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gneurs, le premier établissement du tribunal de l'inquisition. « Je crois y voir, dit-il (1), l'origine de l'inquisition contre les hérétiques en ce que l'on ordonne aux évêques de s'informer eux-mêmes ou par commissaires, des personnes suspectes d'hérésie, suivant la commune renommée et les dénonciations particulières; que l'on distingue les degrés de suspects, pénitents et relaps, suivant lesquels les peines sont différentes; enfin, qu'après que l'Église a employé contre les coupables les peines spirituelles, elle les abandonne au bras séculier.

« Il n'est pas douteux, en effet, dit le père Lacordaire (2) que les premiers linéaments de l'inquisition ne soient là tout entiers, quoique informes recherche des hérétiques par commissaires, application de peines spirituelles graduées, abandon au bras séculier en cas d'impénitence manifeste, concours des laïques et des évêques. Il n'y manque qu'une forme définitive, c'est-à-dire l'élection d'un tribunal particulier qui exerce ce nouveau mode de justice; mais on n'en vint là que beaucoup plus tard.»

Quatorze ans après le concile de Vérone, en 1198, apparaissent les premiers commissaires inquisiteurs dont l'histoire ait conservé le nom : c'étaient deux moines de l'ordre de Citeaux, Rainier Guy. Ils furent envoyés dans le Languedoc par le pape Innocent III, pour la recherche et la conversion des hérétiques albigeois. Fleury (3) et dom Vaissette (4) leur donnent également la qualification d'inquisiteurs.

Le pape Grégoire IX, en 1233, donna des commissions particulières aux religieux de saint Dominique, fondés principalement pour la conversion des albigeois et des autres hérétiques qui affligedient l'Église en ce temps-là, pour s'informer de la diligence que faisaient les évêques, les princes même, dans la recherche et la punition des hérétiques. Les frères mineurs dont le zèle édifiait tout le monde, furent aussi employés dans la suite à cet effet par les papes. Mais jusque-là ni les uns ni les autres n'avaient encore aucune juridiction; ils excitaient seulement en vertu de leurs commissions, qui ont fait donner le nom de Saint-Office au tribunal de l'inquisition, les magistrats à bannir ou à punir les hérétiques obstinés, ou les seigneurs à armer contre eux, et le peuple à se croiser, c'est-à-dire à s'associer pour cette guerre sainte, avec une croix de drap sur la poitrine. On donnait l'indulgence plénière pour ces croisades, comme pour celles d'outre-mer. L'empereur Frédéric II, se trouvant à Padoue dans ces circonstances, après sa réconciliation avec le pape Honorius III, fit en 1224, un édit très-sévère contre les hérétiques, et prit sous sa protection les inquisiteurs, ainsi appelés à cause des

(1) Histoire ecclésiastique, liv. LXXIII, n. 54.

(2) Mémoire pour le rétablissement des Frères prêcheurs, eh. 6.

(3) Histoire ecclésiastique, liv. LXXV, n. 8.

(4) Histoire du Languedoc, tom., III, liv. XXI. pag. 13.

recherches qu'ils faisaient des hérétiques. Par ce même édit, il était ordonné aux inquisiteurs d'examiner ceux qui seraient accusés d'hérésie, pour être condamnés au feu par les juges séculiers, s'ils étaient opiniâtres, ou à une prison perpétuelle, s'ils abjuraient.

Cet édit n'empêcha pas que l'hérésie ne fit de grands progrès. Innocent IV, monté sur le Saint-Siége en 1213, en fut touché et fit tous ses efforts pour rétablir les fonctions des frères prècheurs et des frères mineurs, c'est-à-dire l'inquisition; il y réussit dans une partie de l'Italie; il confia les droits de ce nouveau tribunal aux Dominicains et aux Cordeliers, mais conjointement avec les évèques, comme juges légitimes du crime d'hérésie, et les assesseurs nommés par le magistrat pour condamner les coupables aux peines portées par les lois. C'est ce que porte entre autres, dit Fleury (1), une bulle de ce pape, du 15 mai 1252, adressée à tous les recteurs, les consuls et les communautés de la Lombardie, la Romagne et la Marche Trévisane.

