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M. Troplong enseigne au contraire que lorsque les fruits des établissements manufacturiers et commerciaux, donnés à bail, sont compromis par des cas de force majeure, l'article 1722 vient au secours du locataire. Cette conclusion, il la tire de l'article 1769 qui est, à son sens, une application de l'article 1722, et qui permet au fermier de biens ruraux, s'il est privé par un cas fortuit de tout ou de moitié d'une récolte, de réclamer une diminution de prix, pourvu, à la vérité, qu'il ne soit pas indemnisé à l'avance par les récoltes précédentes. Selon le savant magistrat, il y a là une analogie dont il faudrait tirer parti; la nature du contrat de bail d'où découle cet article 1769 permettrait d'en étendre les dispositions aux sinistres qui s'appesantissent sur tous les fruits autres que les fruits de la terre.

Mais il est impossible d'admettre cela. Si l'article 1769 n'est qu'une application de la règle générale posée en l'article 1722, ce n'est pas dans le sens que M. Troplong l'entend. Il ne peut y avoir, en effet, d'analogie entre les produits d'un établissement industriel, lesquels ont toujours le caractère mobilier, et des récoltes qui, tant qu'elles ne sont pas détachées du sol, font un avec lui et sont une partie intégrante de l'immeuble donné à bail. On comprend que la perte de ces récoltes, lesquelles font ainsi un tout avec l'immeuble, entraîne, lorsqu'elle est arrivée par cas fortuit, la même ga rantie que s'il s'agissait de la destruction partielle du fonds même. Cela rentre parfaitement dans le système du principe posé en l'article 1722. Mais ce qui s'en éloignerait, c'est un résultat tout pareil, si l'on voulait le faire sortir de la perte d'objets mobiliers. C'est, en effet, tellement la circonstance que les récoltes ne font qu'un avec le fonds, qui, dans le cas de l'article 1769, entraîne la garantie du bailleur, que

1 Louage, n. 229.

nous voyons dans l'une des dispositions subséquentes cette garantie disparaître au moment même où les récoltes sont détachées du sol : « Le fermier, est-il dit dans l'article 1771, ne peut obtenir de remise lorsque la perte des fruits arrive après qu'ils sont séparés de la terre'... »

724. En cas de destruction totale de la chose louée par force majeure, le bailleur est obligé de laisser librement aller le preneur et de le regarder comme exonéré de tout engagement, malgré la durée du bail antérieurement stipulée ?.

Si la chose n'a été détruite qu'en partie, le bailleur est tenu de se soumettre aux conyenances du preneur; celuici peut, suivant les circonstances de nature à influencer sa détermination, demander sa libération partielle ou complète, c'est-à-dire une diminution de prix ou la résiliation du bail.

Le locataire qui, dans cette seconde hypothèse, opterait pour la continuation du bail, n'aurait droit toutefois à aucune reconstruction même partielle. Il ne pourrait réclamer que des réparations, conformément aux règles exposées plus haut 3.

C'est à ces suites que l'article 1722, lorsque la destruction de la chose louée est arrivée par la force majeure, borne et le droit du locataire et l'obligation corrélative du bailleur. Ce dernier, notamment, ne peut être tenu de dommages-intérêts. Il ne serait pas juste de le rendre responsable d'un fait qu'il n'était en son pouvoir ni de prévoir ni de conjurer.

725. C'est, d'ailleurs, cette circonstance qu'il n'a pas été non plus possible au locataire ni de prévoir ni de conjurer la force majeure, qui l'autorise à en rejeter les suites sur le bailleur et à réclamer la garantie de ce dernier.

Mais lorsqu'à raison de certains phénomènes physiques, observés et constants, un accident se reproduit périodique

V. art. 520 C. Nap.

2 Marcadé, sur l'art. 1722.

> V. n. 707.

ment, à des époques plus ou moins certaines, il a nécessairement dû entrer, au moment du contrat, dans les prévisions du locataire. Ce n'est plus pour lui un cas fortuit, un effet du hasard (fortis); ce n'est pas un de ces événements inattendus qui viennent tromper de justes espérances et qui sont exceptés du contrat 1.

Il en est de même si l'accident, quelque irrésistible qu'il soit, alors qu'il s'est déclaré, a été amené par le fait, par la négligence, par l'imprudence du locataire. Lorsque celui-ci est en faute, loin qu'il puisse réclamer la garantie du bailleur, il est, nous le verrons, responsable à son égard.

