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gion. Quoiqu'il fût soumis aux empereurs dans l'ordre civil, quoiqu'il leur payât le tribut comme simple sujet, il a exercé le pouvoir de sa mission avec une entière indépendance des magistrats et des princes de la terre. Avant de quitter le monde, il a transmis son pouvoir, non aux princes (pas un mot dans l'Écriture sainte qui puisse nous le faire soupçonner), mais à ses apôtres : Je vous donnerai, leur dit-il, les clefs du royaume des cieux. Tout ce que vous lierez sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera aussi délié dans le ciel. (Matth. XVI, 19.) Je vous envoie comme mon Père m'a envoyé. (Matth. XVIII, 48.) Vous êtes Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. (Ibid., XVI, 18.) Et ailleurs : Paissez mes agneaux, paissez mes brebis. (Jean XXI, 15, 17.) Or, le pouvoir de paître, de lier et de délier est un pouvoir de gouvernement dans l'ordre de la religion. Le pasteur pait les brebis lorsqu'il instruit, qu'il juge, qu'il administre les choses saintes; il lie lorsqu'il commande ou qu'il défend; il délie lorsqu'il pardonne ou qu'il dispense.

Après sa résurrection, Jésus-Christ, apparaissant à ses apôtres, ratifie d'une manière plus solennelle encore la mission qu'il leur a donnée; il leur commande d'enseigner les nations et de les baptiser; il leur déclare en même temps que toute puissance lui a été donnée dans le ciel et sur la terre, et qu'il sera avec eux tous les jours jusqu'à la consommation des siècles: Data est mihi, omnis potestas in cælo et in terrâ. Euntes ergò docete omnes gentes, baptizantes eos in nomine Patris, et Filii, et Spiritûs sancti; docentes eos servare omnia quæcumque mandavi vobis. Et ecce vobiscum sum omnibus diebus usque ad consummationem sæculi. (Matth. XVIII, 18, 19, 20.) Saint Paul, dans l'énumération qu'il fait des ministres destinés à l'édification du corps mystique de Jésus-Christ, compte des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs, des docteurs (Ephes. IV, 11, 12); nulle part il ne fait mention des puissances du siècle. Il fait souvenir aux évêques assemblés à Milet qu'ils ont été appelés, non par l'autorité des princes, mais par la mission de l'Esprit-Saint pour gouverner l'Église de Dieu: Attendite vobis et universo gregi in quo vos Spiritus sanctus posuit episcopos regere Ecclesiam Dei. (Act. XX, 28.) Il s'annonce lui-même, non comme l'envoyé des rois de la terre, mais comme l'ambassadeur de JésusChrist, agissant et parlant en son nom, et revêtu de la puissance du Très-Haut Pro Christo legatione fungimur. (II Cor. V, 20.)

Or, si la puissance spirituelle a été donnée immédiatement par Jésus-Christ à ses apôtres, si elle n'a été donnée qu'à eux, elle est indépendante, elle est distincte de la puissance des princes.

Jésus-Christ distingue lui-même expressément les deux puissances, en ordonnant de rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. S'il honore la magistrature dans la personne d'un juge même inique, s'il reconnaît que la puissance de ce juge lui a été donnée de Dieu (Matth., XVI, 7), il parle aussi

avec toute l'autorité d'un maître souverain, lorsqu'il exerce les fonctions de l'épiscopat. Il déclare que quiconque ne croit pas en lui est déjà jugé. (Jean, III, 18.) Il dit à ses disciples, en leur donnant sa mission: Celui qui vous écoute m'écoute, et celui qui vous méprise me méprise. (Luc, X, 16.) Quiconque n'écoute pas l'Eglise, qu'il soit regardé comme un païen et un publicain. (Matth. XVIII, 17.) Bien loin d'appeler les empereurs au gouvernement de cette Église, il prédit qu'ils en seront les persécuteurs; il exhorte ses disciples à s'armer de courage pour souffrir la persécution et à se réjouir d'être maltraités pour l'amour de lui. (Luc, VI, 23.)