Alexandre IV et Clément IV, renouvelèrent successivement cette constitution; mais toute l'autorité des papes dans ces trois provinces, n'empêcha pas que l'inquisition n'y trouvat de grands obstacles à vaincre pour s'y établir; on se plaignait des excès des inquisiteurs comme on s'était plaint de la négligence des évêques dans la recherche et la punition des hérétiques; il y eut à cette occasion des séditions dangereuses. Les plus,notables sont celles de Milan, en 1242, et de Parme, en 1279. Venise ne reçut l'office de l'inquisition qu'en 1289 par un concordat entre le Saint-Siége et la république; mais l'inquisition y était tout à fait indépendante de la cour de Rome. L'office de l'inquisition fut introduit en Toscane l'an 1258, et donné aux religieux de saint François qui avaient vécu dans ce pays.

L'inquisition entra en Aragon en 1233 à la sollicitation de saint Raymond de Pennafort; elle fut même établie en quelques villes d'Allemagne et de France, particulièrement en Languedoc, où elle avait commencé : mais elle ne subsista pas longtemps en France ni en Allemagne. Elle n'entra point dans le royaume de Naples, à cause de la mauvaise intelligence qui fut depuis ce temps entre les rois et les papes. Elle subsistait faiblement en Aragon, et à peine en voit-on quelques traces dans les autres royaumes d'Espagne. Mais le roi Ferdinand, après avoir entièrement chassé les Maures, sachant que la plupart des nouveaux chrétiens ne l'étaient qu'en apparence, voulut les retenir par la crainte, particulièrement les Juifs qui étaient en très-grand nombre. Il obtint du pape Sixte IV, en 1483, une bulle par laquelle fut créé inquisiteur général, frère Thomas de Torquemada, plus connu par son nom latin de Turrecremata; il était dominicain et confesseur du roi, et ce fut principalement par ses conseils que s'établit l'inquisition d'Espagne. Il présida à une grande assemblée qui se tint à Séville en 1484, où furent dressées

(1) Institution au droit ecclésiastique, tom. 11, ch. 9.

les instructions qui servirent de règle en cette matière. Le pouvoir d'inquisiteur général lui fut confirmé par le pape Innocent VIII en 1485, et cette charge a toujours été depuis une des plus considérables d'Espagne. Fleury remarque que le pape n'avait d'autre pouvoir sur l'inquisition d'Espagne que de confirmer l'inquisiteur général qui lui était nommé par le roi pour tous ses États. L'inquisition de Portugal fut érigée sur le modèle de celle d'Espagne en 1535 par le pape Paul III, à l'instance du roi Jean III. L'inquisition n'existe plus dans ces deux royaumes.

A Rome le pape Paul III, à l'occasion de l'hérésie de Luther, releva le tribunal de l'inquisition qui n'y avait pas été continuellement exercée; il établit une congrégation de cardinaux pour juger souverainement toutes les affaires qui concernaient l'hérésie ou les crimes semblables, instituer ou destituer les inquisiteurs, et régler toutes leurs fonctions.

Le pape Sixte V, érigeant les diverses congrégations des cardinaux qui subsistent à Rome, donna le premier rang à celle-ci. Elle est composée du pape, qui en est le chef et y préside en personne, et de douze cardinaux qui tiennent la place de juges, de consulteurs, d'avocats, et qui examinent les livres, les sentiments et les actions des personnes dénoncées. (Voyez INDEX.)

