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L'égoïsme même, sacrifiant le présent à l'avenir, met à part ce qu'il a de meilleur pour le conserver intact au lieu d'en jouir, et pour l'emporter dans un autre monde.

Et l'on ne reconnaîtrait pas dans l'homme un être tout autre que le reste de la matière animée! Dès l'enfance de l'état social, lorsque rien encore n'est développé en lui, la mort, qui n'est pour les animaux que le signal d'une dissolution qu'ils subissent sans la prévoir, sans la craindre, sans rien pressentir par-delà ce moment, la mort occupe dans l'ame du Sauvage une place plus grande que la vie elle-même. Il ne vit, pour ainsi dire, que pour se préparer à mourir. Il n'emploie ses facultés ici-bas que pour arranger à sa manière, d'après ses désirs encore enfantins, l'invisible demeure qu'il doit habiter. On dirait un propriétaire qui s'est logé dans une cabane, pour surveiller la construction d'un palais et cet

leur passe une corde autour du cou, et elles commencent une espèce de danse, durant laquelle deux hommes serrent cette corde toujours davantage, jusqu'à ce que les victimes expirent en s'efforçant encore de danser en mesure jusqu'au dernier soupir. (LAFITEAU, Moeurs des Sauvages, II, 411.

les vagues

instinct n'aurait d'autres causes que imaginations d'une créature ignorante et brute! Mais qui donc suggère à cette créature brute et ignorante, et à elle seule, ces vagues imaginations? Pourquoi lui sont-elles si profondément inhérentes, si exclusivement réservées ?

La grossièreté apparente des espérances et des craintes du Sauvage n'affaiblit point nos raisonnements. Nous avons déja expliqué comment le sentiment religieux, source première de tous les cultes, n'est cependant point la seule faculté de l'homme qui contribue à leur ordonnance. Ici, comme partout, on aperçoit la trace des diverses impulsions qui se partagent cet étre à la fois égoïste, raisonneur et moral. A la logique, aride qu'elle est toujours, et bien peu éclairée qu'elle est encore, appartient tout ce qui est anthropomorphisme, à l'intérêt tout ce qui est calcul, au sentiment tout ce qui est émotion. La raison, guidée par l'analogie et trompée par elle, porte dans le séjour des morts l'imitation de la vie. L'intérêt, combinant ses calculs d'après cette imïtation, suggère au maître l'exigeance barbare qui dicte les sacrifices de captifs ou d'esclaves,

à l'époux l'affection cruelle qui entraîne son épouse dans sa fosse ou sur son bûcher, au chasseur ou au guerrier le désir moins féroce, mais non moins absurde, d'emporter avec lui son arc et ses flèches, sa lance ou sa massue. Le sentiment enfin, combattant tour à tour, contre une intelligence bornée et contre un intérêt ignoble, relève la religion de ces flétrissures. Les regrets et les hommages qu'il consacre aux morts ennoblissent les conceptions religieuses. Il s'empare des images étroites de l'anthropomorphisme, mais il les épure. Tantôt il enseigne le désintéressement et dompte l'avarice (1). Tantôt il s'égare dans la métemp

(1) << Tous les travaux, toutes les sucurs, tout le com« merce des Sauvages se rapportent presque uniquement à <«< faire honneur aux morts. Ils n'ont rien d'assez précieux << pour cet effet. Ils prodiguent alors les robes de castor, « leur blé, leurs haches, leur porcelaine, en telle quan<< tité qu'on croirait qu'ils n'en font aucun cas, quoique ce << soient toutes les richesses du pays. On les voit souvent nus pendant les rigueurs de l'hiver, tandis qu'ils ont dans << leurs caisses des fourrures et des étoffes qu'ils destinent «< aux devoirs funéraires, chacun se faisant un point d'hon«< neur ou de religion d'être, dans ces occasions, libéral jusqu'à la prodigalité. » LAFITEAU, Mœurs des Sauvages, II, 414.

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sycose, et il y a quelque chose d'affectueux et de tendre dans cet effort du Sauvage, plaignant l'ame qui souffre, séparée du corps, et s'efforçant d'en retrouver un pour cette ame souffrante. D'autres fois, il profite de la notion grossière qui rabaisse le monde futur au niveau de ce monde, pour y placer l'abnégation de soi et le sacrifice. Enfin, en dirigeant vers la Divinité la prière du regret qu'il empreint d'espérance, il purifie les notions vulgaires sur l'essence de cette divinité protectrice, et soulevant, pour ainsi dire, la forme matérielle, l'anime d'un esprit où déja l'on peut reconnaître quelque chose de divin,

CHAPITRE V.

Des erreurs dans lesquelles sont tombés plusieurs écrivains, faute d'avoir remarqué la lutte du sentiment religieux contre sa forme à cette époque de la religion.

CETTE lutte du sentiment religieux contre sa forme, dans le culte des hordes sauvages, entraîne des contradictions qui ont donné lieu à beaucoup d'erreurs.

Tantôt, de ce que le Sauvage, indépendamment du fétiche qu'il regarde comme son protecteur habituel, reconnaît un grand Esprit, un dieu invisible, auquel il attribue volontiers la création et même la direction générale de cet univers, on en a conclu qu'un théisme pur avait, dès l'origine, été la religion des tribus sauvages.

Les théologiens du XVIIe siècle, et ceux des historiens du XVIIIe qui ne s'étaient pas en

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