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sexes, telle qu'elle est réglée par l'institution du mariage (*). J'essaierai de mettre en pleine lumière les principes éternels d'intérêt général sur lesquels repose cette institution; et, si je me livre à l'espérance que je pourrai ajouter quelque chose à ce que nos maîtres en morale nous ont enseigné, je crois que le lecteur voudra bien admettre, comme excuse de ma présomption, que ces maîtres ne devaient probablement pas recourir à de nombreux arguments là où ils ne prévoyaient pas la possibilité d'un doute. J'examinerai aussi l'histoire du mariage (**) et je la suivrai dans toutes les transformations qu'elle a subies avant d'arriver à cette décente et heureuse permanence dans l'union, si pudique et si heureuse, qui par-dessus tout, peut-être, a contribué au repos de la société et à l'épurement des mœurs dans les temps modernes. Entre autres recherches que ce sujet doit nous suggérer, je serai conduit plus particulièrement à étudier la position naturelle et les devoirs de la femme, sa condition chez les différents peuples, sa supériorité en Europe, et les bornes que la

(*) Voir sur ce sujet un fragment incomparable du premier livre des Économiques de Cicéron, qui est trop long pour être inséré, mais qui, si on l'estime de près, détruirait peut-être l'illusion de ces messieurs qui donnent si étrangement pour certain que Cicéron était incapable de raisonner avec exactitude.

(**) Cette histoire progressive est tracée avec une grande perfection dans ces magnifiques vers de Lucrèce :

Mulier conjuncta viro concessit in unum,
Castaque privatæ veneris connubia læta

Cognita sunt, prolemque ex se vidère creatam :
TUM GENUS HUMANUM PRIMUM MOLLESCERE COEPIT.
Puerique parentûm

Blanditiis facilè ingenium fregêre superbum.
Tunc et amicitiam cœperunt jungere habentes
Finitima inter se, nec lædere, nec violare.
Et pueros commandârunt muliebreque seclum
Vocibus et gestu cùm balbè significarent
IMBECILLORUM ESSE ÆQUUM MISERERIER OMNIUM.

Lucret., lib. V, v. 1010-22

nature elle-même a mises au progrès de ce perfectionnement; bornes au delà desquelles tout prétendu progrès serait une vraie dégradation.

III. Les principes du droit privé ainsi établis, je considé rerai l'homme sous les importants rapports du sujet et du souverain, ou, en d'autres termes, du citoyen et du magistrat. Quant aux devoirs qui naissent de ces relations, je chercherai à leur donner pour bases non des conventions imaginaires que rien ne justifie, dont on est obligé de reconnaître la fausseté en fait, et qui, considérées comme des fictions, ne pourraient jamais servir qu'à égarer le raisonnement, conduisant également dans Hobbes à un système de despotisme universel, et dans Rousseau à un système d'anarchie générale. Les hommes ne peuvent subsister sans société et sans assistance mutuelle; ils ne peuvent ni conserver les relations sociales, ni recevoir d'appui les uns des autres sans la protection d'un gouvernement; et ils ne peuvent jouir de cette protection sans se soumettre aux restrictions qu'impose un gouvernement juste. De ce simple argument dérivent le devoir d'obéissance de la part des citoyens, et le devoir de protection de la part des magistrats, fondés sur la même base que tous les autres devoirs de la morale; il met en évidence ce fait que ces devoirs sont réciproques, remplissant ainsi le but unique pour lequel la fiction d'un contrat ait été inventée. Je n'embarrasserai pas mon raisonnement de vaines théories sur l'ori-, gine du gouvernement: question sur laquelle on a gaspillé tant de raison dans les temps modernes, et que les anciens dans leur haute intelligence philosophique n'avaient jamais soulevée (*). Si nos principes sont justes, l'origine que nous attribuons au gouvernement doit être la même que celle du

(*) L'introduction au premier livre de la Politique d'Aristote est la meilleure démonstration que je connaisse de la nécessité d'une société politique pour le bien-être, et même l'existence de l'homme. Après avoir exposé les circonstances qui rendent nécessairement l'homme un être so

genre humain, et comme on n'a jamais connu aucune tribu assez brute pour vivre sans gouvernement, ni assez éclairée pour en établir un par le consentement commun, il est tout à fait inutile de recourir à des arguments sérieux pour réfuter une doctrine aussi étrangère à la raison, et que l'expérience ne soutient pas. Mais quoique toutes recherches sur l'origine des gouvernements soient chimériques, cependant l'histoire de leurs développements en est utile et intéressante. Les différents changements par lesquels passe un gouvernement, depuis l'indépendance sauvage, qui permet à chaque homme de faire injure à son voisin, jusqu'à la liberté légale, qui protége chacun contre l'injure; la manière par laquelle la famille se développe en tribu, et les tribus s'agglomèrent en nations; la justice publique se substituant graduellement à la vengeance privée, et l'obéissance habituelle à la soumission temporaire; tout cela forme un vaste et important sujet de recherches, qui renferme toutes les améliorations que le genre humain a apportées dans la police, la jurisprudence et la législation.

