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d'administration, il y avait un directeur de l'exploitation et aussi un caissier général, justiciable de la Cour des Comptes, chargé de centraliser les recettes et de verser au Trésor les excédents éventuels. En d'autres termes, le réseau des chemins de fer de l'Etat devait, comme certaines autres institutions de l'Etat, cependant indépendantes, comme la Monnaie, l'Imprimerie nationale, la Caisse des Dépôts, etc., avoir son autonomie; son budget était rattaché simplement « pour ordre », au budget général'. C'était un budget annexe 2.

Avant de passer, dans le chapitre suivant, à une discussion plus minutieuse du programme Freycinet, il est bon de nous arrêter encore un peu sur les événements que nous venons de décrire, pour les apprécier à distance et en considérant l'ensemble de l'évolution; c'est d'autant plus nécessaire qu'ici précisément nous sommes en face d'un de ces événements sur lesquels le jugement immédiat que l'on porte n'est pas toujours impartial (nous l'avons déjà dit dans la préface).

On conçoit facilement qu'en Allemagne on ait suivi ces événements avec une attention particulière. La Prusse, en effet, en voulant racheter ses chemins de fer, se préparait justement à suivre l'exemple donné précédemment par d'autres Etats allemands. De plus, depuis 1873, on travaillait sans relâche à la création d'une unification générale des tarifs. On croyait, de l'autre côté du Rhin, pouvoir trouver dans les débats de la législature de 1877 des arguments éloquents et solides contre le système des Compagnies privées, bien qu'on ne fit pas une distinction assez tranchée entre la théorie et la pratique. Voici, en fait, comment les choses s'étaient passées en France:

Après l'expérience de la concurrence malsaine que pouvaient faire les petites Compagnies, le Gouvernement s'était décidé peu à peu à donner l'ensemble du réseau ferré à quelques Compagnies importantes, placées sous le contrôle rigoureux de l'Etat. Il y avait été poussé par le désir d'établir une sorte de compensation entre les gros bénéfices des bonnes lignes et les charges considérables occasionnées par les mauvaises.

Ce principe se trouvait complété par la raison qu'on accordait jusqu'à un certain chiffre des garanties d'intérêts pour couvrir les déficits dont étaient menacées les entreprises privées du fait de lignes improductives créées dans l'intérêt du public.

L'Etat avait ainsi assumé un rôle d'arbitre.

Plus tard, cédant à l'opinion générale, il consentait à donner de nouvelles concessions en dehors des grandes Compagnies; il s'agissait de savoir si l'on pouvait encore créer des lignes d'intérêt général indépendantes, qui fussent productives. Dès que l'expérience eut montré qu'il n'en était rien, on rattacha alors ces lignes sans valeur et incapables de subsister par elles-mêmes aux grands réseaux, qui pouvaient leur attribuer une quote-part de leurs excédents. Les représentants du Gouvernement avaient donc raison quand ils assuraient qu'ils devaient empêcher la ruine des Compagnies exploitant des lignes classées d'intérêt général. Partout où il ne s'agissait que de petites lignes, entièrement enclavées dans les grands réseaux, cette fusion s'accomplit sans difficulté; par traité spécial, les Compagnies du

1. Voir les Finances de la France de M. de Kaufmann, traduction française, pp. 562 et 611. 2. Voir le chapitre XVII qui traite plus spécialement des chemins de fer de l'Etat.

Nord-Est et de Lille à Valenciennes cédèrent à la Compagnie du Nord l'exploitation de leurs lignes, à partir du 1er janvier 1877, pour la durée de leurs concessions.

Pour les réseaux secondaires du Sud-Est, tout n'alla pas aussi facilement. On trouva que les conditions, moyennant lesquelles la Compagnie d'Orléans se déclarait disposée à traiter, étaient trop peu avantageuses pour le public, et il fallut s'ingénier pour arriver à en obtenir des meilleures. Ceci explique la proposition de M. Allain-Targé : elle avait pour effet d'empêcher, par le rachat, l'interruption du trafic sur des lignes en faillite et de mettre la Compagnie d'Orléans en face de l'Etat, et non plus en face de Compagnies impuissantes. Il fallait aussi continuer l'exploitation des lignes rachetées, dans le cas où la Compagnie d'Orléans ne voudrait pas s'en charger.