La puissance que Jésus-Christ a donnée à ses apôtres se confirme par l'autorité que les apôtres ont exercée; ils enseignent, ils définissent les points de doctrine, ils statuent sur tout ce qui concerne la religion, ils instituent les ministres, ils punissent les pécheurs obstinés, ils transmettent à leurs successeurs la mission qu'ils ont reçue. Ceux-ci exercent le même pouvoir avec la même indépen dance, sans que les empereurs interviennent jamais dans le gouvernement ecclésiastique. Les pouvoirs de l'Église sont inaliénables et imprescriptibles, parce qu'ils sont essentiels à son gouvernement et fondés sur l'institution divine. Elle doit donc les exercer dans tous les temps avec la même indépendance.

Ajoutons à ces raisonnements le témoignage des Pères. Saint Athanase rapporte avec éloge ces belles paroles d'Osius de Cordoue à l'empereur Constance: « Ne vous mêlez pas des affaires ecclé«<siastiques, ne commandez point sur ces matières, mais apprenez << plutôt de nous ce que vous devez savoir. Dieu vous a confié l'em« pire, et à nous ce qui regarde l'Église. Comme celui qui entre« prend sur votre gouvernement viole la loi divine, craignez aussi « à votre tour qu'en vous arrogeant la connaissance des affaires de « l'Église vous ne vous rendiez coupable d'un grand crime. Il est « écrit: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à « Dieu. Il ne nous est pas permis d'usurper l'empire de la terre, ni « à vous, seigneur, de vous attribuer aucun pouvoir sur les choses « saintes. » Ne te misceas ecclesiasticis, neque nobis in hoc genere præcipe; sed potiùs ea à nobis disce. Tibi Deus imperium commisit, nobis quæ suut Ecclesiæ concredidit. Quemadmodum qui tibi imperium subripit contradicit ordinationi divinæ, ità et tu cave ne quæ sunt Ecclesiæ ad te trahens, magno crimini obnoxius fias. Date, scriptum est, quæ sunt Cæsaris Cæsari, et quæ sunt Dei Deo. Neque igitur fas est nobis in terris imperium tenere, neque tu thymiamatum et sacrarum potestatem habes, imperator. (Epist. ad solitar. vitam agentes.)

Écoutons parler saint Athanase lui-même : « Quel est le canon, « dit-il, qui ordonne aux soldats d'envahir les églises, aux comtes « d'administrer les affaires ecclésiastiques, et de publier les juge«ments des évèques en vertu des édits?... Quand est-ce qu'un dé«cret de l'Église a reçu de l'empereur son autorité? Il y a eu jus

« qu'à présent plusieurs conciles, plusieurs définitions de l'Église, et jamais les Pères n'ont rien conseillé de pareil à l'empereur : « jamais l'empereur ne s'est mêlé de ce qui regardait l'Église. C'est « un nouveau spectacle que donne au monde l'hérésie d'Arius. Cona stance évoque à lui, dans son palais, la connaissance des causes ecclésiastiques, et préside lui-même au jugement... Qui est-ce « qui, en le voyant commander aux évêques, et présider aux juge«ments de l'Église, ne croira voir avec raison l'abomination de la <désolation dans le lieu saint?» (Ibid.) Quis videns illum iis qui episcopi putantur præfici, in ecclesiasticisque judiciis præsidere, non jure dicat, abominationem desolationis? Point du tout, répondraient M. Dupin et les partisans de la suprématie temporelle, qui enseignent que les décrets et règlements ecclésiastiques ne peuvent et ne doivent être exécutés sans l'autorité des souverains (1). S'il en est ainsi, l'empereur ne fait qu'exercer une juridiction légitime: la puissance des évêques n'est qu'un pouvoir dépendant de l'autorité civile, qui n'accepte les règlements de la police ecclésiastique faits par les conciles qu'autant qu'ils sont convenables au bien de l'Etat; c'était par faiblesse, par erreur ou par indifférence, que les princes avaient alors abandonné aux pontifes le gouvernement de l'Église; c'est par préjugé que les évèques ont prétendu à l'indépendance; les conciles et les Pères ont ignoré jusque là les bornes de leur autorité, et les droits du souverain !

