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personnes de son entourage pronostiquaient que là était son avenir. Mais ses parents, dès la première ouverture qu'elle leur en fit, répondirent par un refus catégorique et qui devait être définitif.

Nous n'essayerons pas de pénétrer les motifs qui déterminèrent leur conduite en cette grave circonstance. Etait-ce par prudence surnaturelle ? Etait-ce par affection exagérée ou par un calcul tout humain ? Nous ne l'examinerons pas. Le narrateur est obligé, en effet, d'élever contre eux une accusation beaucoup plus grave: celle d'avoir abusé de leur autorité paternelle pour enjoindre à Perrine de contracter mariage et d'accepter, les yeux fermés, le parti qu'ils avaient agréé et qu'ils lui présentaient, ou plutôt qu'ils lui imposaient.

L'homme qui offrait sa main, son nom et son cœur à la fille de Jacques Brunet, était d'une condition bien supérieure à la sienne. Notaire royal, si nous en croyons plusieurs documents autorisés, possesseur d'un avoir relativement considérable, il se mésalliait manifestement aux yeux du monde en associant à sa vie une petite paysanne, sans fortune, sans beaucoup d'éducation, dont la principale et même l'unique dot étaient les belles qualités d'esprit et de cœur dont le charme et l'ascendant l'avaient séduit, mais que sa famille n'appréciait pas, du moins au même degré.

Perrine s'inclina, mais sans enthousiasme, on le comprend, sous la volonté de ses parents, et le mariage fut conclu. On pouvait la croire, et elle pouvait se croire ellemême définitivement éloignée de la vie religieuse. Il n'en fut rien. Ce mariage marqua un temps d'arrêt, mais non pas une déviation dans la marche vers sa vraie vocation. Il la favorisa même à un point de vue, puisque la Providence amena par lui entre les mains de son élue, une part des ressources nécessitées par la création des grandes œuvres dont elle deviendrait la fondatrice.

Après six années d'une vie commune dont nous ne dirons rien, puisque nul témoignage autorisé ne nous permet de le faire, René Tulard, encore dans la plénitude de l'âge, fut inopinément touché par la maladie et mourut. Si le père et

la mère de la jeune veuve avaient été les témoins de cette catastrophe familiale, ils auraient sans doute regretté d'avoir imposé à leur fille un mariage qui aboutissait à une si précoce viduité; mais ils avaient précédé leur gendre dans la tombe. O vanité des combinaisons humaines qui paraissent le plus habilement conduites!

Devenue à vingt-cinq ans maîtresse de sa personne, de sa vie, et de la fortune qu'elle devait à la profonde estime et à l'affectueuse reconnaissance de son mari, Mme Tulard, qui n'avait pas à supporter les charges de la maternité, puisqu'elle n'en avait jamais connu les joies, revint à ses projets de jeune fille et, comme sainte Chantal, un demi-siècle auparavant, résolut de n'avoir plus que Dieu pour époux. Ses parents avaient dressé une barrière qu'ils croyaient infranchissable entre elle et l'état religieux. Le Seigneur venait de la renverser et de la briser; n'était-ce pas une preuve manifeste qu'il l'appelait, aujourd'hui comme autrefois, à la vie parfaite, ainsi qu'à la maternité des pauvres et des enfants ?

Rentrée à la Bigottière, cette humble maison de famille que la mort avait voilée de deuil et faite solitaire, Mme Tulard n'eut plus que deux occupations: la piété et les bonnes œuvres, en tête desquelles son zèle d'apôtre mit l'instruction donnée gratuitement aux petites filles. Ce n'était pas une innovation, mais l'imitation intelligente et généreuse de l'apostolat inauguré, quelques années auparavant, par saint Vincent de Paul et la vénérable Mile Legras.

De nos jours, la gratuité de l'instruction donnée aux enfants du petit peuple a compté beaucoup de panégyristes. Combien en rencontrerait-on parmi eux qui aient offert à cette œuvre, comme Mme Tulard le fit simplement et sans bruit au XVIIe siècle, leur fortune, leur jeunesse, toute leur

vie ?

Mais la paroisse de La Chapelle-au-Riboul sera-t-elle seule à bénéficier du dévouement de cette institutrice volontaire des petites filles, de cette généreuse infirmière des malades indigents? Cette question appelait une réponse, mais cette réponse était difficile. Une œuvre d'enseignement

et de charité qui ne serait pas strictement paroissiale pouvait-elle germer et grandir dans un aussi petit pays?

L'abbé Jouannault, que Mme Tulard avait choisi pour confident de ses pensées, et que nous présenterons à nos lecteurs dans un de nos chapitres suivants, eut de longs entretiens à ce sujet, soit avec sa pieuse dirigée, soit avec le curé de la paroisse.

