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perte ou de son salut. J'ai entendu un accusé interrompu dans sa défense dire au président : «Monsieur, le soin de » défendre mon honneur l'emporte sur tout. En sortant » d'ici, vous rentrez bien tranquille chez vous; et moi je » rentre en prison.......... (1). »

Les lois romaines, qui sont pleines d'excellentes maximes, recommandent au magistrat d'être impassible, et de s'interdire ces airs de tête, et ces crispations de physionomie qui décèlent les mouvemens de son âme, et mettent à découvert les passions dont elle est secrètement agitée (2).

Si, en matière civile, il est vrai que sage est le juge qui écoute, et tard juge; car de fol juge briève sentence ; et qui veut bien juger écoute partie (3) cela est bien plus rigoureusement exigé en matière criminelle.

Qu'on ne m'objecte pas la perte de temps. L'audience peut se prolonger d'un quart d'heure sans qu'il en coûte aucun regret à la justice. Il est toujours temps de condamner (4).

Il était à propos d'employer la clepsydre (5) dans les assemblées politiques; mais on ne peut limiter ainsi la défense des accusés. Toutes les fois que je monte sur le tribunal, di

(1) Journal des Débats, du 16 mars 1821. .

(2) Id enim non est constantis et recti judicis, cujus animi motum vultus detegit. Loi 10, ff. de officio præsidis.

(3) Loisel, Institutes coutumières, liv. vi, tit. 3, no. 12. Le même auteur dit encore au numéro suivant :

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(4) Nulla unquàm de morte hominis cunctatio longa est.

JUVEN.

(5) On appelait ainsi, chez les anciens, une espèce d'horloge qui servait à mesurer le temps par le moyen de l'eau. L'orateur devait se taire quand l'eau était écoulée. Apud veteres, oratoribus præscribe

sait Pline le jeune (1), j'accorde tout le temps qu'on me demande; car je dois surtout à ma religion, comme juge, d'écouter avec cette patience qui est elle-même une grande partie de la justice (2).

La patience doit même entrer dans l'hygiène des présidens. Car, outre qu'il est toujours inconvenant, il n'est pas toujours sain de se mettre en colère, témoin le fait suivant :

Une dame Milfort, qui avait voulu opérer des miracles, fut arrêtée sur le réquisitoire de M. le procureur du roi et conduite dans les prisons de Sedan. Elle fut ensuite traduite devant le tribunal de Charleville comme prévenue d'escroquerie, et elle y comparut le 17 juillet 1822. Son avocat,

batur tempus dicendi, datis clepsydris; quibus exhaustis, ampliùs dicere vetabantur. Cic. III, de Orat. 76. Beaucoup d'avocats aimeraient mieux être assurés de n'être écoutés que pendant un temps donné (dans lequel alors ils s'arrangeraient pour resserrer tous les moyens), que de se voir exposés au hasard d'être interrompus au milieu de leur discussion.

(1) Equidem quoties judico, quantùm plurimùm quis postulat aquæ, do ;..... præsertim cùm primùm religioni suæ judex patientiam debeat, quæ pars magna justitiæ est. Plin. vi, epist. 2.

(2) Rien n'est comparable aux facilités que les anciens donnaient aux accusés pour se défendre, et à la patience qu'on mettait à écouter leur justification. Il était permis à l'accusé de mêler son apologie à sa défense, et d'opposer le bien qu'il avait fait au mal qui lui était imputé. Poterat uti laudationibus et advocationibus. On était même dans l'usage d'entendre des personnes appelées laudatores, parce qu'elles étaient appelées pour rendre un bon témoignage de l'accusé. Ces louangeurs étaient ordinairement au nombre de dix, et quelquefois plus. Leurs dépositions précédaient ou suivaient la défense, ou se liaient avec elle, selon le plan que s'était fait l'avocat de l'accusé. (Pothier, ad Pandectas, titre de Accusationibus, no. 33.) — Nos témoins à décharge ont quelque rapport avec les laudatores. Il est vrai qu'on ne leur laisse pas le temps d'en débiter bien long; et dès qu'ils ont une fois déclaré avoir toujours connu l'accusé pour bon père, bon mari, bon citoyen, on leur dit bien vite, allez vous asseoir. Cicéron, dans son oraison pro Domo, no. 17, fait une assez longue énumération de toutes les facilités accordées par les lois romaines aux accusés.

voulant tirer tout le parti possible de sa cause, appela la re ligion à son secours, et voulut lire quelques passages de l'Évangile. Rappelé à l'ordre sous prétexte qu'il sortait de sa cause, il s'emporta et irrita tellement le président, que celuici mourut subitement, au moment où il ordonnait qu'on fit sortir l'avocat de la salle. Le jugement ne fut pas prononcé, et le peuple, croyant voir dans cet événement une punition du ciel et le triomphe de madame Milfort, se mit à crier miracle (1)!

La raison doit s'emparer de ce fait pour dire au juge : Frappe, mais écoute.

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§ VI. Nouvelles observations qui achèvent de prouver combien la libre défense est nécessaire dans l'intérêt de la justice, et pour l'honneur méme de l'accusation.

Ce que j'ai dit jusqu'ici du droit de défense naturelle est si fort dans le vœu de notre législation positive, que le Code d'instruction criminelle porte expressément (art. 335), que l'accusé ou son conseil auront toujours la parole les derniers.

