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Il sentit bientôt qu'il s'était mis bien gratuitement dans la nécessité de verser tout de suite à son locataire un capital de cinq cent mille francs peut-être et au delà, ou de démolir et reconstruire presque toute sa propriété; que, dans le premier cas, il n'avait pas de garantie particulière pour recouvrer son capital déboursé; que, dans le second, c'était de la folie de supprimer et reconstruire à neuf des bâtiments qui pouvaient durer des siècles avec peu de dépenses, comme aussi de remplacer un matériel encore susceptible de longs et précieux services. Ce n'est pas tout; il ne tarda pas à être actionné par le locataire, qui exigeait soit la reconstruction, soit le payement; ainsi acculé dans la situation embarrassante où il s'était placé bien inconsidérément, le bailleur dut faire un sacrifice; et ce ne fut qu'au prix de cent mille francs qu'il obtint de son locataire que celui-ci abandonnerait le profit de la clause relative à la délivrance des choses en l'état neuf.

699. Maintenant, à l'opposé d'une convention de cette sorte, et en dérogeant plus complétement encore à l'obligation de délivrer les choses en bon état, les parties peuvent également stipuler que le locataire prendra les choses dans l'état où elles se trouveraient au moment du contrat.

Mais cette stipulation, par cela qu'elle est très-contraire au principe, doit être expresse ou résulter tacitement du moins des clauses ou des circonstances de la convention.

Ces règles ont reçu leur application dans l'espèce suivante. En 1846, le sieur Porcher avait loué au sieur Duvelleroy un moulin à huile, situé à Saint-Quentin-Tassily, le tout avec ses accessoires, parmi lesquels se trouvaient deux piles ayant besoin de réparations. Assignation ayant été donnée pour que ces réparations fussent effectuées, le bailleur répondit qu'il était prêt à faire opérer la réparation de l'une de ces piles, mais non la réparation de la seconde. Il demandait, en effet, à faire preuve qu'au moment du contrat cette

dernière pile ne fonctionnait plus depuis au moins dix ans ; qu'en entrant en jouissance le sieur Duvelleroy avait connu cet état de choses et n'avait entendu user que de la seule des piles qui pouvait fonctionner; que, dès lors, il était mal fondé à réclamer la mise en état de l'autre pile. Sur ce, la Cour de Caen, à la date du 3 août 1848, prononça en ces termes : « Considérant que Porcher a loué à Duvelleroy le moulin à huile dont il est propriétaire; que ce moulin se compose de deux piles, l'une à droite, l'autre à gauche de ce même moulin; considérant que l'inspection des lieux ne pouvait laisser de doute sur leur destination et que, pour échapper à l'obligation que lui impose l'article 1720 C. Nap. et pour se refuser à faire à la pile de droite les réparations nécessaires, Porcher prétend vainement qu'à l'époque de la location la pile de gauche seule fonctionnait, puisque cette usine a été construite pour marcher avec deux rangs de piles qui existent; que vainement encore Porcher soutient qu'anciennement il y avait deux roues, dont l'une a été supprimée depuis plus de dix ans; que cette suppression n'a pas changé l'intérieur du mécanisme et qu'il a été constaté par les experts que, dans l'état actuel des choses et vu la dimension du moteur, les deux piles peuvent marcher en totalité une partie de l'année, dans les temps où les eaux sont abondantes, c'est-à-dire pendant six ou sept mois; considérant que c'est en vue d'un avantage de cette nature que Duvelleroy a traité et qu'il n'en peut, dès lors, être privé par le fait de son bailleur; que, pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que Porcher eût apporté à la location qu'il faisait des réserves expresses et que, de là, il a sur ce point gardé le silence le plus absolu; considérant que les faits de preuve par lui articulés sont inconcluants; qu'en effet il importe peu qu'antérieurement et depuis plus de dix ans il eût supprimé l'une des roues qui avaient existé, puisqu'il est constant que, nonobstant cette

loin

suppression, les piles peuvent encore marcher aujourd'hui ; que..., propriétaire de l'usine, il pouvait la faire valoir comme il l'entendait, sans pour cela, et sans l'existence d'une condition expresse, imposer à son locataire l'obligation d'user de la même manière de l'usine qu'il affermait... >>

Pour que, dans l'espèce, le bailleur pût être exonéré de la réparation de la seconde pile, il eût fallu que l'usine fût, au moment de la location, dans un état qui eût rendu cette libération présumable. Tel eût été le cas où, par exemple, cette seconde pile eût été détruite, ou mise tout au moins dans l'impossibilité de servir; ou encore si la force motrice eût été insuffisante pour les deux piles; ou si enfin le rétablissement de la pile délaissée n'eût pu avoir lieu sans un dérangement préjudiciable de la pile en exercice 1.

