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Nous pouvons donc considérer ce sentiment comme universel: ne serait-il qu'une grande erreur?

Quelques hommes le disent de temps à autre. La peur, l'ignorance, l'autorité, la ruse, telles sont, à les entendre, les premières causes de la religion (1); ainsi des causes toutes passagères, extérieures et accidentelles, auraient changé la nature intérieure et permanente de l'homme, et lui auraient donné une autre nature, et, chose bizarre, une nature dont il ne peut se défaire, même lorsque ces causes n'existent plus!

Car c'est en vain que ses connaissances s'étendent, et qu'en lui expliquant les lois physiques du monde, elles lui apprennent à ne

ni plusieurs dieux. Mais ils se meurtrissent la tète à coups de pierre aux funérailles de leurs parens : ils leur donnent des souliers pour leur voyage dans un autre monde. Ils ont des jongleurs qui se retirent dans des cavernes pour y conférer solitairement avec des êtres supérieurs. · N'est-ce pas là une religion?

(1) V. DÉMOCRIT. ap. Sext. Empir, adv. Mathem. Cicer. de nat. Deor. 11., 5. HUME, natur. hist. of relig. BouLANGER, Antiquité dévoilée, I. 323. 367. II. 133.

plus leur assigner pour moteurs des êtres qu'il importune de ses adorations ou qu'il fléchisse par ses prières. Les enseignements de l'expérience repoussent la religion sur un autre terrain, mais ne la bannissent pas du cœur de l'homme. A mesure qu'il s'éclaire, le cercle d'où la religion se retire s'agrandit. Elle recule, mais ne disparaît pas. Ce que les mortels croient, et ce qu'ils espèrent, se place toujours, pour ainsi dire, à la circonférence de ce qu'ils savent. L'imposture et l'autorité peuvent abuser de la religion, mais n'auraient pu la créer. Si elle n'était pas d'avance au fond de notre ame, le pouvoir ne s'en serait pas fait un instrument, des castes ambitieuses un métier.

Mais si elle est au fond de l'ame de tous, d'où vient l'opposition de quelques-uns à cette conviction générale, à cet assentiment unanime? Soupçonnerons-nous leurs motifs où leurs lumières? Les taxerons-nous d'une ignorance présomptueuse, ou les accuseronsnous d'être intéressés à rejeter une doctrine qui, rassurante pour la vertu, n'est menaçante que pour le vice?

Non, ces hommes sont, à plusieurs épo

ques, les plus instruits, les plus éclairés, les plus estimables de leur siècle. Dans leurs rangs se trouvent de généreux défenseurs de la liberté, des citoyens irréprochables, des philosophes dévoués à la recherche de la vérité, d'ardents ennemis de toute puissance arbitraire ou oppressive. La plupart d'entre eux, livrés à des méditations assidues, sont préservés des tentations corruptrices par les jouissances de l'étude et l'habitude de la pensée. Comment la religion', qui n'a rien d'effrayant pour de tels hommes, leur devientelle un objet de répugnance et d'hostilité? Son absurdité leur serait-elle donc tellement démontrée ? mais eux-mêmes reconnaissent que le raisonnement ne conduit qu'au doute. Par quel renversement singulier d'idées le recours innocent et naturel d'un être malheureux à des êtres secourables a-t-il quelquefois provoqué leur haine, au lieu d'exciter en eux la sympathie qu'il semble appeler ?

Qui oserait, en jetant un regard sur la carrière qui nous est tracée, déclarer ce recours inutile ou superflu? Les causes de nos douleurs sont nombreuses. L'autorité peut nous poursuivre, le mensonge nous calomnier. Les

liens d'une société toute factice nous blessent. La destinée nous frappe dans ce que nous chérissons. La vieillesse s'avance vers nous, époque sombre et solennelle, où les objets s'obscurcissent et semblent se retirer, et où je ne sais quoi de froid et de terne se répand sur tout ce qui nous entoure. Nous cherchons partout des consolations, et presque toutes nos consolations sont religieuses. Lorsque le monde nous abandonne, nous formons une alliance au-delà du monde. Lorsque les hommes nous persécutent, nous nous créons un appel par-delà les hommes. Lorsque nous voyons s'évanouir nos illusions les plus chéries, la justice, la liberté, la patrie, nous nous flattons qu'il existe quelque part un être qui nous saura gré d'avoir été fidèles, malgré notre siècle, à la justice, à la liberté, à la patrie. Quand nous regrettons un objet aimé, nous jetons un pont sur l'abîme et le traversons par la pensée. Enfin, lorsque la vie nous échappe, nous nous élançons vers une autre vie. Ainsi, la religion est la compagne fidèle, l'ingénieuse et infatigable amie de l'infortuné. Celui qui regarde comme des erreurs toutes ses espérances, devrait, ce nous semble, être

plus profondément ému que tout autre, de ce concours universel de tous les êtres souffrants, de ces demandes de la douleur, s'élevant vers un ciel d'airain de tous les points de la terre, pour rester sans réponse, et de l'illusion secourable qui nous transmet comme une réponse le bruit confus de tant de prières, répétées au loin dans les airs.

Mais on a dénaturé la religion. L'on a poursuivi l'homme dans ce dernier asyle, dans ce sanctuaire intime de son existence. La persécution provoque la révolte. L'autorité, déployant ses rigueurs contre une opinion quelconque, excite à la manifestation de cette opinion tous les esprits qui ont quelque valeur. Il y a en nous un principe qui s'indigne de toute contrainte intellectuelle. Ce principe peut aller jusqu'à la fureur: il peut être la cause de beaucoup de crimes; mais il tient à tout ce qui est noble dans notre nature.

De là, dans tous les siècles où les hommes ont reclamé leur indépendance morale, cette résistance à la religion qui a paru dirigée contre la plus douce des affections, et qui ne l'était en effet que contre la plus oppressive des tyrannies. En plaçant la force du côté de la

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