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CHAPITRE XXXIII.

TE DEUM d'action de grâces en l'honneur des 7,500,000 suffrages, consacrant la Révolution militaire du 2 décembre.

Jeudi 1oTM Janvier (8 heures à midi).

Jamais brume n'enveloppa Paris d'une gaze plus blanche et plus épaisse que le 1er janvier 1852. Deux amis ne se seraient point reconnus à dix pas; ils se seraient croisés sans se donner l'accolade du jour de l'an.

Les arbres étaient couverts de givre, la température sèche et froide; la Seine charriait d'énormes glaçons comme à la Bérézina. Il n'y avait nulle espérance de voir le soleil éclairer la solennité annoncée dès six heures du matin par le canon des Invalides.

Etait-ce le résultat d'une pensée divine ayant pour but d'empêcher la réalisation des bruits sinistres répan

dus par la malveillance et la haine? Je ne sais, mais l'accomplissement d'un nouveau crime à la Fieschi, à la Louvel ou à l'Alibaud, eût été impossible au milieu d'une brume aussi intense; et néanmoins l'on n'avait rien négligé pour éviter à la France cette tache nouvelle dans son histoire.

Dieu voulut aussi nous éviter ce déshonneur.

Ayant obtenu, à titre d'historien chroniqueur des événements contemporains, d'assister à la cérémonie de Notre-Dame, je m'y rendis dès dix heures du matin afin de suivre dans tous ses détails cette solennité destinée à faire époque dans nos annales déjà si riches en péripéties politiques et religieuses.

Les troupes se déroulaient dans tous les sens pour occuper les positions qui leur étaient assignées, depuis l'Elysée jusqu'au parvis de l'antique métropole. Partout l'on entendait les tambours, la musique, les trompettes ou les clairons; mais on ne voyait rien qu'alors que l'on venait, en quelque sorte, se heurter contre un mur de soldats.

Les Invalides avaient commencé leur salve de dix coups par chaque million de voix, sanction de l'audacieux coup d'Etat du 2 décembre.

L'on ne pouvait distinguer du Parvis que les décorations qui ne dépassaient pas vingt ou trente mètres d'élévation. Les tours avaient disparu dans le brouillard.

Des banderoles flottaient à plusieurs mâts, et au-dessus du portail l'on voyait brodés d'or, sur une légende

de velours cramoisi, en chiffres de dix-huit pouces .

7,500,000

Sur la place du Parvis, avaient été disposées, des deux côtés du portail, dix bannières tricolores soutenues par des mâts, dont chacun portait un trophée de drapeaux et un bouclier décoré des lettres L. N. dans une couronne de chêne. En outre, trois grandes bannières tricolores étaient suspendues à des mâts dressés en avant du portail.

L'entrée principale était précédée d'un grand velarium d'étoffe de couleur cramoisie, parsemé d'étoiles d'or et du chiffre L. N. également or. Toute la façade de la vieille basilique, à tous ses étages et jusqu'aux tours, était décorée de drapeaux, de bannières, de flammes aux couleurs variées. L'effet en était pittoresque.

Au milieu de la rosace qui surmonte le grand portail, se remarquait la large oriflamme sur laquelle se trouvait inscrit, ainsi que je viens de le dire, le chiffre 7,500,000.

A la garde républicaine et à la gendarmerie mobile avaient été confiées exclusivement la garde et la police des abords comme de l'intérieur de Notre-Dame. Les régiments de l'armée de Paris avaient tous fourni deux bataillons pour former la haie partout sur la voie du cortége; une couche de sable répandu pendant la nuit avait fait disparaître les inégalités du pavé et les petites mal

tresses eussent pu se dispenser de faire atteler leur équipage. Le soulier de satin ou de prunelle n'avait à redouter nul mécompte.

Il n'en sera peut-être pas ainsi au retour, du moins. pour leurs cachemires du Thibet ou leurs manteaux de velours pailletés de jais noir. Plus d'un élégant chapeau, plus d'un bonnet coquet devront être jetés au rebut ou donnés pour étrennes à des femmes de chambre.

Quoi qu'il en dut être de ces petites mésaventures de toilette, j'entrai par la tour du Cloître et me trouvai bientôt dans la galerie désignée sur mon billet. Déjà les premiers rangs étaient entièrement garnis par les dames qui, à pareils jours, ne redoutent ni le froid, ni l'humidité, ni les ennuis d'une longue attente. La curiosité aussi bien que le désir d'attirer des hommages, même dans le temple de Dieu, leur font tout endurer avec courage et résignation. La femme a été ainsi créée, et nous autres hommes devons-nous nous en plaindre?

Tenant essentiellement à m'emparer, contrairement aux usages de la galanterie, de dix-huit pouces du premier rang afin de pouvoir promener mon regard scrutateur sur ce public officiel qui s'amoncelait à quarante pieds au-dessous de moi, je parcourus la longue galerie de la nef, lorsqu'une voix de femme frappa mon oreille et me convia à prendre place à ses côtés. Quelle bonne fortune en pareille circonstance! avoir le droit, de la bou

che même d'une femme, d'être sourd au cri de ma conscience et de laisser debout, sur un modeste tabouret une femme jolie, n'est-ce pas là une bonne fortune? J'en dois l'hommage et la reconnaissance à Mme de *** qu'elle veuille bien me permettre de les lui exprimer ici, et de s'être chargée surtout d'une manière si gracieuse de ce péché mortel de la société.

Je ne pouvais être mieux placé à tous égards.

Nulle part comme en France, on ne possède le goût et le génie des décorations pour les grandes solennités. Je vais donc décrire celles qui m'ont frappé en entrant dans ce temple de Dieu.

Dès onze heures du matin, on ferma les portes sur les six mille invités qui déjà remplissaient l'église.

Des estrades, disposées en amphithéâtre sur toute l'étendue de la nef, de chaque côté, et les galeries spacieuses qui règnent autour de l'édifice, étaient garnies sur tous les points.

Les délégués des départements avaient des places désignées sur deux de ces estrades.

Le milieu de la nef était particulièrement réservé aux autorités militaires et aux députations des régiments de l'armée de Paris et des garnisons voisines.

Dans le transsept, s'élevait un riche dais en velours cramoisi, à ciel d'or, dont les quatre branches correspondaient aux quatre piliers principaux.

Il ne manquait à ce dais pour en compléter le grandiose, que les cinq magnifiques panaches blancs que

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