De tout temps, on a constaté la nécessité qu'il y a à ce que l'accident soit imprévu pour le locataire qui en demande la garantie, ou ne soit pas arrivé par sa faute. Les anciens jurisconsultes ont signalé, dans la définition qu'ils donnent de la force majeure ou du cas fortuit, cette nécessité comme un élément indispensable : « Casus fortuitus, dit Balde, est accidens quod per custodiam, curam, vel diligentiam mentis humanæ non potest evitari, ab eo qui patitur; « et Vinnius: « Casum fortuitum definimus omne quod humano cœptu prævideri non potest, nec cui præviso potest resisti. »

726. L'application des règles qui précèdent ressortira naturellement des observations particulières auxquelles nous allous maintenant nous livrer. On va passer en revue d'une manière spéciale les cas de force majeure auxquels les établissements industriels sont le plus fréquemment exposés. 727. Et d'abord les cas fortuits naturels.

Aucune difficulté ne saurait s'élever sur la manière d'envisager les accidents causés aux établissements industriels, par la foudre, les trombes, les tremblements de terre. Les destructions amenées par ces perturbations de la nature sont

Troplong, n. 211.

dues trop évidemment, et dans tous les cas, à une véritable force majeure; ils n'ont pu être ni prévus, ni empêchés par les locataires; ils entraînent forcément l'application de l'article 1722.

Il y aurait donc lieu à la résiliation plus ou moins complète du bail, si, par suite d'une commotion terrestre, le cours d'eau qui alimente une usine cessait plus ou moins d'exister; ou si, abandonnant son ancien lit, il se frayait une nouvelle voie loin de l'établissement restant à sec.

La chute d'eau est, en effet, ce qui constitue l'usine hydraulique; la prise d'eau ce qui constitue le lavoir, le bocard, ou tout autre établissement semblable; c'est une remarque que déjà nous avons eu l'occasion de faire. Supprimez ces eaux, vous avez bien encore des constructions, mais vous n'avez plus l'établissement industriel tel qu'il est caractérisé et décrit au contrat de bail; cet établissement, en tant qu'usine, a subi une véritable destruction 1.

728. Faudrait-il voir également, pour une usine hydrau lique, une destruction sinon totale, du moins partielle, causée par la force majeure, dans le cas où le cours d'eau alimentaire subirait avec excès les résultats de la sécheresse?

Il semble qu'on doive distinguer. Le locataire a nécessairement traité en vue de l'état habituel des eaux qui donnent le mouvement à l'usine, objet du contrat. S'agit-il dès lors d'un cours d'eau exposé à des variations continuelles et qui, alimenté l'hiver par des torrents, res ordinairement à sec pendant l'été? Le locataire ne peut se prévaloir du cas fortuit. Il le pourra, au contraire, s'il s'agit d'un cours d'eau à volume et à niveau presque constants qui, par hasard, viendrait à subir les effets d'une chaleur insolite et immodérée. En effet, si, dans l'hypothèse d'une rivière inégale dans son cours, le locataire a pu en prévoir le desséchement, il n'a pas

1 V. n. 722.

TOME II.

21

dû y compter dans l'hypothèse contraire. C'est là encore une application des règles exposées plus haut.

La Cour de Rouen a, cependant, refusé d'admettre cette distinction; et, par arrêt du 21 juillet 1855, elle a jugé qu'en aucun cas la suppression de la force motrice d'une usine, causée par la sécheresse, ne pouvait donner lieu à la garantie de l'article 1722. Elle s'est fondée, d'une part, sur ce qu'il ne résultait de là qu'une diminution de produits et non pas la destruction partielle de la chose louée, telle qu'elle est prévue par l'article précité; et d'autre part, sur ce que, dans l'espèce, cette diminution de produits avait été, en fait et à l'avance, compensée par les produits des années antérieures de jouissance. Ce dernier motif, auquel M. Troplong donne son approbation 2, est tiré de l'article 1769 du Code Napoléon susmentionné, d'après lequel le fermier de biens ruraux, dont la récolte a été enlevée par des cas fortuits, ne peut demander de remise qu'autant qu'il n'aurait pas été indemnisé par les récoltes précédentes.

Mais, à notre sens, ces deux raisons sont erronées; la première, parce que l'eau qui, faisant mouvoir une usine, lui imprime le caractère d'établissement hydraulique et en détermine l'affectation, est une partie intégrante de cette usine; que l'atteinte subie par cet établissement dans sa force motrice est un coup porté à sa substance même; que d'ailleurs il en résulte une interruption dans la jouissance paisible que le bailleur est tenu de procurer au preneur : toutes circonstances qui, ainsi que nous l'avons exposé, appellent la garantie édictée par l'article 1722; la seconde, parce que, nous l'avons également dit, l'article 1769, étant spécial aux baux des biens ruraux, ne saurait re

1 Troplong, n. 211, 235; Daviel, n. 657.

2 Troplong, n. 235.

3 V. n. 723.

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