Il est même d'usage qu'avant de clore les débats, et quelque longuement que l'avocat ait plaidé, le président dise encore à l'accusé : N'avez-vous plus rien à ajouter à votre défense? L'interpellation du juge anglais est encore plus touchante . Ny a-t-il personne, dit-il, qui veuille encore prendre la défense de ce malheureux accusé?

Il est sans doute des cas où la culpabilité est si évidente, qu'il n'y a réellement aucun moyen de défendre avec succès (2).

(1) Journal de Paris, đu 27 juillet 1822.

(2) Quædam ità manifesta afferuntur, ut responderi nil possit. Cicero, in Verrem.-Quoiqu'on puisse regarder les accusés à qui la justice est obligée de donner un défenseur d'office comme des malades aban donnés des médecins ; et que, le plus souvent, les défenseurs nommés d'office soient, par la nature même de la cause, réduits ad metam non loqui, cependant on a vu plusieurs de ces accusés sauvés par

N'importe, la défense est quelque chose de si indispensable, que, dans tous les cas, sans en excepter aucun, la loi veut, à peine de nullité, que l'accusé ait un défenseur. Dût ce défenseur ne dire que deux mots, alléguer la démence de son client, implorer la clémence des juges, ou présenter quelque autre licu commun, il suffit qu'il élève la voix en faveur de l'accusé (1).

Sans cela, on ne pourrait pas dire que justice a été faite : on serait toujours tenté de croire que, si l'accusé a été condamné, c'est parce qu'il était inhabile à se défendre lui-même ; et cette manière de penser est si générale, qu'on peut dire que la défense est autant exigée dans l'intérêt de la justice que dans l'intérêt de l'accusé.

L'antiquité nous offre bien quelques exemples d'absolutions prononcées sans avoir entendu les accusés.

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Périclès fut accusé d'avoir dissipé en folles dépenses les finances de l'état. « Pensez-vous, dit-il à l'assemblée, que la dépense soit trop forte?-Beaucoup trop, répondit-on. — » Eh bien! reprit Périclès, elle roulera tout entière sur mon compte, et j'inscrirai mon nom sur les monumens. - Non, » non,» s'écria le peuple; et Périclès, sans autre examen, fut dispensé de rendre compte de son administration (2).

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Le respect de Théophraste pour la divinité était si connu des Athéniens, que, quelqu'un ayant osé l'accuser d'impiété, le peuple, non-seulement ne lui laissa pas entreprendre de se justifier, mais voulait à toute force condamner l'accusateur, par cela seul qu'il avait accusé Théophraste. Il semblait qu'attaquer ce philosophe, ce fût attaquer la vertu elle-même (3).

l'adresse et le talent de leur patron. On ne peut trop louer à cet égard le zèle désintéressé de nos jeunes stagiaires.

(1) Est vera defensio; est et inanis, ut tamen aliquis dici videatur. Asconius in Divinationem.

(2) Plutarque, Vie de Périclès; Voyages du jeune Anacharchis, tome 1, Page 365.

(3) Diogène Lacrce, in vita Theophrasti, lib. v.

Un tribun nommé Varius, homme de mauvaise réputation, accusa Marcus Scaurus d'avoir trahi les intérêts de Rome. Scaurus, après avoir écouté jusqu'au bout son accusateur, ne dit que ce peu de mots : Q. Varius, Espagnol de naissance, accuse M. Scaurus, prince du sénat, d'avoir soulevé les alliés; M. Scaurus, prince du sénat, le nie. Auquel des deux, Romains, ajouterez-vous plutôt foi? Le peuple ne voulut pas en entendre davantage, et l'accusation n'eut aucune suite (1).

Mais l'exemple le plus brillant est celui de Scipion l'Africain. Il eut aussi le désagrément d'être accusé devant le peuple; mais, au lieu de plier son courage à se justifier d'une calomnie (2), il se contenta de dire aux Romains : « A pareil jour j'ai vaincu Annibal et les Carthaginois en Afrique; » allons-en rendre grâces aux dieux immortels! » et toute l'assemblée le suivit comme en triomphe au Capitole (3).

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De telles absolutions portent avec elles un caractère de grandeur et de moralité qui les justifie : elles n'ont rien qui blesse l'équité.

Mais il en est autrement des condamnations. Quelque évident que paraisse le crime, quelque odieux que soit le criminel, leur effet sur la multitude est toujours manqué, si les formes ont été violées, et si l'accusé n'a pas été pleinement entendu, ou mis à portée de se faire entendre.

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« On dit d'Aristide qu'il avait accusé quelques malfaiteurs, » et les poursuivait si asprement, qu'ayant déduit toutes les charges, les juges se trouvèrent animés au point que, sans » autre plaid, ils les voulaient condamner sur-le-champ; » mais Aristide ne le put souffrir, il se leva de sa place,

(1) Voyez Asconius Pœdianus, in orat. pro M. Scauro.

(2) Major animus et natura erat, ac majori fortunæ assuetus, quàm ut reus esse sciret, et summittere se in humilitatem causam dicentium. Tit. Livius.

(3) Celebratior is propè dies favore hominum, et æstimatione veræ magnitudinis ejus fuit, quàm quo triumphans de Syphace rege et Carthaginiensibus urbem est invectus. Tit. Livius.

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