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celui qui viendrait en induire, que le principe de la propriété n'y était pas connu, ou qui voudrait étendre cet usage restreint à tous les autres peuples'?

2. Si les peuples barbares ont tous admis la communauté des femmes.

Arrivons maintenant à l'autre partie de la thèse du Correspondant, à savoir que dans l'enfance des sociétés, les femmes étaient soumises au dégradant régime de la communauté. Comme nous l'avons dit, M. de Courson apporte pour preuve les témoignages de Nicolas de Damas, d'Hérodote, de Diodore de Sicile et de Pomponius Méla. Citons les paroles de ces écrivains. Voici ce que dit Nicolas de Damas :

« Les Galactophages (mangeurs de lait), nation scythe, sont sans » maison, comme la plupart des Scythes; pour nourriture ils n'ont » que le lait de leurs cavales, qu'ils boivent, et mangent après en » avoir fait du fromage, et ils sont à cause de cela d'excellens com» battans. Ils sont très-amateurs de la justice, ayant en commun » les biens et les femmes, de telle manière qu'ils donnent aux vieil» lards, le nom de pères, aux jeunes gens, celui de fils, et à tous » celui de frères; c'est de cette nation qu'était Anacharsis, l'un des » sept Sages, lequel vint dans la Grèce pour y apprendre les lois » des Grecs. Homère en parle dans ce vers : « Jupiter arrêtes ses » yeux sur la terre des Thraces, dompteurs de chevaux, sur les Mysiens combattant de près, et sur les célèbres Hippemolges (trayant les cavales), vivant de lait, sans arc3, et les plus justes des » hommes ».

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Eccard, Montesquieu, et de nos jours le docte M. Guérard ont cru découvrir dans ces mots de Tacite suam quisque domum spacio circumdat, l'origine de la terre immobilière ou salique. En sorte que la propriété territoriale ellemême aurait été connue des Germains; mais nous n'avons pas besoin de traiter cette question pour ce que nous voulons prouver. Voir Eccard, Leges salica, LXII. Montes., Esp. des lois, xvIII, Guérard, Polypl.

d'Irminon, prolégom., p. 483.

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Iliad., XIII, 61.

22.

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5 Il les appelle bicus, ou à cause qu'ils cultivent peu la terre, ou parce qu'ils ne batissent pas de maisons, ou parce qu'ils ne se servent pas d'arcs parce que l'arc se dit aussi ẞtos. - Note de Nicolas.

» On dit qu'il n'y a chez eux ni envies, ni haines, à cause de » leur justice et de leur vie commune. - Les femmes ne sont pas

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>> moins valeureuses que les hommes; elles combattent avec eux quand il le faut, et à cause de cela on dit qu'ils sont descendus des » Amazones, lorsqu'elles vinrent jusques à Athènes et en Cilicie, » parce qu'elles habitèrent près du palus Méotides. »

Ecoutons maintenant Hérodote :

« Les Machlyes et les Auséens habitent autour du marais de » Tritonis, de telle manière qu'ils sont divisés par le Triton qui » coule au milieu d'eux..... Ils n'habitent point avec les femmes, >> mais ils les voient à la manière des bêtes. Dès qu'une femme a >> mis au monde un enfant robuste, on le suppose fils de celui des » hommes auquel il ressemble le plus; et les hommes s'assemblent » tous les trois mois pour cela. Ce sont les Libyens nomades du bord » de la mer 2. »

Voilà ce que dit Hérodote; le troisième écrivain est Pomponius Méla, qui s'exprime en ces termes :

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« Les Garamantes ont des troupeaux....; mais ils n'ont point d'épouse déterminée; les enfans qui naissent de ces rapproche» mens incertains et confus, sont reconnus par leurs pères à la res» semblance 3. »

Enfin Diodore de Sicile parle fort au long de cet empire des Amazones, où les hommes remplissaient les devoirs du ménage, et où les femmes occupaient tous les emplois civils et militaires.

Voilà sur quels fondemens le Correspondant veut persuader à ses lecteurs catholiques que les terres et les femmes étaient communes au commencement des sociétés, ou, comme il le dit lui-même en termes un peu crus, qu'il a existé une promiscuité des femmes entre tous les mâles qui habitaient sous le même toit.

Or, comme nous l'avons dit pour la communauté des terres, supposé même que les peuplades dont il est ici parlé eussent eu ces funestes coutumes, rien n'autorise à assurer: 1° Que ces coutumes

'Nicolas de Damas, Prodr. Bibli., p. 271, 272.

Hérodote, l. IV, n. 180.

3 De silu orbis, 1, c. 8.

existassent dès le commencement, chez ces peuples; 2° Que les autres peuples beaucoup plus nombreux eussent de semblables incurs. Mais il s'en faut de beaucoup que l'existence de ces mœurs et de ces peuplades soit certaine; tout, au contraire, porte à croire que l'existence même de ces peuples est fabuleuse.

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Tout ce que nous en disent Hérodote, Nicolas de Damas, Pomponius Méla, Diodore, est entouré de circonstances évidemment fabuleuses, et appartiennent à des tems fabuleux. Voici par exemple comment Pline complète les détails que donne Hérodote sur les Machlyes: Calliphane nous assure qu'au-dessus des Nasancones et leurs voi» sins sont les Machlyes, lesquels sont androgynes, c'est-à-dire » qu'ils ont les deux sexes et qu'ils remplissent entre eux, chacun à » leur tour, les fonctions d'hommes et de femmes. Aristote ajoute » qu'ils ont la mamelle droite comme celle des hommes et la gauche » comme celle des femmes '. » Quant aux Garamantes de Pomponius Méla, on aurait dû noter que quelques lignes plus haut, le même auteur nous cite les Troglodytes, qui, dit-il, ne parlent pas, mais qui sifflent comme les oiseaux, et quelques lignes plus bas, il nous assure que les Blemmys sont un peuple qui n'a point de tête, mais qui porte le visage au milieu de la poitrine".

