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1614, lorsqu'il fut tant humilié, ou, au contraire, y serait-il rendu dominant? Depuis deux siècles les choses avaient bien marché. Le tiers état était devenu un ordre considérable, par sa richesse, son savoir, son activité et les hautes fonctions que ses chefs remplissaient dans le gouvernement et l'administration du pays. Le respect pour la noblesse était singulièrement ébranlé, et tout le monde, même les nobles, avait applaudi sur la scène, en 1784, les hardies épigrammes du Figaro de Beaumarchais : Parce que vous êtes un grand seigneur vous vous croyez un grand génie ! Vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus. » Or, pour que le tiers état occupât la place qu'il méritait, il fallait, au moins, doubler le nombre de ses membres et établir le vote par tête au lieu du vote par ordre. Ce parti était soutenu par Necker et par tous les hommes libéraux'. Mais la noblesse résistait; celle de Bretagne surtout se montra si obstinée qu'il y eut à Rennes plusieurs combats sanglants entre les jeunes bourgeois et les gentilshommes. Necker voulut faire résoudre la question par une assemblée de notables, qui refusa tout changement à l'ancienne forme. Il se décida à trancher luimême une partie de la difficulté, et fit rendre un arrêt du conseil qui établissait la double représentation, sans rien décider quant au vote par tête, et qui convoquait les États à Versailles pour le 1er mai 1789.

1. Le doublemeut du tiers existait déjà dans les états du Languedoc. En général, les rois avaient combattu dans les états provinciaux l'influence aristocratique en s'y appuyant sur le tiers. Aux états généraux d'Orléans, de 1560, il y avait 393 députés, dont 98 pour le clergé, 76 pour la noblesse et 219 pour le tiers; en 1576, aux états de Blois, 329 députés, dont 134 pour le clergé, 75 de la noblesse, 150 du tiers; en 1588, aux seconds états de Blois, 505 députés, dont 134 du clergé, 180 de la noblesse et 191 du tiers. Aux états de la Ligue, il n'y avait qu'environ 138 députés, la plupart du tiers; enfin en 1614, aux états de Paris, 464 députés, dont 140 du clergé, 132 de la noblesse et 192 du tiers. Dans les quatre assemblées provinciales, projetées ou instituées par Necker, dans le Berry, la Haute-Guyenne, le Dauphiné et le Bourbonnais, les députés du tiers avaient la moitié des voix. Les deux premières de ces assemblées restèrent debout jusqu'en 1789; 22 autres furent instituées, en 1787, par Calonne, toujours d'après le même principe.

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Nécessité d'une constitution. L'ancien axiome du droit public de la France était que le tiers payait de ses biens, la noblesse de son sang, le clergé de ses prières. Or, le clergé de cour et de salon ne priait guère, la noblesse ne formait plus seule l'armée royale; mais le tiers était resté fidèle à ses fonctions dans l'État; il payait toujours, et chaque année davantage. Puisque sa bourse était le trésor commun, il était inévitable que plus la monarchie deviendrait dépensière, plus elle se mettrait dans sa dépendance, et qu'un moment arriverait où, lassé de payer, il demanderait des comptes. Ce jour-là s'appelle la révolution de 1789.

Dans une brochure célèbre, l'abbé Sièyès, examinant les questions que tout le monde se faisait alors, disait : « Qu'est-ce que le tiers état?-La nation.· Qu'est-il? Rien". - Que

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1. Principaux ouvrages à consulter le Moniteur universel: Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux ; les histoires de la Révolution de MM. Thiers, de Barante, Mignet, etc.; pour les guerres, l'Histoire militaire de la France, de P. Giguet.

2. Sièyès disait : Dans la province où il y a le plus de nobles, en Bretagne, on compte 1800 familles nobles. Prenons 2000, et estimant chaque famille à 5 personnes, nous aurons 10 000 nobles de tout âge et de tout sexe. La population totale est de 2300 000 individus ou 1/11 de la population de la France entière. Il s'agit donc de multiplier 10 000 par 11, et on aura 130 000 têtes nobles au plus pour la totalité du royaume. Lavoisier ne portait ce chiffre qu'à 83 000, ce qui donne environ 20 000 chefs de famille. Quant au nombre des ecclésiastiques, l'abbé Maury, dans la discussion sur les biens du clergé, le portait à 150 000.

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doit-il être? Tout. » Ainsi, au mot de Louis XIV : « l'État, c'est moi, » Sièyès répondait : « l'État, c'est nous. » Il évaluait, en effet, le nombre des nobles de tout âge et de tout sexe, à moins de 110 000, et le clergé n'était pas plus nombreux.

La cour, surtout la reine, le comte d'Artois, les princes de Condé et de Conti, les Polignac, eussent voulu que les États généraux s'occupassent seulement d'affaires de finances, et que le déficit comblé, les dettes payées, on renvoyât les députés chez eux. Mais des réformes politiques étaient la meilleure précaution à prendre contre le retour du déficit. La nation le comprit et le voulut.

