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sans doute à des usurpations qui ont précipité la lutte; mais on peut admettre qu'il ne devait compter sur aucun appui, sur aucune impartialité sincère, et le plus sage était peut-être encore de s'assurer à tout hasard les moyens les plus puissants. Il ne nous appartient pas d'élucider cette question si délicate, mais il convient au moins de l'indiquer avant de discuter la véritable portée et les causes possibles de certains actes d'ordre militaire comme la violation du territoire d'Anspach.

L'hostilité des divers gouvernements européens envers la France se manifestait avec d'autant plus de vivacité qu'ils avaient moins de risques à courir en se démasquant. Sans parler de l'Angleterre, qui avait déjà rompu la paix d'Amiens et recommencé la guerre, la Suède et la Russie s'étaient mises en état d'hostilité complète visà-vis de nous, ce qui ne les compromettait pas, à la distance où elles étaient de Napoléon. L'Autriche est plus lente à se décider, mais il est clair qu'elle attend simplement l'heure favorable, c'est-à-dire l'instant où ses armées seront assez nombreuses pour se mesurer avec celles de la France.

Il était facile à Napoléon de suivre les menées de l'Angleterre, qu'elle ne cherchait d'ailleurs pas à cacher. Un jour, c'est lord Pelham qui proclame à la tribune « l'intention des ministres de profiter de toutes les occasions favorables qui pourraient survenir sur le continent pour contribuer à la sûreté de l'Angleterre (1) »; plus tard, c'est Pitt qui obtient 5,000,000 de liv. st. pour les «< usages continentaux ». On ne peut plus douter que la Suède et la Russie ne soient d'intelligence avec l'Angleterre, «< sinon pour agir immédiatement, dit Bignon, du moins pour préparer un soulèvement continental contre la France. Déjà le roi d'Angleterre en a donné l'espoir

(1) Bignon, III, p. 311.

à la nation anglaise dans son discours pour la prorogation du Parlement; on ne différera l'explosion que pour compléter les préparatifs, pour tâcher, avant tout, d'y faire participer l'Autriche ou la Prusse, et, s'il se peut, ces deux puissances ensemble (1) ».

Le 21 juillet 1804, l'ambassadeur de Russie à Paris, M. d'Oubril, avait pris un ton menaçant : « Si l'objet de la Russie était de former une nouvelle coalition, elle n'aurait pas besoin sans doute de chercher de vains prétextes, le gouvernement français depuis longtemps ayant fourni des raisons trop valables pour rompre (2) ». Le représentant de l'Angleterre à Madrid, M. Frere, somme la cour d'Espagne d'entrer dans la coalition, et le gouvernement français en est aussitôt averti. Le 20 octobre 1804, Talleyrand annonce au marquis de Lucchesini, ambassadeur de Prusse à Paris, que l'Angleterre traite avec la Suède, qu'elle lui promet un subside de 600,000 liv. st., et que tout confirme le soupçon d'une prochaine alliance entre l'Angleterre et la Russie, à laquelle accéderait le cabinet de Stockholm, et pourrait se joindre ensuite la maison d'Autriche.

<< Pitt, dit Bignon (3), n'a pas interrompu un seul jour ses excitations auprès des grandes puissances européennes pour les armer contre le gouvernement français. En général, il y trouve des dispositions qui répondent aux siennes. On est aisément d'accord dans le projet de marcher encore une fois contre la France. Il n'y a de dissentiment que sur l'époque.

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L'Angleterre effrayée, plus qu'elle ne le dit, de la menace d'une invasion, voudrait sonner la charge à l'instant même pour une coalition nouvelle. La Russie semble ne pas répugner à un mouvement prochain.

(1) Bignon, III, p. 461.
(2) Ibid., III, p. 446.
(3) Ibid., IV, p. 99.

L'Autriche temporise. Une année et même plus lui serait nécessaire encore pour avoir réparé toutes ses pertes précédentes. >>

Telle est, en effet, l'attitude de l'Autriche pendant l'année 1804 et le commencement de 1805. Dès le 1er avril 1804, alors que l'empereur d'Allemagne accepte officiellement la violation du territoire de Bade et l'exécution du duc d'Enghien, il écrit le premier au tsar pour «< renouveler les mêmes engagements d'alliance et d'union et en contracter d'ultérieurs adaptés à l'état de crise et au danger auquel l'Europe se trouve exposée ».

