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D'autres époques de la religion nous rappelleront ces notions lugubres. Ulysse, qui veut percer l'obscurité du sort, descend aux enfers pour y consulter sa mère (1). L'homme a toujours conclu, de ce que les morts appartiennent au passé, que l'avenir leur appartenait; ou plutôt c'est parce qu'au fond de son ame il doute de la mort, qu'il interroge obstinément ceux qu'elle a frappés.

Ministres de ces cérémonies redoutables, les jongleurs partagent ou feignent de partager l'effroi qu'elles causent. Ils se défendent de troubler la paix des ombres. Ils craignent que ces ombres irritées ne se vengent de ce qu'on interrompt leur éternel repos. Ils craignent aussi que les dieux dépositaires de la destinée ne punissent le téméraire qui veut leur ravir ses secrets. Ils n'est pas indifférent d'observer que, dans tous les cultes, l'acte de prophétiser est un acte pénible (2). Cette idée

(1) Odyss. XI.

(2) On n'a qu'à se rappeler pour preuve Protée, dans l'Odyssée; la Sibylle et Silène, dans Virgile; Élie et la Pythonisse, dans l'ancien Testament. Les contorsions de la

doit probablement son origine à ce qu'en effet, lorsque l'imagination reçoit une de ces commotions violentes qui semblent l'élever audessus de sa sphère habituelle, cette commotion est accompagnée de douleur et de spasme. Mais travaillant dans cette occasion, comme dans toutes, sur les données de la nature, les jongleurs en ont habilement profité pour rehausser le prix de leur dévouement. Aujourd'hui encore, ceux qui s'arrogent le don de prédire affectent des terreurs profondes. C'est à regret, comme affrontant d'immenses dangers, qu'ils se résignent à dévoiler ce que le sort prépare.

Pythie étaient parfaitement pareilles à celles des jongleurs. Mém. de l'Ac. des Inscript. XXXV, 112. La terreur de l'action du dieu sur elle était si forte, qu'elle essayait quelquefois de s'y dérober. Veritam se credere Phobo. PHARSALE, liv. V.

CHAPITRE VII.

Conséquences de l'influence des jongleurs sur le culte des Sauvages.

L'APPARITION d'un sacerdoce, dans le culte des Sauvages, est accompagnée, on le croira sans peine, de conséquences très-importantes.

Nous avons peint l'homme combattu, pour tout ce qui tient à la religion, par deux mouvements contraires.

L'un, désintéressé, se nourrit des sacrifices mêmes qu'il s'impose, se complaît dans le dévouement et dans toutes les conceptions hautes et sublimes, répand sur ces conceptions une sorte de rêverie vague, et, dans son essor rapide et inattendu, met quelquefois la croyance de la horde la plus ignorante de pair avec la doctrine la plus épurée.

L'autre mouvement, égoïste, ardent, mercenaire, travestit le sacrifice en trafic, n'admet que des notions positives, et précipite l'adoration dans la sphère étroite et orageuse des intérêts de la terre.

C'est de celui-ci que les jongleurs doivent s'appliquer d'abord à se rendre maîtres. Leur autorité s'accroît de tout l'appui qu'ils prêtent aux notions suggérées par l'intérêt. Ils tournent donc, le plus exclusivement qu'ils le peuvent, vers cette portion de la religion, l'attention du Sauvage. Ils le distraisent de l'idée du grand Esprit, qui, dans son immensité et son éloignement de la race humaine, est trop au-dessus des supplications journalières et des besoins de chaque moment. Ils concentrent les vœux des hordes qui les écoutent, dans leurs relations matérielles avec les fétiches, puissances subalternes, plus au niveau de l'homme, et qui appartiennent au plus offrant. Ils les confirment dans la supposition que les dieux font de leurs faveurs un objet de commerce, et qu'on s'assure leur protection en rassasiant leur faim vorace, ou en flattant leur vanité ombrageuse. Ils s'étendent, avec une exagération calculée, sur l'avidité, la méchan

ceté de ces idoles. Les récits des Nègres sur leur dieu Nanni (1), et des Kamtschadales sur leur dieu Koutko (2), donnent l'idée d'une perversité plus capricieuse que les fictions de l'Iliade.

La route dans laquelle les jongleurs guident ainsi leur dociles disciples, semble préparer la victoire infaillible de l'égoïsme sur le sentiment. La résignation dans la souffrance est un effort plus difficile et plus rare que la ferveur dans la dévotion. Le culte qui flatte les désirs immédiats convient mieux à l'exigeance de la passion que l'adoration, qui est inapplicable aux détails de la vie.

Mais, après avoir profité de la sorte de la portion grossière des notions religieuses, le sacerdoce s'aperçoit bientôt qu'il peut tirer plus d'avantage encore de leur partie enthousiaste et exaltée.

Nous avons parlé de la tendance de l'homme à raffiner sur les sacrifices.

(1) ROEMER, Nachricht von Guinea, pag. 43 et suiv. (2) STELLER, Description du Kamtschatka, pag. 253 et

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