J'ai déjà fait entendre au lecteur que la définition de la liberté qui semble la plus claire est la protection contre l'injure. La liberté est donc l'objet de tout gouvernement. Les hommes sont plus libres sous un gouvernement quelconque, même le plus imparfait, qu'ils ne le seraient s'ils leur était possible de vivre sans gouvernement: ils sont plus à l'abri de l'injure, moins troublés dans l'exercice de leurs facultés naturelles, et nécessairement plus libres même dans le sens le plus apparent et le plus ordinaire de ce mot, que s'ils n'étaient aucunement protégés contre les outrages de chaque homme. Mais comme la sécurité géné

ciable, il conclut avec beaucoup de justesse, καὶ ὅτι ἄνθρωπος φύσει TOλITIXÒV Çãov. Arist. de rep., lib. I.

La même thèse de philosophie est admirablement soutenue dans le court, mais inappréciable fragment du VI livre de Polybe, où il trace l'histoire et les révolutions du gouvernement.

rale se trouve à des degrés différents sous différents gouvernements, ceux qui l'assurent de la manière la plus complète reçoivent la dénomination d'éminemment libres. De tels gouvernements sont ceux qui atteignent véritablement la fin pour laquelle tout gouvernement est institué. Une constitution libre et une bonne constitution de gouvernement, sont donc différentes manières d'exprimer la même idée.

Une autre distinction matérielle se présente toutefois. Dans la plupart des États les plus civilisés, le sujet est assez bien protégé contre les injustices manifestes de ses concitoyens, par des lois impartiales qu'il est dans l'intérêt évident du souverain de faire respecter. Mais quelques États jouissent du bonheur d'avoir une constitution fondée sur des principes d'une sagesse plus éclairée et plus prévoyante. Les sujets de ces nations sont protégés nonseulement contre les injustices mutuelles, mais (autant que la prudence humaine peut y pourvoir), contre le despotisme des magistrats. De semblables États, comme tout ce qui présente un rare exemple de grandeur et de félicité publiques on privées, n'apparaissent que de loin en loin à travers les siècles et les différents pays du monde. Chez eux, la volonté du souverain est limitée si exactement que son autorité protectrice n'en est nullement affaiblie. Une telle combinaison d'habileté et de bonheur ne peut être facilement espérée, et elle ne peut jamais provenir que d'un emploi graduel mais constant de la sagesse et de la vertu, qui a rendu profitable une longue succession des circonstances les plus favorables.

Il n'y a pas de société qui ait été réduite à un état si misérable au point d'être destituée de toute espèce de garantie, quelque faible qu'elle soit, contre l'injustice de ses gouvernants. Les institutions religieuses, les préjugés dominants, les mœurs nationales, ont en différents pays et avec un degré inégal de forces réprimé ou adouci l'exer

cice du pouvoir suprême. Les priviléges d'une noblesse puissante, d'opulentes compagnies commerciales, ou de grandes corporations judiciaires, sont parvenues dans quelques monarchies, à contrôler efficacement les souverains. On est parvenu avec plus ou moins de sagesse, à tempérer le despotisme dans l'aristocratie et dans les démocraties, à protéger la minorité contre la majorité, et le peuple entier contre la tyrannie des démagogues. Mais dans tous ces gouvernements sans mélange, comme le pouvoir législatif est confié à un seul individu ou à une seule classe, il est évident qu'il peut briser toutes les barrières que les lois lui avaient imposées. De tels gouvernements tendent donc inévitablement au despotisme, et les garanties qu'ils présentent contre les malversations sont extrêmement faibles et précaires. La meilleure garantie que la sagesse humaine puisse concevoir paraît être le partage de l'autorité politique entre différents individus et différents corps, correspondant aux diverses classes dont la société est composée; intéressés chacun à se protéger contre l'oppression des autres; intéressés chacun également à s'opposer à ce que les autres saisissent un pouvoir exclusif, et par conséquent despotique; enfin, tous ayant un commun intérêt à coopérer aux nécessités ordinaires de l'administration. Si cet intérêt de résistance n'existait pas dans les cas extraordinaires, il n'y aurait pas de liberté. Et sans cet intérêt de coopération à la marche régulière des affaires, point de gouvernement. Le but de toutes ces sages institutions, qui font de l'égoisme même des gouvernants une garantie contre leur injustice, est de protéger les hommes à la fois contre la violence de leurs gouvernants et de leurs égaux. De tels gouvernements sont avec justice appelés libres, spécialement et par excellence; et en attribuant cette liberté à l'heureuse pondération d'une dépendance mutuelle et d'une observation réciproque, je sens ma propre opinion se fortifier en me rappelant que l'opinion que j'adopte est partagée par tous les grands hommes qui, dans leur sagesse, ont réfléchi

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