<< Il renouvelle formellement, dit-il, toutes les stipulations du traité d'amitié et d'alliance défensive, ainsi que les articles séparés et secrets conclus le 14/3 juillet 1792. »

En d'autres termes, la première coalition n'a jamais été rompue; la guerre n'a cessé que momentanément par force majeure, et l'on renouvellerait volontiers les menaces de Pillnitz. « Je confirme pareillement, dit l'empereur d'Allemagne, les engagements contenus dans la déclaration patente et secrète du 3 janvier 1795/ 23 décembre 1794. »

La suite de cette lettre va plus directement au but, en parlant des «< justes inquiétudes qu'inspirent pour le maintien de la tranquillité et de la sûreté générale de l'Europe l'influence prépondérante exercée par le gouvernement français sur les états circonvoisins >>. « Je ne négligerai, dit l'Empereur, aucune occasion pour me mettre en état de coopérer d'une manière efficace. aux mesures actives que nous jugerions nécessaires pour prévenir des dangers qui menaceraient immédiatement la sûreté générale de l'Europe. »

Toutefois, ses dispositions belliqueuses ne vont pas plus loin; il se réserve de convenir des mesures à prendre « suivant l'exigence des circonstances », et, comme il ne s'agit, après tout, que de parer à une

« menace immédiate »; comme, de tous les états hostiles à la France, l'Autriche est le seul que les armes françaises puissent atteindre, toute cette proclamation d'alliance éternelle revient à affirmer que, si l'Autriche est attaquée, elle sera la meilleure amie de la Russie (1).

Cette dernière puissance ne l'entend pas ainsi. Elle estime qu'une alliance entre les deux empires ne comporte des risques et des sacrifices égaux que si elle a en vue l'offensive. Cobenzl (2) écrit à Stadion (3), le 10 août 1804: « On a trouvé encore en Russie les engagements que nous voulons prendre trop dilatoires, et ils n'ont pas répondu aux désirs de l'empereur Alexandre » ; et il fait valoir les différences considérables qui existent entre la situation de la Russie et celle de l'Autriche vis-à-vis du gouvernement français : « la première peut sans danger se porter à des démarches dont la moindre occasionnerait une invasion subite dans les États autrichiens. Elle peut rompre ouvertement avec lui et assister ses alliés, sans avoir rien à craindre pour ses propres États ». La fin de cette lettre est des plus suggestives, car, en affirmant que Bonaparte ne désire certainement pas la guerre, Cobenzl nous permet de nous demander ce que signifie la démarche de l'empereur d'Allemagne, ne voulant pas attaquer, ne croyant pas être attaqué lui-même, et offrant cependant à la Russie son alliance contre la France:

« Tout porte à croire, dit-il, que les protestations de Bonaparte sont sincères pour le moment présent, et qu'il n'y a qu'un cas dans lequel il penserait sérieuse

(1) La lettre de l'empereur d'Allemagne est citée par A. Beer. (Esterreich und Russland in den Jahren 1804 und 1803.)

(2) Louis, comte de Cobenzl, vice-chancelier d'Autriche. Ne pas le confondre avec le comte Philippe de Cobenzl, son cousin, ambassadeur à Paris.

(3) Ambassadeur d'Autriche en Russie.

ment à la guerre continentale, celui où, devant craindre une attaque prochaine des deux cours impériales réunies, il se verrait forcé de tomber avec toutes ses forces disponibles sur l'Autriche pour la surprendre et prévenir par là l'exécution de leur plan combiné. »

Impossible de raisonner plus juste et d'être meilleur prophète, car c'est expliquer et justifier d'avance la conduite de Napoléon en 1805 et ses opérations militaires elles-mêmes.

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« C'est ce qui s'ensuivrait infailliblement, conclut du reste Cobenzl, si notre cour se joignait aux démarches vigoureuses que la Russie vient de faire faire à Paris, ou si elle persistait plus longtemps avec son allié, avec l'Angleterre et la Suède, dans le refus de reconnaître le nouvel empereur des Français. Indépendamment des motifs impérieux qui doivent nous porter à éviter une telle extrémité, et sur lesquels nous nous sommes déjà expliqués en détail vis-à-vis de la cour de Pétersbourg, il s'en présente un nouveau dans l'avantage que Bonaparte retirerait de l'apparence d'une guerre générale provoquée par l'Autriche, dont il ne manquerait pas de se prévaloir pour rallier aussitôt tous les partis à son gouvernement et mettre fin au mécontentement en ranimant l'esprit public et guerrier de la nation. »

Presque à la même date, le 16 août, Napoléon exprime des idées analogues dans une circulaire aux agents français près des cours étrangères : «S'il arrivait, dit-il, que la Russie se portât jusqu'à vouloir se joindre au cabinet anglais, et si, unissant ses intrigues à celles de l'Angleterre, elle parvenait enfin à vaincre les sages dispositions et les pacifiques déterminations de la cour de Vienne, et à l'entraîner avec elle dans une guerre contre la France, la Russie, dis-je, dans ces hypothèses, ne jouerait à côté de l'une et l'autre puissance qu'un rôle secondaire; elle verrait, comme dans la campagne de l'an vi, comme en Hollande, en Suisse, en Italie, ses armées battues, sa

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