Voilà où le Gouvernement en était arrivé en abandonnant pour la première fois les règles du développement normal des réseaux. On entrait maintenant, au moins « provisoirement », dans une nouvelle phase de la politique française en matière de chemins de fer. Mais il n'était aucunement nécessaire de poser des principes absolument nouveaux, ou même, comme M. Lecesne l'avait demandé, de décréter immédiatement le rachat général de tous les chemins de fer; cela n'était pas du tout une conséquence de la politique jusqu'alors suivie, qui avait pour ainsi dire assuré à l'Etat la reprise, sans frais, de tout le réseau en fin de concession. Pour bien des motifs, il n'y avait pas lieu de rompre avec les anciennes traditions', et l'argument si souvent invoqué en faveur du rachat, à savoir que la France avait su, pour libérer son territoire, trouver des sommes bien plus considérables que le double de milliards qu'aurait coûté l'acquisition des chemins de fer, peut bien se retourner contre la demande de M. Lecesne et de ses amis. La France, surtout au moment où elle procédait à la réfection et à la reconstitution de son armement militaire, avait bien pu faire appel aux réserves financières du pays pour des créations nouvelles destinées à durer très longtemps; elle avait pu, précisément parce qu'elle n'était pas dans l'heureuse situation de ses adversaires d'outre-Rhin, rassembler des milliards et se libérer de sa dette, trouver des milliards pour payer les Allemands et en trouver d'autres encore pour son « établissement »; mais elle n'en avait pas pour faire chez elle ce que la Prusse faisait au-delà du Rhin.

1. Les propositions de M. Allain-Targé n'avaient pas pour but immédiat le rachat. Reitzenstein le fait remarquer dans son traité Die wirtschaftliche Gesetzgebung Frankreichs in der Jahren 1879-1881, dans les Jahrbücher für nationalökonomie und Statistik de Conrad, neue Folge, IV, 1882, p. 349.

CHAPITRE X.

LE PROGRAMME FREYCINET.

<< Tout se tient », dit un proverbe français. Ainsi en fut-il de toutes les raisons qui firent peu à peu pénétrer dans le public l'idée de l'acquisition par l'Etat des chemins de fer. A côté des intérêts personnels, il y avait la sérieuse conviction d'une quantité de gens qui croyaient y voir un grand bien pour la France.

Si ceux-là avaient simplement combattu pour leur idée sans en faire une question de coterie, ils auraient passé inaperçus, ils n'auraient guère trouvé d'écho, excepté peut-être dans le parti radical. Mais les intérêts privés jouèrent dans la coulisse le rôle principal, et çà et là on vit poindre l'idée suivante : Il était prouvé que Bismarck savait ce qu'il faisait; il avait donc raison une fois de plus quand il travaillait, en Allemagne et surtout en Prusse, à l'acquisition des chemins de fer par l'Etat : il fallait l'imiter.

Les principaux intéressés dans cette question, c'étaient les actionnaires des Compagnies de chemins de fer qui voyaient avec envie le cours élevé atteint par les actions des chemins de fer que l'Etat prussien devait acquérir et qui espéraient pour eux-mêmes semblable aubaine. D'autre part, beaucoup d'industriels, de commerçants, d'agriculteurs croyaient pouvoir compter, après le rachat des lignes par l'Etat, sur des réductions des tarifs dont les inégalités avaient soulevé un grand mécontentement.