Plusieurs auteurs ont écrit que saint Dominique avait été le premier inquisiteur général, qui avait été commis par Innocent III et par Honoré III, pour procéder contre les hérétiques albigeois, c'est une erreur. Le père Échard, le père Touron et les Bollandistes prouvent que saint Dominique n'a fait aucun acte d'inquisiteur, qu'il n'opposa jamais aux hérétiques d'autres armes que l'instruction, la prière et la patience, qu'il n'eut aucune part à l'établissement de l'inquisition. Le premier inquisiteur fut le légat Pierre de Castelnau; cette commission fut donnée ensuite à des moines de Citeaux. Ce ne fut qu'en 1233, comme nous le disons ci-dessus, que les dominicains en furent chargés, et saint Dominique était mort en 1221 (1).

§ III. INQUISITION, idée qu'on doit s'en faire.

L'inquisition ne consiste pas dans les lois pénales établies contre la profession publique de l'hérésie, et, en général, contre les actes extérieurs destructifs de la religion. Depuis mille ans, des lois semblables étaient en vigueur dans la société chrétienne. Constantin et ses successeurs en avaient publié un grand nombre, comme on le voit dans le paragraphe précédent, toutes appuyées sur cette maxime que, la religion étant le premier bien des peuples, les peuples ont le droit de la placer sous la même protection que les biens, la vie et l'honneur des citoyens, Nous n'examinons pas la valeur de cette maxime, nous nous contentons de l'énoncer. Avant les temps modernes, elle passait pour incontestable, toutes les nations

(1) Godescard, Vies des Pères et des Martyrs, tom. IV.

de la terre l'avaient mise en pratique, et aujourd'hui même la liberté religieuse n'existe qu'en deux pays, aux États-Unis et en Belgique. Partout ailleurs, sans en excepter la France, l'ancien principe domine, quoique affaibli dans son application. On croyait, et presque tout l'univers croit encore que la société civile doit empêcher les actes extérieurs contraires à la religion qu'elle professe, et qu'il n'est pas raisonnable de l'abandonner aux attaques du premier venu qui a assez d'esprit pour soutenir un dogme nouveau. C'est en ce sens qu'a jugé la Cour de cassation, même en 1830, lorsqu'elle a décidé que la Charte ne donnait pas droit à qui voulait d'ouvrir un temple et de fonder une chaire religieuse. Le principe ancien subsiste donc dans la jurisprudence interprète de nos lois; la magistrature française juge aujourd'hui en ces matières comme jugeait la magistrature du Bas-Empire et du moyen âge; et peu importe que la pénalité soit adoucie, car elle l'est également pour tous les autres crimes. Adoucir une pénalité, ce n'est pas déclarer innocent le fait qui en est atteint; ce n'est pas surtout le déclarer libre. Reste donc à la France la solidarité du principe d'où est née l'inquisition.

Jusqu'à la fin du douzième siècle, les attentats religieux étaient poursuivis et jugés par les magistrats ordinaires. L'Église frappait une doctrine d'anathème: ceux qui la propageaient opiniâtrément dans les assemblées publiques ou secrètes, au moyen d'écrits ou de prédications, étaient recherchés et condamnés par les tribunaux du droit commun. Tout au plus l'autorité ecclésiastique intervenait-elle quelquefois dans la procédure par voie de plainte. Mais à côté de ce fait spécial de la répression des hérétiques, se développait un autre élément d'origine toute chrétienne, l'élément de la douceur à l'égard des criminels, et surtout à l'égard des criminels d'idées. Tous les chrétiens étaient convaincus que la foi est un acte libre, dont la persuasion et la grâce sont la source unique, tous disaient avec saint Athanase: « Le propre d'une religion d'amour « est de persuader, non de contraindre.» (Epist. ad Solit.) Mais ils n'étaient pas d'accord sur le degré de liberté qu'il fallait accorder à l'erreur. Cette seconde question leur paraissait toute différente de la première; car autre chose est de ne pas violenter les consciences, autre chose de les abandonner à l'action arbitraire d'une force intellectuelle mauvaise. Ceux qui souhaitaient la liberté absolue parlaient ainsi par la bouche de saint Hilaire, évêque de Poitiers : « Qu'il nous soit permis de déplorer la misère de notre âge, et les folles opinions d'un temps où l'on croit protéger Dieu par l'homme, et l'Église du Christ par la puissance du siècle. Je vous prie, ô évêques qui croyez cela, de quels suffrages se sont appuyés les apôtres pour prêcher l'Évangile? Quelles armes ont-ils appelées à leur secours pour prêcher Jésus-Christ? Comment ont-ils converti les nations du culte des idoles à celui du vrai Dieu ? Est-ce qu'ils avaient obtenu leur dignité du palais, ceux qui chantaient Dieu après avoir

