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la mettre hors d'état de nuire si aisément dans la suite. Mais, pour remplir toutes ces vues, il doit préférer les moyens les plus doux, et se souvenir que la loi naturelle ne permet les maux que l'on fait à un ennemi, que précisément dans la mesure nécessaire à une juste défense et à une sûreté raisonnable pour l'avenir. Quelques princes se sont contentés d'imposer un tribut à la Nation vaincue ; d'autres, de la priver de quelques droits, de lui ôter une province, ou de la brider par des forteresses. D'autres, n'en voulant qu'au souverain seul, ont laissé la Nation dans tous ses droits, se bornant à lui donner un maître de leur main.

Mais si le vainqueur juge à propos de retenir la souveraineté de l'État conquis, et se trouve en droit de le faire, la manière dont il doit traiter cet État découle encore des mêmes principes S'il n'a à se plaindre que du souverain, la raison nous démontre qu'il n'acquiert par sa conquête que les droits qui appartenaient réellement à ce souverain dépossédé; et aussitôt que le peuple se soumet, il doit le gouverner suivant les lois de l'État. Si le peuple ne se soumet pas volontairement, l'état de guerre subsiste.

Un conquérant, qui a pris les armes, non pas seulement contre le souverain, mais contre la Nation elle-même, qui a voulu dompter un peuple féroce, et réduire une fois pour toutes un ennemi opiniâtre, ce conquérant peut avec justice imposer des charges aux vaincus, pour se dédommager des frais de la guerre et pour les punir (a); il peut, selon le degré de leur indocilité, les régir avec un sceptre plus ferme et capable de les mater, les tenir quelque temps, s'il

» dire, pour être utile, il faut qu'elle ne fasse pas toute l'impression » qu'elle devrait faire » Traité des délits et des peines, § 16 de la trad. de l'abbé Morellet. D.

(a) Note de l'éditeur de 1775.- Oui, si l'on entend par punir corriger. En ce cas non-seulement il le peut, mais il le doit, puisqu'il est devenu leur maître. D.

est nécessaire, dans une espèce de servitude. Mais cet état forcé doit finir dès que le danger cesse, dès que les vaincus sont devenus citoyens; car alors le droit du vainqueur expire quant à ces voies de rigueur, puisque sa défense et sa sûreté n'exigent plus de précautions extraordinaires. Tout doit être enfin ramené aux règles d'un sage gouvernement, aux devoirs d'un bon prince.

Lorsqu'un souverain, se prétendant le maître absolu de la destinée d'un peuple qu'il a vaincu, veut le réduire en esclavage, il fait subsister l'état de guerre entre ce peuple et lui. Les Scythes disaient à Alexandre le Grand : « Il n'y >> a jamais d'amitié entre le maître et l'esclave; au milieu » de la paix, le droit de la guerre subsiste toujours (*). » Si quelqu'un dit qu'il peut y avoir la paix dans ce cas-là, et une espèce de contrat par lequel le vainqueur accorde la vie à condition que l'on se reconnaisse pour ses esclaves, il ignore que la guerre ne donne point le droit d'ôter la vie à un ennemi désarmé et soumis (§ 140). Mais ne contestons point qu'il prenne pour lui cette jurisprudence ; il est digne de s'y soumettre. Les gens de cœur qui comptent la vie pour rien, et pour moins que rien, si elle n'est accompagnée de la liberté, se croiront toujours en guerre avec cet oppresseur, quoique de leur part les actes en soient suspendus par impuissance. Disons donc encore que si la conquête doit être véritablement soumise au conquérant, comme à son souverain légitime, il faut qu'il la gouverne selon les vues pour lesquelles le gouvernement civil a été établi Le prince seul, pour l'ordinaire, donne lieu à la guerre, et par conséquent à la conquête. C'est bien assez qu'un peuple innocent souffre les calamités de la guerre ; faudra-t-il que la paix même lui devienne funeste? Un vainqueur généreux s'appliquera à soulager ses nouveaux sujets, à adoucir leur sort; il s'y croira indispensablement

(*) Inter dominum et servum nulla amicitia est; etiam in pace belli tamen jura servantur. QUINT. CURT., lib. VII, cap. vin.

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obligé la conquête, suivant l'expression d'un excellent homme, laisse toujours à payer une dette immense pour s'acquitter envers la nature humaine (*).

Heureusement la bonne politique se trouve ici et partout ailleurs parfaitement d'accord avec l'humanité. Quelle fidélité, quels secours pouvez-vous attendre d'un peuple opprimé? Voulez-vous que votre conquête augmente véritablement vos forces, qu'elle vous soit attachée? Traitez-la en père, en véritable souverain. J'admire la généreuse réponse de cet ambassadeur des Privernales. Introduit devant le Sénat romain, et le consul lui disant : « Si nous usons » de clémence, quel fond pourrons-nous faire sur la paix » que vous venez nous demander? » l'ambassadeur répon>> dit: Si vous nous l'accordez à des conditions raisonnables, >> elle sera sûre et éternelle, sinon elle ne durera pas long» temps. » Quelques-uns s'offensèrent d'un discours si hardi, mais la plus saine partie du Sénat trouva que le Privernate avait parlé en homme et en homme libre. >> Peut-on espérer, disaient ces sages sénateurs, qu'aucun >> peuple ou aucun homme demeure dans une condition » dont il n'est pas content, dès que la nécessité qui l'y » retenait viendra à cesser? Comptez sur la paix, quand » ceux à qui vous la donnez la reçoivent volontiers. Quelle >> fidélité pouvez-vous attendre de ceux que vous voulez ré>> duire à l'esclavage (**)? » « La domination la plus assurée,

(*) Le président de Montesquieu, dans l'Esprit des lois.