De plus, bien des contrées et des localités étaient encore privées des bienfaits de la correspondance directe par chemin de fer. Les habitants s'inquiétaient fort peu que les lignes qu'ils demandaient fussent ou non d'un bon rapport; ils n'avaient qu'un désir, avoir un chemin de fer avec tous ses avantages. En cela, l'Etat les aiderait évidemment, quand il serait l'unique propriétaire de tout le réseau; autrefois, du reste, avec les deniers publics, il avait contribué à la construction des lignes médiocres ou même tout à fait mauvaises ce qui avait été bon jadis le serait également aujourd'hui.

Certainement bien des gens auraient très bien accepté que les grandes Compagnies se chargeassent de la construction des chemins de fer en question, mais ces Compagnies, se voyant hors d'état d'entreprendre sans cesse de nouvelles constructions, opposèrent la résistance la plus opiniâtre à toutes les demandes qu'on leur présenta. Le Gouvernement, qui leur avait longtemps forcé la main, ne pouvait vaincre cette résistance, parce qu'il était obligé de reconnaître qu'elles avaient besoin d'un peu de temps pour se remettre. C'est à des motifs semblables que le réseau des chemins de fer

d'intérêt local, dont nous avons parlé au chapitre VII, avait dû son origine; on avait cédé à la pression générale en s'écartant ainsi des règles de la sagesse; en ne tenant pas compte des leçons de l'expérience, on avait donné à des petites Compagnies des concessions nouvelles de chemins de fer à voie normale, procédé fort coûteux, car ces entreprises amenèrent des spéculations malsaines et durent, en fin de compte, être mises sous séquestre.

Bref, il s'était formé, en faveur de cette idée, une coalition de principes et d'intérêts où l'on rencontrait les ennemis de la Compagnie d'Orléans, les actionnaires des lignes des Charentes, de la Vendée et d'autres petites lignes, avec leurs protecteurs naturels, et enfin tous ceux qui demandaient des chemins de fer pour leurs départements, et qui croyaient que, dans les circonstances actuelles, l'Etat seul était en situation de leur porter secours.

Tous ces éléments étaient représentés à la Chambre par des députés qui avaient voté pour le rachat, comme nous l'avons expliqué au chapitre précédent, et aussi pour l'exploitation provisoire par l'Etat des chemins de fer rachetés. Ce « provisoire » avait obtenu bien des concours; d'autres membres du Parlement avaient été séduits par la mégalomanie, par l'éclat apparent du Grand Programme attendu déjà depuis 1876.

Ce programme de travaux publics avait vu le jour dans le courant de l'année 1878', après que M. de Freycinet, Ministre des Travaux publics, eut adressé, le 2 janvier, au Président de la République un rapport qui fut publié le lendemain dans le Journal officiel, et qui commençait en ces termes: « Le Gouvernement, en déclarant dans son message du 14 décembre qu'une nouvelle ère de prospérité allait s'ouvrir pour le pays, a pris l'engagement implicite de donner une vive impulsion aux travaux publics. »

Cette conclusion ne paraît pas très logique. Pour l'expliquer, rappelons que la situation des finances françaises était alors très brillante, et que les excédents de recettes, sans cesse en progression depuis quelques années, avaient contribué à faire mûrir le projet d'imposer au Trésor l'exécution de travaux considérables. On aurait bien pu abandonner momentanément le Grand Programme, si, à cet instant, la situation financière de l'année précédente s'était montrée, pour une raison quelconque, moins bonne qu'elle ne l'était; mais, au contraire, comme nous venons de le dire, la brillante période financière, qui commence avec l'année 1876, donnait une impulsion favorable à l'exécution du Programme.

