, et lui avait donné la majorité dans l'élection; que, si on voulait reconquérir cette majorité, il fallait changer de politique, ne plus menacer la République, et, surtout, ne pas l'insulter. Mais, quels sont les gouvernements qui, dans notre malheureux pays, ont voulu comprendre de pareils avertissements? ils les prennent toujours pour des actes d'hostilité, et, au lieu de se réformer, ils s'irritent et s'enfoncent de plus en plus dans les voies où ils sont engagés, jusqu'à ce qu'ils rencontrent l'abîme.

Ainsi avaient agi les conventionnels, alors qu'en l'an III, ils avaient répondu à des élections modérées par le coup d'État du 18 fructidor, bientôt expié par le 18 brumaire; ainsi Napoléon, qui, aux représenta

tions timides, réservées, du Corps législatif, en faveur de la paix et de la liberté, en 1814, avait répondu par des outrages et des menaces, et qui, quelque temps après, était forcé d'abdiquer; ainsi Charles X, qui, en 1830, à une élection indépendante et libérale, avait répondu par ces funestes ordonnances qui le conduisaient, à quelques jours de là, en exil; ainsi LouisPhilippe, qui, à des manifestations en faveur de la réforme la plus inoffensive, répondait par l'obstination la plus aveugle, la veille même de sa chute.

L'Assemblée législative ne pouvait échapper à cette fatale destinée: le 1er mai, parut, dans le Moniteur, un arrêté du ministre de l'intérieur, M. Baroche, qui instituait une commission pour préparer la réforme de la loi électorale.

MM. Benoist-d'Azy, Berryer, Beugnot, de Broglie, Buffet, de Chasseloup-Laubat, Léon Faucher, Jules de Lasteyrie, Molé, de Montalembert, de Montebello, Piscatory, de Sèze, de Saint-Priest, Thiers et de Vatimesnil la composaient. On le voit, les éléments de cette commission étaient purs de tout mélange républicain. Les légitimistes et les orléanistes y avaient fourni leur contingent à peu près égal; peut-être eût-il été plus politique d'y faire représenter un peu la République modérée. Ce sont ces dix-sept commissaires qui, plus tard, ont reçu dans le public la dénomination moqueuse des dix-sept Burgraves.

L'annonce de ce projet de modifier la loi électorale causa, on le comprend, un grand émoi dans le monde politique; des conférences multipliées eurent lieu dans le parti conservateur pour s'entendre, et sur l'opportunité et sur les conditions de cette réforme. J'assistai à quelques-unes de ces conférences; tous mes amis étaient fort animés : ils étaient à peu près unanimes pour proclamer la nécessité de modifier la loi électorale sous peine, disaient-ils, de mort à jour

fixe. M. le duc de Broglie, particulièrement, qui, ordinairement, a des vues plus claires en politique, n'apercevait de salut que dans une réforme assez profonde du suffrage universel, et je crois que c'est lui qui imagina la condition des trois ans de domicile. J'étais loin de partager ces impressions; d'abord, je trouvais que répondre par une espèce de coup d'État législatif à une élection partielle de quelques représentants de la Montagne, lorsque la majorité, dans l'Assemblée, était si forte et si assurée, c'était jouer un jeu puéril et dangereux, le même que celui que la branche aînée des Bourbons avait joué, alors qu'elle avait répondu à l'élection de l'abbé Grégoire par celui du double vote, qui lui avait apporté si peu de profit. Dans mon opinion, d'ailleurs, l'élection de Paris était une contre-réaction, en quelque sorte, qu'une politique moins agressive contre la République aurait pu prévenir et pouvait encore réparer; et puis, je n'aimais pas cette lutte ouverte entre le corps électoral et le gouvernement: celui-ci se défendait contre des élections libres à coups de lois. Une fois engagé dans cette voie, où s'arrêterait-il ? J'ajoutais, en outre, que, tant que l'Assemblée et le Pouvoir exécutif seraient d'accord, la majorité était assurée au parti conservateur, même avec la loi existante: que si, au contraire, un conflit s'établissait entre ces deux puissances, la réforme proposée serait complétement impuissante et pourrait même devenir un danger sérieux pour la République. Vains raisonnements, qui étaient à peine écoutés. J'ai vérifié une fois de plus, dans cette circonstance, combien il est impossible de changer, en France, certains courants d'opinions, lorsqu'ils se sont une fois formés : il semble qu'ils empruntent à la furia francese quelque chose de soudain et d'irrésistible. J'avais déjà vainement essayé de remonter un de ces courants, lors du suffrage universel et à l'occasion

des deux chambres; c'est un pareil courant qui, dans ce moment, nous emportait dans un sens contraire, et malgré mes efforts.

Je fis une dernière tentative dans une réunion nombreuse du parti conservateur, qui se tenait dans un salon de la rue des Pyramides. Plusieurs orateurs s'étaient succédé pour faire ressortir les nécessités de la réforme et exalter les heureux résultats qu'elle produirait. Je me levai, annonçant que je me contenterais d'adresser à la réunion une seule question.

Je vois bien, leur dis-je, ce que vous enlevez par votre projet, au Président de la République, je ne vois pas ce que vous lui donnez en échange. Vous lui retirez trois ou quatre millions d'électeurs, qui certainement représentent, au moins, en grande partie, la majorité par laquelle il a été élu d'emblée à la présidence et sans qu'il ait été nécessaire de recourir au choix de l'assemblée; lui donnez-vous, au moins, l'assurance qu'il pourra tenter les chances d'une réélection, et que, ce cas échéant, s'il n'atteint pas le chiffre exigé par la Constitution, grâce aux suppressions que vous voulez opérer, le choix du Corps législatif lui est d'avance garanti?...

A peine avais-je posé cette simple question, qu'un tumulte général s'éleva parmi les assistants; les interpellations m'arrivaient en foule. Enfin M. Thiers se leva et déclara : « Qu'il ne me comprenait pas; que la loi était présentée par un des ministres du Président de la République et était réputée légalement son œuvre personnelle; qu'il n'y avait, par conséquent, aucune crainte raisonnable à concevoir sur sa résolution de faire passer la loi et de la maintenir. »

Je me bornai à répliquer que, puisque ma question n'était pas comprise, je laissais aux événements le soin de la rendre plus claire et d'en déterminer la portée.

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