La France, en effet, souffrait de deux maux qui venaient l'un de l'autre un mal financier et un mal politique, le déficit et les abus. Pour guérir le premier, il fallait trois choses des économies, une perception moins coûteuse, une répartition de l'impôt plus équitable; pour guérir le second, il fallait une nouvelle organisation du pouvoir. La royauté, qui s'était déjà transformée tant de fois depuis les empereurs romains, en passant par la royauté barbare de Clovis et par la royauté féodale de Philippe-Auguste, devait subir une transformation nouvelle; car dans sa forme dernière, celle de la royauté absolue et de droit divin, elle avait donné tout ce que le pays pouvait attendre d'elle, l'unité de territoire et l'unité de commandement. Elle avait constitué la France, mais avec les immenses développements de l'industrie, du commerce, de la science, de l'esprit public et de la richesse mobilière, cette France avait maintenant des intérêts trop complexes, des besoins trop nombreux pour qu'elle pût s'en remettre à l'omnipotence d'un seul homme, sans garantie aucune contre les hasards malheureux des | naissances royales ou la légèreté de ministres insuffisants. La nation était mûre pour s'occuper elle-même de ses propres affaires, et rompre l'enveloppe à demi brisée qui enchaînait encore ses mouvements. Malheureusement, les peuples ne se séparent jamais de leur passé que par de cruels déchirements.

Les élections 1 ; Mirabeau. A la nouvelle de la con

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1. Les élections étaient à deux degrés. Des assemblées primaires nommaient les électeurs et ceux-ci choisissaient les députés. Tout contribuabie, quelle que fût la quotité de sa contribution, était électeur primaire et pouvait être élu.

vocation des États généraux, l'agitation qui déjà régnait en France redoubla. Partout s'organisèrent des réunions, ou, comme on les appela d'après un mot anglais, des clubs, entre autres le club Breton, d'où sortira la société sinistre des Jacobins. Ces réunions ne furent pas toutes pacifiques et révélèrent les divisions qui existaient au sein même des ordres privilégiés. Le clergé avait sa démocratie, les curés de campagne; la noblesse avait la sienne dans la gentilhommerie de province; mais celle-ci était, en général, contraire à la révolution, et en voyant de ce côté une partie des grands seigneurs, la Fayette, la Rochefoucauld-Liancourt, les comtes de Montmorency et de Lally-Tolendal, le vicomte de Noailles, etc., elle disait fièrement : Ils trafiqueront encore de nos priviléges. » En Bretagne, la noblesse et les évêques aimèrent mieux ne pas nommer de députés que d'admettre la double représentation du tiers; mais les curés bretons firent scission et commencèrent la division du clergé.

En Provence, les nobles protestèrent contre la décision du conseil du roi. Un illustre transfuge, le comte de Mirabeau, attaqua vivement cette protestation. Repoussé par les nobles, qui ne voulurent point le laisser siéger parmi eux, il leur lança ces menaçantes paroles : « Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple; et si, je ne sais par quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens: mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière contre le ciel, en attestant les dieux vengeurs; et de cette poussière naquit Marius, Marius, moins grand pour avoir exterminė les Cimbres, que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse. Il parcourut la province, au milieu des populations éblouies par les premiers éclats de cette éloquence qu'attendait un plus grand théâtre, et il calma par son ascendant des mouvements qui avaient éclaté à Aix et à Marseille, où il fut reçu au bruit du canon, au son des cloches. Sa jeunesse avait été pleine de désordres; mais il avait beaucoup souffert des injustes rigueurs de son père et de celles du gouvernement, qui avait donné contre lui dix-sept lettres de cachet. Il fut emprisonné dans l'île de Rẻ, puis au château d'lf, au fort de Joux, à Vincennes, et condamné à mort pour une séduction.

A vingt ans, il avait écrit un Essai sur le despotisme, avec cette épigraphe de Tacite : Dedimus profecto grande patientiæ documentum. Plus tard, pour vivre, il trafiqua de sa plume. C'était un nom souillé, mais un esprit supérieur. Sa voix allait devenir la voix même de la Révolution.

Demandes des cahiers.

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Voici les demandes qui, se retrouvant dans presque tous les cahiers, n'étaient l'objet d'aucune contestation.

1o Dans l'ordre politique: la souveraineté émane du peuple et ne peut s'exercer que par l'accord de la représentation na

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tionale avec le chef héréditaire de l'État; urgence de donner une constitution à la France; droit exclusif pour les États généraux de faire la loi qui, avant d'être promulguée, devra obtenir la sanction royale, de contrôler les dépenses publiques, de voter l'impôt; abolition des immunités financières et des priviléges personnels du clergé et de la noblesse; suppression des derniers restes du servage; admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics; responsabilité des agents du pouvoir exécutif.

20 Dans l'ordre moral : la liberté du culte et de la presse; éducation par l'État des enfants pauvres et abandonnés.

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