reçu des chaînes et des coups de fouet? Était-ce avec les édits du prince que Paul, donné en spectacle comme un malfaiteur, assemblait l'Église du Christ? ou bien était-ce sous le patronage de Néron, de Décius, de tous les ennemis dont la haine a fait fleurir la parole divine? Ceux qui se nourrissaient du travail de leurs mains, qui tenaient des assemblées secrètes, qui parcouraient les bourgs, les villes, les uations, la terre et la mer, malgré les sénatusconsultes et les édits des princes, ceux-là n'avaient-ils point les clefs du royaume des cieux? et le Christ n'a-t-il pas été d'autant plus prêché qu'on défendait davantage de le prècher? Mais maintenant, ô douleur! des suffrages terrestres servent de recommandation à la foi divine, et le Christ est accusé d'indigence de pouvoir par des intrigues faites en sa faveur ! que l'Église donc répande la terreur par l'exil et la prison, elle qui avait été contiée à la garde de l'exil et de la prison! quelle attende son sort de ceux qui veulent bien accepter sa communion, elle qui avait été consacrée de la main de ses persécuteurs!» (Contr. Aux.)

Saint Augustin s'adressait dans le même esprit aux Manichéens: «Que ceux-là sévissent contre vous qui ne savent pas avec quel labeur la vérité se découvre, et combien péniblement on échappe à l'erreur. Que ceux-là sévissent contre vous qui ne savent pas combien il est rare et difficile de vaincre les fantômes du corps par la sérénité d'une pieuse intelligence. Que ceux-là sévissent contre vous qui ne savent pas par quels soupirs et quels gémissements on arrive qu'on comprend Dieu tant soit peu. Enfin que ceux-là sévissent contre vous, que n'a jamais trompé l'erreur qui vous trompe!» (Contr. epist. Faust.)

Le même saint docteur écrivait à Donat, proconsul d'Afrique, ces paroles bien remarquables au sujet des hérétiques les plus atroces qui furent jamais : « Nous désirons qu'ils soient corrigés, mais non mis à mort; qu'on ne néglige pas à leur égard une répression disciplinaire, mais aussi qu'on ne les livre pas aux supplices qu'ils ont mérités... Si vous ôtez la vie à ces hommes pour leurs crimes, vous nous détournerez de porter à votre tribunal des causes semblables; et alors l'audace de nos ennemis, portée à son comble, achèvera notre ruine par la nécessité où vous nous aurez mis d'aimer mieux mourir de leurs mains que de les déférer à votre jugement. (Epist. CXXVII.)

C'était en vertu de ces maximes que saint Martin de Tours refusa constamment sa communion aux évêques qui avaient pris part à la condamnation sanglante des priscillianistes d'Espagne. C'est aussi ce qui fit dire à un concile ces belles paroles : « La sainte Église n'a pas d'autre glaive que le glaive spirituel, et avec ce glaive elle ne tue pas, mais elle vivifie. » Sancta enim Ecclesia gladium non habet nisi spiritualem, quo non occidit, sed vivificat.

On voit donc l'Église placée dans cette question entre deux extrémités, la liberté absolue de l'erreur ou sa poursuite à outrance par

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