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CHAPITRE VI

CONFLITS

Ce fut M. de Rémusat qui, dans la séance suivante, prit l'initiative de l'attaque; en quelques paroles trèsfermes, il s'étonna que, suivant les usages toujours observés, le ministère qui venait d'être constitué ne donnât pas à l'Assemblée l'explication de la mesure qui frappait le général Changarnier; si le ministère ne répond pas, ajoutait-il, je demanderai que l'Assemblée se retire immédiatement dans ses bureaux pour former une commission chargée de prendre toutes les mesures que les circonstances peuvent commander. Je veux que l'Assemblée rompe un silence qui a duré trop longtemps.

Cette proposition de nommer une commission sans autre mission que d'aviser ressemblait bien au Caveant consules de la république romaine, et semblait annoncer la résolution prise d'en finir enfin avec une situation devenue impossible. La majorité l'accueillit par des cris d'approbation, et se pressa autour de l'orateur, en le félicitant de son courage; c'était le vase dans lequel se versaient depuis longtemps, goutte

à goutte, les menaces et les outrages qui débordait enfin.

Vainement MM. Baroche et Rouher reproduisent ces palinodies qui avaient naguère réussi à M. d'Hautpoul: Mais reconnaissez-nous donc, ne sommes nous pas des vôtres ? Nous sommes les mêmes hommes qui combattaient hier avec la majorité et qui étaient ses instruments directs: que pouvez-vous donc craindre de nous ?... Mais les esprits étaient bien changés et ces paroles doucereuses étaient accueillies par des murmures.

Dufaure monte à la tribune et avec une vivacité de langage qui ne lui était pas ordinaire :

On nous dit de ne pas parler politique, s'écrie-t-il, mais on en parle à côté de nous. (Vive adhésion.) L'histoire nous montre que, dans les jours funestes où l'on a voulu porter atteinte à la dignité du pouvoir législatif, on a commencé par le dégrader. La presse anglaise joint ses injures à celles de la presse bonapartiste (ce qui n'était que trop vrai). Je demande à ne pas m'expliquer sur ce point, je serais obligé de me rappeler la part que l'Angleterre a prise aux revues de Satory; des officiers anglais étaient près de Napoléon. (Sensation prolongée.) Que voulaient dire ces acclamations séditieuses qui n'ont jamais été poursuivies ? pourquoi échauffer les masses d'un souvenir que trente-six ans d'un gouvernement parlementaire doivent avoir, pour toujours, relégué dans l'histoire ? La commission de prorogation a eu la générosité de tenir ses procès-verbaux secrets et cependant de quelles attaques n'a-t-elle pas été l'objet? Le cabinet demande à n'être jugé que sur ses actes? Soit: il en est un qui a motivé sa formation, c'est le renvoi du général Changarnier au lendemain du jour où l'Assemblée avait applaudi à ses assurances de dévouement et de respect pour le parlement, et c'est à raison même de cette approbation qu'il a été frappé. Au reste, ce n'est que le commencement d'une série de faits sérieusement attentatoires depuis quatorze mois à la dignité de l'Assemblée : on parle d'assurer l'ordre, mais comment y parvenir, si l'Assemblée perd

la moindre partie de la force morale qu'elle doit avoir? (Applaudissements.)

M. Rouher insiste pour rassurer l'Assemblée contre ce qu'il appelle les rêves d'un coup d'État.

Le pouvoir qui atteindrait un pareil triomphe, dit-il, aurait tristement à le regretter, car à l'instant il cesserait d'exister! Mais lorsqu'il s'écrie: Soyons calmes, faisons de la conciliation! (Des éclats de rire partent de tous les côtés de la salle.)

Le général Bedeau, qui ramène le débat aux points précis des revues de Satory, de la destitution du général Neumayer et de celle de Changarnier, est, au contraire, accueilli par des applaudissements. M. de Rémusat déclare que, puisque les ministres ne donnent pas les explications satisfaisantes qu'il avait demandées, il persiste dans sa proposition. C'est un Comité de salut public, s'exclament les ministres. La proposition n'en est pas moins votée par 350 voix, contre 273: - plusieurs montagnards s'abstinrent.