(**) Quid, si pœnam, inquit consul, remittimus vobis, qualem nos pacem vobiscum habituros speremus? Si bonam dederitis, inquit, et fidam, et perpetuam: si malam, haud diuturnam. Tum verò minari, nec id ambiguè Privernatem quidam, et illis vocibus ad rebellandum incitari pacatos populos. Pars melior senatús ad meliora responsa trahere, et dicere, viri, et liberi vocem auditam: an credi posse ullum populum, aut hominem denique in ea conditione, cujus eum pœniteat, diutiùs quàm necesse sit mansurum? Ibi pacem esse fidam, ubi voluntarii pacati sint neque eo loco, ubi servitutem esse velint, fidem sperandam esse TIT. LIV., lib. VIII, cap. XXI.

» disait Camille, est celle qui est agréable à ceux-là même » sur qui on l'exerce (*). »

Tels sont les droits que la loi naturelle assigne au conquérant et les devoirs qu'elle lui impose. La manière de faire valoir les uns et de remplir les autres varie selon les circonstances. En général, il doit consulter les véritables intérêts de son État, et par une sage politique les concilier, autant qu'il est possible, avec ceux de sa conquête. Il peut, à l'exemple des rois de France, l'incorporer à son État. C'est ainsi qu'en usaient les Romains. Mais ils y procédè rent différemment, selon les cas et les conjonctures. Dans un temps où Rome avait besoin d'accroissement, elle détruisit la ville d'Albe, qu'elle craignait d'avoir pour rivale; mais elle en reçut les habitants dans son sein, et s'en fit autant de citoyens. Dans la suite, en laissant subsister les villes conquises, elle donna le droit de bourgeoisie romaine aux vaincus. La victoire n'eût pas été autant avantageuse à ses peuples que le fut leur défaite.

Le vainqueur peut encore se mettre simplement à la place du souverain qu'il a dépossédé. C'est ainsi qu'en ont usé les Tartares à la Chine: l'empire a subsisté tel qu'il était, il a seulement été gouverné par une nouvelle race de souverains.

Enfin le conquérant peut gouverner sa conquête comme un État à part, en y laissant subsister la forme du gouvernement. Mais cette méthode est dangereuse; elle ne produit pas une véritable union de forces: elle affaiblit la conquête sans fortifier beaucoup l'État conquérant.

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On demande à qui appartient la conquête, au prince qui l'a faite ou à son État? C'est une question qui n'aurait jamais dû naître. Le souverain peut-il agir, en cette qua

(*) Certè id firmissimum longè imperium est, quo obedientes gaudent. TIT.-LIV., lib. VIII, cap. XIII.

lité, pour quelque autre fin que pour le bien de l'État? A qui sont les forces qu'il emploie dans ses guerres? Quand il aurait fait la conquête à ses propres frais, des deniers de son épargne, de ses biens particuliers et patrimoniaux, n'y emploie-t-il pas le bras de ses sujets? n'y verse-t-il pas leur sang? Mais supposez encore qu'il se fût servi de troupes étrangères et mercenaires, n'expose-t-il pas sa Nation au ressentiment de l'ennemi? Ne l'entraîne-t-il pas dans la guerre? Et le fruit en sera pour lui seul! N'est-ce pas pour la cause de l'État, de la Nation, qu'il prend les armes? Tous les droits qui en naissent sont donc pour la Nation.

Si le souverain fait la guerre pour un sujet qui lui est personnel, pour faire valoir, par exemple, un droit de succession à une souveraineté étrangère, la question change. Cette affaire n'est plus celle de l'État. Mais alors la Nation doit être en liberté de ne s'en point mêler si elle veut, ou de secourir son prince. S'il a le pouvoir d'employer les forces de la Nation à soutenir ses droits personnels, il ne doit plus distinguer ces droits de ceux de l'État. La loi de France, qui réunit à la couronne toutes les acquisitions des rois, devrait être la loi de tous les royaumes.

203. — Si l'on doit remettre en liberté un peuple que l'ennemi avait

injustement conquis.

Nous avons vu (§ 196) comment on peut être obligé, non extérieurement, mais en conscience et par les lois de l'équité, à rendre à un tiers le butin repris sur l'ennemi, qui le lui avait enlevé dans une guerre injuste. L'obliga tion est plus certaine et plus étendue à l'égard d'un peuple que notre ennemi avait injustement opprimé. Car un peuple, ainsi dépouillé de sa liberté, ne renonce jamais à l'espérance de la recouvrer. S'il ne s'est pas volontairement incorporé dans l'État qui l'a conquis, s'il ne l'a pas librement aidé coutre nous dans la guerre, nous devons certainement user de notre victoire, non pour lui faire changer seulement de maître, mais pour rompre ses fers.

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