Le prêtre qui entra en charge de La Chapelle-au-Riboul en octobre 1679, peu avant ou peu après le veuvage de Mme Tulard, impossible de fixer une date sûre, était Pierre Tulard, son beau-frère. Cet ecclésiastique n'avait pas approuvé, six ans auparavant, l'alliance contractée par son frère avec Perrine Brunet. Comme tous ses parents, il avait gardé de fortes préventions contre la petite paysanne qu'un caprice d'amour, à ses yeux inexplicable, avait introduite dans sa famille.

Mais quand la jeune veuve fut venue abriter son grand deuil dans l'humble demeure de ses pères; quand il la vit reprendre, avec une simplicité dont tout calcul était exempt, sa vie pieuse de jeune fille; surtout quand il la vit inaugurer les œuvres charitables qui la mettaient en contact journalier, et durant de longues heures, avec les enfants ou les malades indigents, oubliant que sa jeune paroissienne avait été sa belle-sœur peu désirée, et, à ce titre, entourée d'une affection très modérée, il ne vit en elle que la femme charitable et dévouée qui lui apportait spontanément la plus utile et la plus désintéressée collaboration. Chez cet homme de Dieu, la grâce triompha de la nature, et la veuve de son frère fut désormais l'objet de son estime, de son admiration et même de sa vénération.

Une double alternative se présentait à leurs réflexions; Mme Tulard fixerait-elle sa résidence à La Chapelle-au-Riboul, ou s'agrégerait-elle à une communauté vouée à l'enseignement des petites filles et au soulagement des malades indigents ? Après de mûres délibérations, il fut convenu que la première hypothèse était plutôt dans les vues de la Providence que la seconde. Cette résolution une fois agréée, une autre question demandait à être examinée et solutionnée. La

maison de charité et d'enseignement gratuit pour les petites filles, érigée à La Chapelle-au-Riboul, demeurera-t-elle un établissement isolé et sans ramifications qui étendent son action bienfaisante aux paroisses des environs, ou sera-t-elle une pépinière dans laquelle seront cultivés et se développeront de jeunes plants qui, transplantés au loin, deviendront de grands arbres, et prodigueront leur ombre, ainsi que leurs fruits, à de nombreuses générations d'enfants ?

Après de longs pourparlers, de sérieuses réflexions et des prières ferventes, le vénérable curé, l'abbé Jouannault et Mme Tulard se prononcèrent pour la fondation, à La Chapelle-au-Riboul, d'une maison-mère de sœurs à la fois institutrices et gardes-malades. Cette décision était grosse de conséquences, non seulement pour celle qui allait inaugurer cette œuvre hérissée de difficultés, mais aussi pour les prêtres qui s'engageaient à devenir ses auxiliaires, ses conseillers, et au besoin ses protecteurs.

Concevoir une institution du genre de celle dont nous parlons, décider sa réalisation, est aussi honorable que facile ; mais quels travaux, quels soucis, quelles larmes n'occasionneront pas son éclosion et son développement ? Voyons à l'œuvre Mme Tulard et les ecclésiastiques respectables que Dieu lui donna pour guides et pour soutiens.

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CHAPITRE II

Caractère et premiers débuts des œuvres fondées par Mme Tulard

Si on n'improvise pas une institution ni une sœur de charité, on improvise moins encore une directrice d'œuvres d'enseignement ou d'assistance des pauvres et des vieillards. Mme Tulard voulait devenir maîtresse d'école des petites filles un stage s'imposait; elle voulait être l'infirmière des indigents: un apprentissage était nécessaire.

Sous l'impulsion de son directeur, elle quitta donc sa maison de la Bigottière, au cours de l'année 1680, et se rendit au Mans, dont les écoles jouissaient, et à bon droit, de la plus flatteuse réputation. Le collège des Oratoriens comptait à lui seul près de neuf cents élèves, et les Ursulines se trouvaient à la tête d'un pensionnat très nombreux, auquel était annexée une école gratuite au profit des petites filles pauvres. Sur la paroisse de Saint-Vincent, une autre école gratuite recevait aussi les enfants du petit peuple, et elle devait jouir d'un grand renom dans tous les pays environnants, puisque Mme Tulard jugea que là, mieux qu'ailleurs, elle pourrait se former aux devoirs de son futur ministère (1).

C'est là, en effet, qu'elle parfit son instruction, là qu'elle puisa les connaissances professionnelles qui lui étaient indispensables. De certains documents, on pourrait déduire que là encore elle apprit à écrire. Mais la veuve du notaire royal l'avait-elle ignoré jusqu'à ce jour ?

De l'institution Saint-Vincent où elle séjourna toute une année, la zélée fondatrice se rendit à Saint-Calais, pour y

1. Bellée. Recherches sur l'Instruction publique dans la Sarthe, p. 142 et 180.

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