Quand les parties ont entendu déroger à la règle qui veut que l'usine soit délivrée en état de réparations de toute espèce, il est d'une haute importance pour le locataire de faire constater l'état des lieux, des machines, moteurs, et des ustensiles d'exploitation au moment de l'entrée en jouissance. On va dans un instant en comprendre le motif.

700. Nous avons parlé des modifications qui peuvent être apportées par la convention à l'obligation de délivrer la chose en bon état; disons quelques mots maintenant des modifications que cette obligation peut également subir par suite de l'usage. La légitimité de ces modifications résulte de la règle posée dans l'article 1160 du Code Napoléon : « On doit suppléer, dans la convention, les clauses qui y sont d'usage dans le pays où le contrat est passé. »

Jourdheuil cite, relativement aux établissements métallurgiques, des usages de cette sorte, desquels, en même temps, il fait comprendre la raison d'être. Selon lui, il n'est pas d'usage que les propriétaires livrent en bon état la cuve et

Dalloz, Recueil périodique, vol. de 1849, 2, 12, à la note.

le creuset des hauts fourneaux. « Je pense, ajoute-t-il, qu'il faut en dire autant de l'intérieur d'un four à réverbère, dont la capacité, les mesures et les formes tiennent au système de travail, à l'art du marteleur; que le propriétaire doit la cheminée montée solidement, la sole de chaque four et tous les agrès et outils nécessaires pour les consolider et s'en servir le plus utilement; mais que la fourniture de la brique de l'intérieur du four, qui doit être modelée suivant la forme et les dimensions que le locataire voudra donner au four, doit être laissée, ainsi que la façon, à la charge du locataire... Je pense qu'on ne peut obliger ni le propriétaire, ni le locataire, à l'entrée ou à la fin, à délivrer un four construit et en état de travail, par la raison que ni l'un ni l'autre ne peuvent être obligés de faire connaître leurs propres découvertes ou les améliorations qu'ils peuvent avoir inventées ou achetées1. >>

701. Mais c'est surtout alors qu'une usine est l'objet d'un bail à prisée que l'obligation de délivrer les choses en bon état de réparations de toute espèce subit de graves modifica tions. Nous consacrons plus loin aux baux de cette sorte un article tout spécial 2.

702. C'est au moyen d'une visite de l'établissement, faite par des experts ou des arbitres, au moment de l'entrée en jouissance du locataire, qu'il est possible de s'assurer si le bailleur a rempli son obligation de délivrer la chose dans les termes de la convention, ou, si la convention se tait à ce sujet, dans les termes de l'article 1720. Le procès-verbal de cette visite, que la loi appelle état de lieux et que certains usages locaux dénomment montrée, doit présenter le détail et la description compendieuse et exacte, tant des lieux, constructions, bâtiments, etc., que des machines, mécanismes, ▲ Baux d'usines, p. 245 et suiv.

2 V. n. 775 et suiv.

ustensiles d'exploitation et des pièces et accessoires dont ces machines, mécanismes et ustensiles sont composés. La visite et la description de l'établissement donné à bail, en sus de l'intérêt actuel dont elles peuvent être pour la délivrance, ont encore un but ultérieur. Nous ne tarderons pas à voir que l'obligation imposée au bailleur de délivrer les choses en bon état a, comme corrélative, une autre obligation imposée au locataire et qui consiste en ce qu'il est tenu de rendre, à l'expiration du bail, les choses telles qu'il les a reçues'. Tout ce qui concourt à constater la situation de l'établissement industriel, au moment de la délivrance qui en est faite, a donc d'autant plus d'importance que cela doit, lors de la sortie du locataire, servir de règle et de base à l'accomplissement de l'obligation qui résulte pour celui-ci de la fin du bail.

703. Le défaut de délivrance de la part du propriétaire peut, en matière de bail d'usine, comme lorsqu'il s'agit du bail de tout autre fonds, entraîner la résiliation du contrat et, le cas échéant, des dommages-intérêts.

Cette résiliation peut être demandée, encore bien que le bailleur soit empêché de faire la délivrance par la force majeure 2, comme lorsque l'usine a été détruite par l'incendie ou l'inondation, par le fait du prince et l'expropriation pour cause d'utilité publique.

Si l'exécution de l'obligation ne rencontrait d'autre obstacle que la volonté du bailleur, se refusant à exécuter ses engagements, le preneur aurait le droit, à son choix, de poursuivre soit la résiliation du contrat, soit son exécution, en contraignant le propriétaire de lui faire délivrance manu militari, c'est-à-dire par l'emploi de la force publique 3.

Le simple retard dans la délivrance pourrait, suivant les

V. n. 758 et suiv.

Pothier, Louage, n. 72 et 73.

3 Id., n. 66.

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