C'est donc ce même Athanase, que l'Église avait regardé comme une des colonnes de la vérité, qui foule aux pieds l'Évangile, qui insulte aux empereurs, qui tente de les dépouiller de leur couronne, et qui invite tous les évèques à la rébellion! On nous permettra de n'en rien croire, car il n'est pas le seul à professer cette doctrine comme nous allons le voir. Aussi l'Église, toujours assistée du Saint-Esprit, a-t-elle condamné le livre et la doctrine de M. Dupin. Le concile de Sardique, tenu l'an 347, et dont le célèbre Osius de Cordoue était l'âme, statue « qu'on priera l'empereur d'ordonner qu'aucun juge n'entreprenne sur les affaires ecclésiastiques, parce qu'ils ne doivent connaître que les affaires temporelles. » Saint Hilaire se plaint à Constance des entreprises de ses juges, et leur reproche de vouloir connaître des affaires ecclésiastiques, eux à qui il ne doit être permis de se mêler que des affaires civiles.

«La loi de Jésus-Christ vous a soumis à moi, disait saint Grégoire de Nazianze, en s'adressant aux empereurs et aux préfets: car nous exerçons aussi un empire beaucoup au-dessus du vôtre. » Et ailleurs: « Vous qui n'êtes que de simples brebis, ne transgressez pas les limites qui vous sont prescrites. Ce n'est pas à vous à paître les pasteurs; c'est assez qu'on vous paisse bien. Juges, ne prescrivez pas des lois aux législateurs. On risque à devancer le guide qu'on doit suivre, et on enfreint l'obéissance qui, comme une lumière sa

(1) Manuel du droit public ecclésiastique français, 2o édit, pag. 16.

lutaire, protége et conserve également les choses de la terre et celles du ciel. » (Orat. XVII.)

Quel est donc cet empire des évêques, cet empire auquel les empereurs sont obligés d'obéir, si les empereurs doivent juger euxmêmes, en dernier ressort, des matières ecclésiastiques? Car alors ne sera-ce pas plutôt à l'évêque à obéir, qu'au magistrat?

« Sur les affaires qui concernent la foi ou l'ordre ecclésiastique, c'est à l'évêque de juger, disait saint Ambroise, en citant le rescrit. de Valentinien. L'empereur est dans l'Église et non pas au-dessus. » Imperator bonus intrà Ecclesiam, non suprà Ecclesiam est. (Epist. ad Valent. 21, n. 2; in conc. contr. Aux., n. 36.)

L'antiquité a toujours applaudi à cette noble fermeté d'un illustre pontife (Léonce, évêque de Tripoli, dans la Lydie) qui, dans une assemblée d'évêques où Constance se mêlait de régler la discipline de l'Église, rompit enfin le silence par ces paroles, rapportées par Suidas. « Je suis surpris que vous, qui êtes préposé au gouvernement de la république, vous entrepreniez de prescrire aux évêques ce qui n'est que de leur ressort. » Miror qui ut aliis curandis destinatus, alia tractes; qui cùm rei militari et reipublicæ præsis, episcopis ea præscribas, quæ ad solos pertinent episcopos.

Selon saint Jean Damascène, ce n'est pas au roi à statuer sur les objets de la religion. His de rebus (ecclesiasticis) statuere ac decernere non ad reges pertinet (Orat. 1, de imag.), et ailleurs : « Prince, nous vous obéissons dans ce qui concerne l'ordre civil, comme nous obéissons à nos pasteurs sur les matières ecclésiastiques. » (Orat. II, n. 17.)

