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pour eux-mêmes. Les savants savent, en effet, combien il est difficile d'introduire de la nouveauté et de la variété dans les débats scientifiques les mêmes vérités et les mêmes erreurs se sont répétées d'âge en âge, avec quelques variations seulement dans le langage; et la nouveauté d'une expression est souvent regardée par les ignorants comme une découverte essentielle. Peut-être aussi la même portion de génie et de jugemnt a été déployée dans la plupart des formes variées sous lesquelles la science a été cultivée aux différentes époques de l'histoire. La supériorité des écrivains qu'on lit le plus consiste souvent dans leur goût, leur prudence et un heureux choix du sujet joint à des circonstances favorables, à un style agréable, à l'emploi d'un idiome perfectionné, ou à d'autres avantages qui sont accidentels, ou résultent plutôt des facultés secondaires que des facultés élevées de l'esprit. Mais ces réflexions, en modérant l'orgueil de ceux qui pensent avoir fait des découvertes, et en les désillusionnant sur la bonne opinion qu'ils pourraient avoir de la supériorité de leur talent, servent néanmoins à prouver l'usage et même la nécessité de composer de temps en temps de nouveaux systèmes de sciences adaptés aux opinions et aux langages des périodes successives. Chaque siècle doit être instruit dans la langue qui lui est propre. Si un homme commençait un discours sur la morale par l'exposition des entités morales de Puffendorff (*), il parlerait une langue inconnue.

Ce n'est pas, au surplus, comme une simple traduction des anciens auteurs en langue moderne, qu'un nouveau

(*) Je n'ai pas l'intention d'attaquer la justesse des raisonnements de Puffendorff sur les entités morales dans quelque partie de ses œuvres que ce soit. On peut expliquer ce système d'une manière conforme à la plus exacte philosophie. Il employait le langage scientifique de son siècle, comme tout écrivain doit le faire. Je dois seulement dire que pour ceux auxquels les anciens systèmes ne sont pas familiers, son vocabulaire philosophique est suranné et inintelligible.

système du droit public paraîtra utile. L'époque à laquelle nous vivons présente beaucoup d'avantages spécialement propres à favoriser une pareille entreprise. Depuis que furent composés les grands ouvrages de Grotius et de Puffendorff, une philosophie plus modeste, plus simple et plus intelligible, s'est introduite dans les écoles; elle fut grossièrement dénaturée par les sophistes, mais depuis Locke elle fut perfectionnée par une succession de disciples dignes de leur illustre maître. Nous pouvons maintenant discuter avec précision, et exposer avec clarté les principes de la science de la nature humaine, qui sont par eux-mêmes de niveau avec l'intelligence de tout homme de bon sens, et qui n'ont paru obscurs que par les inutiles subtilités dont on les avait surchargés, et le jargon barbare au moyen duquel on les exprimait. Les plus profondes doctrines de morale ont été depuis cette époque traitées dans un style clair et populaire, et avec quelque peu de la beauté et de l'éloquence des anciens moralistes. Cette philosophie sur laquelle se fondent les principes de nos devoirs, n'a rien acquis en certitude, car la morale ne comporte aucune découverte; mais du moins elle est devenue moins âpre et moins sévère, moins obscure et moins hautaine dans son langage, moins repoussante et moins rebutante dans ses formes, que du temps de nos ancêtres. Si cette marche de la science vers la popularité a engendré, comme il faut l'avouer, une multitude de pédants superficiels et très-nuisibles, le remède doit provenir de la même source que le mal. La raison populaire peut seule corriger les sophismes populaires.

Et ce n'est pas le seul avantage que les écrivains de notre époque posséderaient sur les célèbres jurisconsultes du siècle dernier. Depuis ce temps nos connaissances sur la nature humaine ont reçu de singuliers accroissements. Bien des périodes obscures de l'histoire ont été explorées. Beaucoup de régions du globe, inconnues jusqu'alors, ont

été visitées et décrites par des voyageurs et des navigateurs non moins intelligents qu'intrépides. Nous pouvons nous considérer comme placés au confluent du plus grand nombre de courants de connaissances venus de sources éloignées qui se soient réunis au même endroit. Nous ne sommes pas restreints, comme l'étaient généralement les savants du dernier siècle, aux annales de ces peuples célèbres qui sont nos maîtres en littérature. Nous pouvons faire poser devant nous l'homme dans une condition plus basse et plus abjecte que celle où il ait encore été vu. Nous avons en partie ouvert l'histoire de ces puissants empires de l'Asie (*), où les commencements de la civilisation se perdent dans les ténèbres d'une antiquité insondable. Nous pouvons, en esprit, faire passer la société humaine en revue devant nous, depuis la barbarie brutale et inerte de la Terre de Feu, et les doux et voluptueux sauvages d'Otaïti, jusqu'à la civilisation tranquille, mais ancienne et immobile, de la Chine, qui dispense ses propres arts à chacune des races successives de ses conquérants; jusqu'aux timides et serviles natifs de l'Indoustan, qui conservent leur génie, leur habileté, leur instruction, à travers une longue série de siècles, sous le joug de tyrans étrangers; jusqu'à la grossière et incorrigible stupidité des Ottomans, incapables de progrès et s'appliquant à éteindre les restes de la civilisation chez leurs malheureux sujets, jadis les peuples les