<< Au premier rang de ces travaux se place l'achèvement de notre réseau ferré. L'opinion publique le réclame avec instance; les Chambres ont, à diverses reprises, manifesté leur sollicitude pour cet objet; mes prédécesseurs se sont constamment appliqués à en faciliter la réalisation... » Ainsi M. de Freycinet ne veut, prétend-il, que répondre aux intentions des Chambres et de ses prédécesseurs. « Il est dès aujourd'hui une mesure essentielle à prendre, sans laquelle tous ces projets se trouveront ralentis et même entravés : c'est de séparer nettement le réseau national en réseau d'intérêt général et en réseau d'intérêt local. Le principe de cette division a toujours été admis: mais une assez grande indécision a régné dans la pratique. Il est arrivé que les mêmes lignes de chemins de fer ont été revendiquées à la fois par l'Etat et par les départements. Dans d'autres cas, au contraire, chacun a paru croire que le

1. Le 10 mai de cette même année, les propositions de rachat étaient devenues une loi.

fardeau incombait aux autres, si bien que personne ne prenait l'initiative nécessaire. Des deux manières, la solution restait en suspens et les travaux ne s'exécutaient pas. » Le Ministre s'efforçait donc d'établir cette classification et de trouver, malgré la difficulté, les signes caractéristiques indispensables et de soumettre chaque cas séparé à une sérieuse enquête. Dans ce but, il voulait instituer des Commissions auxquelles on donnerait la tâche d'étudier certaines circonscriptions, de donner leur avis sur les constructions à faire, de préparer les études, toutes choses dont il se servirait luimême pour trancher les questions relatives à chaque chemin de fer. Mais, comme les six grandes Compagnies étendaient, en réalité, leurs réseaux sur tout le pays, il fallait nommer une Commission pour chaque région. Ce procédé était d'autant plus normal qu'un grand nombre de vœux avaient été émis précisément à propos des réseaux actuels.

Dès que ces six Commissions, où se trouvaient réunis les hommes les plus compétents, ingénieurs, représentants de travaux publics, auraient rangé dans l'une ou l'autre des catégories les voies ferrées à construire, suivant leur importance économique et militaire, le Conseil général des Ponts et Chaussées déciderait le rang de priorité pour la construction de ces lignes.

Ce réseau complémentaire comprendrait : 1° diverses lignes décidées en principe (lois du 3 juillet, des 16 et 31 décembre 1875), mais non encore concédées; ensemble, 2.897 kilomètres; 2° un certain nombre de lignes, alors concédées à titre d'intérêt local', et qui figureraient plus justement dans le réseau d'intérêt général; ces lignes devraient être reprises par l'Etat et incorporées dans le classement projeté. D'après un relevé fait avec soin pour les régions du Centre et du Sud-Ouest et étendu ensuite, par prévisions conjecturales sur les mêmes bases, au reste de la France, le total serait d'environ 2.100 kilomètres 2; 3° enfin, des lignes entièrement nouvelles et qui n'avaient encore figuré dans aucun document officiel. Elles se trouvaient principalement dans les régions pauvres et déshéritées, pour lesquelles le moment semblait venu de faire un acte de justice distributive.

Les évaluations variaient, à cet égard, entre 4.000 et 6.000 kilomètres, soit 5.000 kilomètres en moyenne.

L'ensemble de ces trois groupes atteignait, en nombre rond, 10.000 kilo

mètres.

Ce chiffre ne représentait pas la totalité de l'effort qui s'imposait à l'activité du pays pour compléter son réseau d intérêt général. Il fallait tenir compte, en outre, des lignes déjà concédées, mais restant à construire, soit par les six grandes Compagnies, soit par des Compagnies secondaires; ces lignes avaient une longueur de 5.751 kilomètres. Il restait donc encore près de 16.000 kilomètres à construire pour compléter le réseau d'intérêt général.

Immédiatement après la publication du rapport de M. de Freycinet, les six Commissions furent instituées par décrets des 7 et 19 janvier.

1. La longueur totale des chemins de fer d'intérêt local, qui n'étaient pas en totalité livrés à l'exploitation, atteignait, à la fin de 1877, 5.136 kilomètres (sans compter 245 kilomètres de chemins de fer dits industriels, servant à l'exploitation d'usines et de mines).

2. Le Conseil d'Etat avait déclaré, le 20 décembre 1876, que l'Etat était toujours autorisé à acquérir des chemins de fer d'intérêt local moyennant le paiement d'une indemnité.

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