Page images
PDF
EPUB

apprendre à soigner les malades. Elle se mettait ainsi à même de réaliser l'une et l'autre fin de sa vocation. Ce que fut cette écolière et cette apprentie infirmière de vingt-six ans, le spectacle d'édification qu'elle donna, nul annaliste ne l'a raconté, mais il est aisé de le concevoir, et il serait injuste de ne pas le faire remarquer.

Après ces deux laborieuses, mais fécondes années, Mme Tulard rentra à La Chapelle-au-Riboul, au cours de l'année 1682, afin d'inaugurer sa double mission d'infirmière des pauvres et d'institutrice des petites filles. Une jeune personne de pauvre naissance, mais de noble caractère et de grand cœur, Marie Château, se joignit aussitôt à elle, et l'œuvre de charité, comme celle d'enseignement, commença à fonctionner. C'était un humble début. Les sages du temps durent trouver cet essai bien hasardé; sur le sol de La Chapelle-au-Riboul, une grande institution pouvait-elle naître et se développer? Dieu donna tort à ces prétendus sages. Ces deux grains de froment, Perrine Tulard et Marie Château, jetés en terre et fécondés par le soleil de la grâce, furent le germe d'une moisson qui donna plus de mille pour un.

Les succès de la fondatrice et de sa compagne dépassèrent les prévisions et les espérances des plus optimistes. Ecoutons un vieil annaliste nous le raconter sur le ton du dithyrambe : « Quels pauvres, nus ou retenus sur leur grabat, ne furent pas vêtus et soulagés ? Elle leur donnait à manger de ses propres mains, elle lavait leurs plaies que d'autres auraient à peine regardées; elle considérait leur maison comme la sienne propre ; elle se portait à tous leurs besoins avec tant de promptitude que plusieurs pauvres qui étaient sains enviaient la condition des malades! » Malgré son évidente exagération, ce dernier trait est caractéristique, Mme Tulard et sa compagne se levèrent, au milieu de leurs concitoyens, comme l'apparition vivante de la Charité.

La Chapelle-au-Riboul avait, pour quelques années, sa petite équipe d'institutrices et de gardes-malades. Le présent semblait assuré ; mais l'avenir? La maladie ou la mort ne détruiront-elles pas l'œuvre si généreusement commencée ? Mais où recruter de nouvelles associées et par quels

pre

moyens ? Mme Tulard se préoccupa non moins de sa stabilité et de sa durée que de son extension. Sans doute, les mières Filles de Saint-Vincent de Paul avaient déjà fait leur apparition dans la province qui forme aujourd'hui les départements de la Sarthe et de la Mayenne ; mais il était manifeste que leur nombre était hors de proportion avec l'immensité de la tâche. Evidente apparaissait donc la nécessité d'un institut de filles qui se consacreraient au service des pauvres et à l'éducation des enfants, surtout dans les petites paroisses de la campagne. Mais où loger, et avec quels revenus entretenir les postulantes qui se présenteraient ?

Mme Tulard et Marie Château, bien qu'unies par de communes aspirations, ne paraissent pas avoir vécu ensemble durant ces premiers mois de leur nouvelle existence. Elles étaient des collaboratrices étroitement liées l'une à l'autre ; mais elles ne portaient pas le même costume, elles ne s'asseyaient pas, du moins habituellement, à la même table; elles ne prenaient pas non plus leur repos sous le même toit. L'assistance aux offices de la paroisse, la visite des malades qu'elles soignaient, la surveillance ou l'instruction des enfants les rapprochaient, mais aucun lien de subordination ne les attachait l'une à l'autre.

Le curé de La Chapelle-au-Riboul, homme entreprenant, et Mme Tulard, dont les difficultés présentes ou en perspective enflammaient le zèle, après avoir prié, consulté et réfléchi, ne crurent pas être téméraires en abordant la construction d'une maison qui servirait de berceau à l'institut charitable qu'ils avaient la commune inspiration de fonder.

Ce n'était pas l'avis unanime de leur entourage. « Les fonds manquaient, lisons-nous dans un vieux mémoire, on ne voyait aucune ressource, les personnes généreuses qui auraient pu concourir à cet établissement s'y refusaient, dans l'incertitude du succès. Elles préféraient répandre leurs bienfaits sur ceux à qui elles étaient certaines de les rendre profitables, du moins pour le moment, plutôt que de les employer à une entreprise, peut-être plus solide en soi, mais qui n'avait aucune espèce de consistance. »

Toujours et partout, les fondateurs d'œuvres nouvelles se

heurtent à cette fin de non-recevoir. Leur premier déboire est de constater que l'utilité, l'opportunité, ou la nécessité de leur œuvre ne sont pas comprises et ne suscitent aucun intérêt. Puisque les bourses demeuraient fermées, à La Chapelle-au-Riboul et aux environs, Mme Tulard vida complètement la sienne. « Réduite à sa petite fortune, lisons-nous dans un document très ancien, elle vint à bout de construire une maison avec un fonds de quarante livres de revenu qui fut alors tout le patrimoine de cette Communauté dont la pauvreté est la base et le fondement. »

On ne s'appauvrit pas en vain pour le bon Dieu. La jeune fondatrice va l'expérimenter, et la Providence se chargera d'équilibrer chaque année son maigre budget. Elle amènera aussi dans la maison nouvellement bâtie une phalange de jeunes âmes que les années verront s'accroître, et qui seront la première bénédiction de Dieu descendue sur l'Institut naissant. « L'édifice achevé devint bientôt le séminaire de bons sujets qui se joignirent à Mme Tulard pour partager ses travaux et profiter de ses exemples. A l'âge de vingt-huit ans, cette pieuse veuve se vit fondatrice d'une société pauvre, consacrée à l'instruction et au soin des pauvres. » C'est l'heure de dire comment elle comprenait cette nouvelle société.