(*) Je ne puis prendre sur moi de passer sur ce sujet sans payer mon humble tribut à la mémoire de sir W. Jones, dont les travaux sur la littérature de l'Orient ont obtenu tant de succès; dont le beau génie, le goût exquis, l'industrie sans relâche, l'érudition incomparable et presque prodigieuse de variété, sans parler de son caractère charmant et de son intégrité sans tache, pénétreront quiconque aime et admire les lettres, d'un grand respect mêlé au regret que le souvenir de sa mort récente doit nécessairement inspirer. On me pardonnera, j'espère, si j'y joins quelques éloges pour le talent et l'instruction de M. Maurice, qui marche sur les traces de son illustre ami, et qui a déploré sa perte avec des accents d'une véritable et magnifique poésie, digne des âges les plus heureux de la littérature anglaise,

plus éclairés de la terre. Nous pouvons observer presque toutes les variétés imaginables dans le caractère, les mœurs, les opinions, les sentiments, les préjugés et les institutions de l'humanité; elles proviennent, ou de la grossièreté de la barbarie, on de la capricieuse corruption de la civilisation, ou de ces innombrables combinaisons de circonstances, qui, dans ces deux conditions extrêmes comme dans tous les degrés intermédiaires, influent sur la marche des affaires humaines, ou la dirigent. L'histoire, si vous me permettez l'expression, est aujourd'hui un vaste musée, dans lequel on peut étudier des spécimens de toutes les variétés de la nature humaine. Dans ce grand développement de la science, les législateurs et les hommes d'État, mais surtout les moralistes et les philosophes politiques, peuvent recueillir l'instruction la plus importante. Ils peuvent facilement découvrir, dans cette utile et magnifique variété de gouvernements et d'institutions, et dans cette étrange multitude d'usages et de coutumes qui ont prévalu parmi les hommes, les mêmes vérités générales et fondamentales, les grands principes sacrés qui sont les gardiens de la société, reconnus et révérés, à part quelques légères exceptions, par toutes les nations de la terre, et uniformément enseignés, avec moins d'exceptions encore, par une série de sages se succédant depuis les premiers instants de la science contemplative jusqu'au moment actuel. Et encore ces exceptions, si faibles qu'elles puissent être, sont, lorsqu'on réfléchit, plus apparentes que réelles. Si nous pouvions nous élever à la hauteur nécessaire pour dominer et embrasser un si vaste sujet, ces exceptions disparaîtraient tout d'un coup; que serait la brutalité d'une poignée de sauvages devant l'immense spectacle de la nature humaine! Les murmures de quelques sophistes prétentieux ne monteraient pas assez haut pour briser l'harmonie universelle. Ce consentement unanime de l'humanité sur les premiers principes, et cette

variété infinie dans leur application, constituent l'une des vérités les plus importantes que nous puissions déduire de la connaissance étendue que nous avons aujourd'hui de l'histoire de l'homme. Une grande partie de la majesté et de l'autorité de la vertu provient de leur unité, et presque toute la sagesse pratique est fondée sur leur variété.

Quelle époque de l'histoire ancienne aurait pu fournir une masse de faits pour servir de matériaux à l'ouvrage de Montesquieu? Il est vrai qu'on lui reproche assez justement, peut-être, d'abuser de cet avantage, en adoptant sans distinction les récits de tous les voyageurs, quel que soit le degré de leur exactitude et de leur véracité. Mais si nous sommes contraints d'avouer la justesse de cette objection, si nous sommes forcés de convenir que Montesquieu exagère l'influence du climat; que dans le développement des constitutions politiques il accorde beaucoup trop à la prévoyance et à la sagacité des législateurs, et beaucoup trop peu aux temps et aux constitutions; que le caractère substantiel des gouvernements et leurs différences essentielles, sont souvent perdus et confondus dans son plan et dans sa langue technique; qu'il sacrifie souvent les traits libres et irréguliers de la nature à la régularité imposante d'un système, régularité qui n'est qu'une géométrie trompeuse; qu'il a choisi un style affecté dans sa brusquerie, dans ses formes sentencieuses, et dans sa vivacité, mal appropriée à la gravité de son sujet; après toutes ces concessions (car sa gloire est trop grande pour qu'on craigne de tant concéder), l'Esprit des lois restera encore nonseulement comme un des monuments les plus solides et les plus durables de la puissance de l'intelligence humaine, mais aussi comme un témoignage évident des avantages inappréciables que la philosophie politique peut trouver dans une observation large des différentes conditions de la société bumaine.

Il s'est opéré dans notre siècle un adoucissement très

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