<< Comme il ne nous est pas permis de porter nos regards dans l'intérieur de votre palais, disait Grégoire II à Léon l'Isaurien, vous n'avez pas non plus le droit de vous mêler des affaires de l'Église (1). »

Les évêques catholiques tiennent le même langage à Léon l'Arménien qui les avait assemblés en Orient, au sujet du culte des images Nicolas ler, dans sa lettre à l'empereur Michel, marque expressé. ment les fonctions que Dieu a prescrites aux deux puissances; aux rois, l'administration du temporel; aux évêques, l'administration des choses spirituelles: «Si l'empereur est catholique, il est l'enfant et non le prélat de l'Église, dit le canon Si imperator. Qu'il ne se rende donc pas coupable d'ingratitude par ses usurpations, contre la défense de la loi divine; car c'est aux pontifes, non aux puissances du siècle, que Dieu a attribué le pouvoir de régler le gouvernement de l'Église. » (C. Si imperator, 2, dist. 96.)

On peut encore voir la distinction 10, c. Certum est 3; c. Imperium, 6, et le chapitre Solita 6, de Majorit. et obedientiâ, tit. 33. Nous avons rapporté sous le mot LÉGISLATION § II, le canon Duo sunt, dist. 96.)

(1) Baronius, tom. 1x, ad ann. 814, n. 12, pag. 610.

L'indépendance de l'Église quand elle ne serait pas formellement établie par la parole divine, par les traditions apostoliques et les saints canons, serait encore un corollaire indispensable de son universalité. Les États naissent et périssent, l'Église est fondée pour tous les siècles; les États sont circonscrits dans des limites éventuelles et variables, l'Église n'a d'autres limites que les limites mêmes du monde. Comment pourrait-elle tomber sous la dépendance d'une puissance qui, existant aujourd'hui, peut n'être plus demain, et dont les intérêts changent sans cesse, tandis que la vocation de l'Église et les moyens que le Sauveur lui a laissés pour pouvoir la remplir sont aussi permanents l'une que les autres? De cette diversité de nature et de constitution naît essentiellement un droit d'indépendance, c'est-à-dire de souveraineté des deux puissances, en ce qui est du ressort de chacune; et si cet ordre admirable est si souvent troublé, si la souveraine indépendance de l'Église est aujourd'hui si vivement et si communément controversée par les champions de la souveraineté politique : « C'est que ce qui est tem« porel, dit un illustre archevêque de Cologne (1) est préféré à ce qui « est éternel; ce qui est de la terre l'emporte sur ce qui est du ciel; la puissance militaire, en laquelle se résume, en dernière ana« lyse, le pouvoir civil, obtient plus de respect que le droit, cette << force physique se fait plus craindre que l'autorité de la morale. » L'indépendance de l'Église a été reconnue par les lois de beaucoup de princes chrétiens. Valentinien III enseigne qu'il n'est pas permis de porter devant les tribunaux séculiers les causes qui concernent la religion. Quelque habile que fût ce prince dans la science du gouvernement, il n'ose toucher à ces objets sacrés qu'il reconnaît être au-dessus de lui. Piè admodùm in Deum affectus fuit, dit Sozomène (2) adeò ut neque sacerdotibus quidquam imperare, neque novare aliquid in institutis Ecclesiæ quod sibi deteriùs videretur vel meliùs, omninò aggrederetur. Nam quamvis esset optimus sanè imperator, et ad res agendas valdè accommodatus, tamen hæc suum judicium longè superare existimavit.

Les empereurs Honorius et Basile renvoient aux évêques les matières ecclésiastiques, et déclarent qu'étant eux-mêmes du nombre des ouailles, ils ne doivent sur cela avoir en partage que la docilité des brebis (3). L'empereur Justinien se borne à exposer au Souverain Pontife ce qu'il croit utile au bien de l'Église et lui en laisse la décision, protestant qu'il veut conserver l'unité avec le Saint-Siége. (L. Reddentes 9; cod. de Summȧ Trinitale.)

Rien de plus précis que cette loi du même empereur sur l'origine et la distinction des deux puissances. « Dieu, dit-il. a confié aux a hommes le sacerdoce et l'empire; le sacerdoce pour administrer

(1) Mer Droste d› Vichering, De la paix entre l'Élise et les États.

(2) list eccl., iie. v1, ch. 21.

(3) Labe, Concil, tom. 11, col. 1011.

T. IV.

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