Le xvire siècle, infecté par le Jansénisme, et le xviire, dévasté par les ravages d'un philosophisme sectaire, furent peu favorables aux instituts monastiques. Ajoutons que les congrégations de femmes ne répondaient plus complètement aux besoins des populations qui les environnaient. Enfermées derrière leurs grilles, elles étaient préservées de tout contact malsain avec le monde, mais elles étaient aussi dans l'impossibilité d'exercer aucun apostolat autre que celui de la prière. Saint François de Sales, qui avait touché du doigt cette lacune et qui prévoyait aussi les violents orages auxquels l'Eglise allait être en butte, fut le premier à concevoir le projet d'un institut de sœurs non cloîtrées, qui visiteraient les malades et les pauvres et se répandraient au dehors pour le soulagement de toutes les misères. On devait à cause de cela les appeler Visitandines. Mais l'heure propice à cette

innovation, qui était aussi une révolution dans l'état religieux, n'avait pas encore sonné. L'essai du saint évêque de Genève aboutit à un échec. Ses Visitandines durent s'enfermer derrière des grilles, ce qui lui faisait dire, non sans tristesse «< On m'appelle le fondateur de la Visitation; estil rien de moins raisonnable ? J'ai fait ce que je ne voulais pas faire, et j'ai défait ce que je voulais faire » (1).

Saint Vincent de Paul, admirateur et disciple de saint François de Sales, reprit cette idée, tenta de la réaliser, de concert avec Mile Legras, et réussit. C'était quelques années seulement avant la naissance de Mme Tulard (2).

Son plan de vie religieuse, nouveau dans l'Eglise, et estimé jusque-là une irréalisable utopie, fut vraiment une inspiration du ciel. « C'est la Providence qui a mis votre Compagnie sur le pied où elle est, disait-il aux premières compagnes de Mile Legras. Qui eût pensé qu'il dût y avoir des Filles de la Charité, quand les premières vinrent pour servir les pauvres en quelques paroisses de Paris ? J'y pensais encore aujourd'hui et je me disais Est-ce toi qui as pensé à faire une Compagnie de Filles de la Charité ? Oh! nenni. Est-ce Mile Legras? Aussi peu. Et qui eût pu former ce dessein de procurer à l'Eglise une Compagnie de Filles de la Charité en habit séculier ? Cela n'aurait pas paru possible. C'est donc Dieu que nous pouvons dire être l'auteur de votre Compagnie, puisque véritablement nous ne saurions en reconnaître un autre. »> (3)

Le curé de La Chapelle-au-Riboul et Mme Tulard ne tenaient pas un autre langage à leurs premières associées. L'inspiration venue du ciel n'était pas ici moins manifeste. C'était l'apparition dans le monde des femmes apôtres. On ne croyait pas alors, tant les mœurs étaient différentes des nôtres, que, sans la clôture absolue, une communauté pût faire partie de l'état religieux. Le temps et l'expérience ont

1. Vid. Hamon. Vie de saint François de Sales.

2. Les statuts des Filles de la Charité, rédigés par saint Vincent de Paul, furent approuvés par l'archevêque de Paris en 1655, quelques mois après la naissance de Mme Tulard.

3. Meynard. Vie de saint Vincent de Paul, t. III, p.

219.

modifié les idées sur ce point; ils les ont même tellement modifiées que beaucoup de nos contemporains demandent de quelle utilité sont les ordres contemplatifs de femmes, tandis que nos ancêtres estimaient qu'il ne pouvait pas en exister d'autres. On oubliait que l'état religieux comprend, comme partie essentielle, la pratique à un degré supérieur des vertus chrétiennes, et, comme partie secondaire, la pratique d'observances qui varient avec le temps, les milieux et les personnes.

Saint Vincent de Paul pensa, et, depuis bientôt trois siècles, tous ses imitateurs ont pensé après lui, qu'aux observances de la vie claustrale on pouvait en substituer d'autres non moins sanctifiantes. Les Filles de la Charité, et cent autres Congrégations nées de la même inspiration, sont là pour attester sa clairvoyance.

[ocr errors]

Il y a donc cette différence entre la conception antique de la religieuse telle que la comprenaient les anciens, et telle que nous la comprenons aujourd'hui, dans les instituts voués à la vie active, que les religieuses cloîtrées n'ont pour but que leur sanctification personnelle, tandis que les religieuses nées de l'inspiration de saint Vincent de Paul travaillent et à leur propre sanctification et à la sanctification des âmes. Ce genre de vie demande la pratique de certaines vertus à un degré bien supérieur. « Encore qu'elles ne soient pas dans une religion nous citons saint Vincent de Paul, cet état n'étant point convenable aux emplois de leur vocation, néanmoins, comme elles sont beaucoup plus exposées que les religieuses, n'ayant ordinairement pour monastère les maisons des pauvres, pour cellule qu'une chambre de louage, pour chapelle que l'église de la paroisse, pour cloître que les rues de la ville ou les salles des hôpitaux, pour clôture que l'obéissance, pour grille que la crainte de Dieu, et pour voile que la sainte modestie, elles sont obligées, par cette considération, de mener au dehors et au dedans une vie aussi pure, aussi édifiante, que de vraies religieuses dans leurs monastères » (1).

que

1. Meynard. Vie de saint Vincent de Paul, t. III, p. 224.

« PreviousContinue »