Quant à ce que raconte Diodore de Sicile, nous prions M. de Courson et le Correspondant de lire avec attention ce que dit un des critiques les plus judicieux, le célèbre Heyne, sur cette histoire des Amazones.

« Les choses que Diodore a racontées jusqu'ici sont d'une grande » autorité, mais celles qui vont suivre sont très peu certaines; car il » nous y raconte sur les Amazones de Libye tous les mensonges des » écrivains grecs qui nous ont donné les fables anciennes sous la » forme d'histoires: aussi découvre-t-on leur fausseté au premier

'Supra Nasamonas confinesque illis Machlyas, Androgynos esse, utriusque naturæ, inter se vicibus coeuntes, Calliphanes tradit. Aristoteles adjicit dextram mammam iis virilem, lævam muliebrem esse. Hist. nat., 1. vII, 2, 7. 2 Troglodytæ, nullarum opum domini, strident magis quam loquuntur.... Blemmys capita absunt, vultus in pectore est. De situ orbis, 1, c. 8.

» coup-d'œil. Comme l'Asie, aux environs du Pont-Euxin, était le » siége ordinaire des fables concernant les Amazones, il se trouva » un homme qui, ou avait entendu parler de femmes velues habitant » la partie occidentale de l'Afrique, ou avait trouvé tout cela dans » quelque vieux poète, ou, comme c'était dans ces mêmes lieux >> que les poètes avaient placé, outre la religion de Neptune et la »> naissance de Pallas au marais Tritonis les Gorgones, lés expéditions de Persée et d'Hercule; il se servit de toutes ces choses » pour y placer les événemens concernant les Amazones, et en faire » un tout avec ces mêmes fables.

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» Aussi Diodore n'a-t-il pas voulu prendre la responsabilité de » toutes ces fables; il prévient en conséquence qu'il les a tirées de » Denys de Milet, dit le Cyclique, parce qu'il avait composé un » cycle partie mythique et partie historique, dans lequel il avait fait > entrer les origines des histoires, c'est-à-dire les fables, de telle » manière qu'il les avait fait précéder la véritable histoire ; pensée et

travail vraiment blámables, en ce qu'il s'efforce de donner aux » fables la forme de l'histoire, de les revêtir de l'apparence des >> choses qui s'étaient réellement passées, et qu'il traite les mythes » à la façon d'un écrivain pratique, de telle manière qu'il plie à la » vraisemblance et aux lois de la probabilité historique, les choses qui avaient été racontées par les poètes et les écrivains antiques. » Or, rien ne pouvait être plus inepte qu'un pareil dessein, rien de plus pernicieux pour les véritables histoires'. »

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Voilà pourtant les peuples que le Correspondant veut nous offrir comme le type, non seulement des peuples barbares, mais encore de tous les autres peuples? Non, il n'y a rien de vrai, rien de certain dans cette origine honteuse qu'on veut donner à la race humaine. La pauvre famille humaine a été bien dégradée, mais elle n'est jamais descendue à ce triste état de nature. Et pourtant cet état a été adopté par les Grecs et les Romains, ignorants et crédules, comme l'état primitif des sociétés; il a été adopté par cette foule d'écrivains chré

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Heyne, de fontibus historiæ Diodori, dans le vol. 1, p. Lxvit de l'édition des Deux-Ponts, 1793.

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tiens, qui sont allés ressusciter les doctrines de la philosophie païenne, et l'ont introduite dans les écoles chrétiennes; il est adopté en ce moment par tous ceux qui mettent l'origine de la civilisation hors de la parole révélée, extérieure et traditionnelle. Il est tems que les vrais catholiques et les vrais philosophes sortent de cette voie de mensonge et d'ignorance, et qu'ils établissent de nouveau le fondement de la philosophie, de la civilisation, de la société, de la religion sur la base réelle et vraie de l'histoire et de la tradition.

Nous ne suivrons pas plus au long la théorie de M. de Courson sur la propriété et sur le mariage, bien que nous pussions trouver encore des propositions hasardées, comme celle-ci : « La propriété a amené » après elle, comme conséquence, la stabilité de la famille d'abord, »et, par suite, celle de l'État.» Non, la stabilité de la famille, n'est pas la suite de la propriété; cette stabilité, c'est-à-dire la famille proprement dité, a été établie le jour même où une femme a mis au monde un enfant. Ce jour là l'histoire réelle nous dit que la femme s'écria: « Je possède, j'ai acquis un homme, par la grâce de Dieu '. » Voilà comment la famille a été fondée, a acquis de la stabilité, et ce fondement, cette stabilité ne se sont jamais perdus, n'ont jamais cessé parmi les hommes. Pourquoi fermer les yeux sur la grande histoire de l'humanité et aller chercher son origine dans quelque antre obscur de bête immonde? Non, cela ne doit plus être toléré chez les chrétiens.

M. de Courson est un écrivain très-catholique et le Correspondant est un recueil dévoué à la même cause que nous; nous espérons que l'un et l'autre, non seulement nous pardonneront nos observations, mais encore nous sauront gré d'avoir appelé leur attention sur une question qui touche à la base même de cette société, si violemment agitée dans ce moment qu'elle chancelle sur ses bases au risque de tout ensevelir sous ses ruines. A. B.

4. Protestation contre une accusation dirigée contre M. Eugène Boré. P. S. Le Correspondant nous permettra encore de protester con

Correspondant, ibid., p. 99.

⚫ Adam verò cognovit uxorem suam Hevam, quæ concepit et peperit Caïn dicens: possedi hominem per Deum. Genes., IV, 1.

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