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Bientôt après, M. le duc de Broglie, président de la commission nommée à la suite de ce vote, venait demander que les procès-verbaux de la commission de prorogation fussent produits. Le vent était à l'accusation les ministres demandèrent à leur tour la publication et la distribution de ces procès-verbaux, ce qui était fort habile, car par là ils gagnaient du temps, et c'est beaucoup; c'est souvent tout en politique.

Et, en effet, ce premier élan ne fut pas de longue durée; dans la commission surgirent des objections de forme. Comment qualifier légalement cette commission dont M. de Rémusat proposait la formation ; quelle mission précise lui serait donnée ?... seraitelle chargée de préparer une mise en accusation qui

n'avait pas été demandée? était-on d'ailleurs résolu à pousser les choses aussi loin? En définitive, la majorité de la commission se réduisit à proposer à l'Assemblée la déclaration suivante :

L'Assemblée nationale, tout en reconnaissant que le pouvoir exécutif a le droit incontestable de disposer des commandements militaires, blâme l'usage que le ministère a fait de ce droit; et déclare que l'ancien général en chef de l'armée conserve tous ses titres au témoignage de confiance que l'Assemblée lui a donné dans sa séance du 3.

Cette conclusion n'avait été adoptée dans la commission qu'à la majorité d'une seule voix : 8 contre 7. Quelques membres, tout en blåmant les actes du gouvernement, étaient d'avis que le message du 12 novembre avait tout couvert ; d'autres consentaient à un blâme contre le ministère; d'autres voulaient bien formuler un acte de défiance contre les ministres pour avoir méconnu les conditions qui doivent garantir l'union des pouvoirs constitutionnels, mais ils ne voulaient rien ajouter qui fût relatif à la personne du général Changarnier.

Le rapporteur motivait les conclusions de la majorité sur ce que, depuis longtemps, il s'était manifesté près du pouvoir exécutif peu de foi dans les institutions et une tendance à préconiser le gouvernement absolu et à faire dans un avenir indéterminé une sorte de restauration impériale. Il rattachait à cette tendance et les outrages incessamment adressés à l'Assemblée par des journaux non-seulement tolérés, mais encouragés par le privilége de la vente publique et les cris séditieux de Vive l'Empereur!.. proférés dans les revues, et la destitution du général Neumayer, et la révocation du général en chef.

Dans notre opinion, dit le rapporteur, il n'y a pas lieu de faire remonter la responsabilité de ces faits plus haut que le

pouvoir ministériel. La responsabilité ministérielle a été établie par la Constitution, précisément pour éviter la nécessité de mettre en jeu, pour des détails d'administration, et, sans une rigoureuse nécessité, celle du chef du pouvoir exécutif.

Cette déclaration excita quelque agitation dans l'Assemblée, et, en effet, elle ne prêtait que trop à la critique.

Il était évident pour tous que si les malheureux ministres étaient coupables de faiblesse, le vrai coupable des faits dénoncés, c'était le Président de la République lui-même, et c'était bien étrangement qualifier ces faits que de les appeler de simples détails d'administration.

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Une autre faute commise par la commission c'était d'avoir joint à ses conclusions une sorte de glorification du général Changarnier et la déclaration que ce général avait plus que jamais la confiance de l'Assemblée. La commission, en exaltant ainsi le subordonné et l'élevant à la hauteur d'un pouvoir rival, donnait-elle pas raison à Louis-Napoléon, et d'ailleurs pouvait-elle espérer que le parti républicain, qui avait tant de griefs contre ce général, se résoudrait jamais à se réunir à elle dans cette glorification d'un ennemi redouté? et cependant les votes de ce parti, les conservateurs étant réduits d'une centaine de voix par la défection des membres bonapartistes et des gens timides toujours en si grand nombre dans les Assemblées, étaient nécessaires pour donner la majorité à ses résolutions: il est même à croire qu'elle se fût trouvée en minorité si elle n'eût pas eu la bonne idée de se rallier en désespoir de cause, à un amendement de M. Victor Lefranc, qui proposait un vote pur et simple de défiance contre le cabinet.

Le débat se prolongea pendant trois longues séan

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