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des réclamations, des vœux qui se rattachent à ses devoirs les plus essentiels, à ses premiers intérêts? L'idée du suffrage universel, c'est-à-dire de la représentation accordée à tous les citoyens, sans autres exceptions que les incapables et les indignes, est, en raison, une idée fondée; en fait, elle est nécessaire dans nos temps.

D'un autre côté, il n'est pas possible d'admettre l'égalité des suffrages, parce qu'il y a inégalité flagrante dans les conditions et dans les intérêts humains. L'intelligence, l'éducation, les responsabilités, la fortune, donnent à certains votes une autorité dont la loi doit tenir compte. Dire que le suffrage d'un Evêque, d'un homme d'Etat distingué, d'un premier président de Cour d'appel, d'un chef d'une industrie importante, n'a pas plus de poids et ne doit pas avoir plus d'influence dans l'Etat que le suffrage d'un ouvrier illettré, c'est exprimer une absurdité manifeste, dont les conséquences pratiques ne nous sont pas inconnues.

Il faut donc concilier l'idée du suffrage universel avec l'inégalité des conditions et des intérêts humains.

Cette conciliation n'est pas impossible; elle a une histoire, un nom, une formule: c'est la représentation des intérêts. Supposons, par exemple, qu'il s'agisse de composer une Chambre des députés.

Aujourd'hui, dans les pays où règne la doctrine révolutionnaire de la souveraineté du peuple, l'élection d'un député n'est que la délégation, presque toujours illimitée, par chaque citoyen, de la part de souveraineté qu'il posède. L'élu est, avant tout, l'expression du pouvoir souveain du sujet; absurdité flagrante, mais acceptée. Les intérèts du mandant ne sont que l'objet secondaire du mandat politique. On verra même tout à l'heure qu'ils ne peuvent pas être efficacement représentés. Un semblable système, entièrement fondé sur des droits individuels et égaux, conduit nécessairement à répartir les députés à élire, proportionnellement à la population, afin que l'égalité ne soit pas rompue entre électeurs aussi bien qu'entre élus: Qu'arriverait-il, en effet, si la répartition n'était pas arithmétique ? Le député élu par dix mille voix serait deux fois plus puissant que son collègue élu par cinq mille seulement, car il représenterait deux fois plus d'unités souveraines, et ses électeurs, en sens inverse, pourraient se plaindre de n'avoir, pour personnifier leurs droits, qu'un homme au lieu de deux.

Mais si on repousse, comme nous le faisons tous, le prétendu principe de la souveraineté du peuple; si on admet la représentation politique des intérêts de la nation, les délégués, élus par les intérêts groupés de diverses façons, et par les personnes morales régulièrement constituées, re

présentent deux choses: les intérêts de la nation d'abord, intérêts multiples et inégaux, qui existent bien dans les individus, mais non pas au même degré en chacun d'eux, et le droit de contrôle des deniers publics et de participation à l'œuvre législative, accordé par la Constitution, dans une mesure déterminée, à tous les citoyens.

L'application de cette double idée conduit au résultat cherché. En effet, tous les citoyens ayant un droit de contrôle dans les affaires publiques, chacun d'eux sera représenté; mais comme il s'agit de représenter, en même temps que ces droits individuels, des intérêts essentiellement inégaux, la représentation devra être inégale, et proportionnelle non pas au nombre des intéressés, mais à l'importance sociale des groupes d'intérêts. Ainsi, les magistrats d'une province et les hommes de lois, auxiliaires de la justice, avocats, avoués, agréés, greffiers, pourraient nommer deux députés, tandis que les ouvriers tisseurs, beaucoup plus nombreux, n'en nommeraient qu'un; parce que la place éminente que tient la magistrature dans un Etat, et les intérêts majeurs et multiples qu'elle personnifie, doivent lui assurer, dans les conseils de la nation, une représentation influente.

On pourrait encore, dans la loi électorale, décider que ceux des citoyens qui appartiendraient à la fois à deux groupes d'intérêts distincts, auraient autant de voix que d'intérêts différents dans l'Etat. Un avocat propriétaire foncier, par exemple, voterait avec les hommes d'affaires et avec les propriétaires fonciers.

De la sorte, l'inégalité sociale, fondement de toute organisation politique sensée, serait respectée; on donnerait autant que possible aux citoyens la part inégale d'autorité à laquelle ils ont droit.

Cette idée de la représentation politique des intérêts, est féconde en résultats heureux. J'indiquerai seulement trois des avantages qu'elle assure:

1o Aujourd'hui, dans les pays où la souveraineté du nombre est admise, les intérêts de la nation ne sont pas représentés et ne peuvent pas l'être. En effet, je suppose qu'un député soit élu par 5,000 paysans, 3,000 ouvriers appartenant à dix genres différents de corps de métiers, 500 domestiques. 400 propriétaires et 300 personnes réparties entre les diverses professions libérales; quels sont, de tant d'intérêts, ceux que représentera l'élu? Dira-t-on qu'il les représente tous à la fois? Mais ces intérêts sont très souvent opposés. La difficulté même de les bien connaître empêche toute représentation sérieuse de tant d'intérêts absolument différents, par un seul mandataire. Et cette quasi impossibilité est si évidente, que la préoccupation de la défense de

leurs intérêts ne tient, pour ainsi dire, aucune place dans l'esprit des électeurs. Chacun d'eux vote, non comme paysan, ouvrier, propriétaire, mais comme monarchiste ou républicain, toujours dominé, plus ou moins sciemment, par ce principe de la souveraineté politique de l'individu, qui est le fondement de tout le système.

Si vous établissez, au contraire, la représentation des intérêts, l'élection, soustraite en grande partie aux influences des affections et des haines politiques, devient une chose professionnelle, sérieuse, réfléchie; elle exprime un besoin; elle sert utilement toute une classe d'hommes et d'intérêts déterminés.

Un second avantage qu'on obtiendrait avec un semblable système, avantage secondaire, il est vrai, dont la manifestation ne pourrait être qu'exceptionnelle, serait que la candidature ouvrière, aujourd'hui impossible et ridicule, deviendrait possible et digne. Il est faux qu'un ouvrier non instruit ou mal instruit, puisse, dans les conditions actuelles, avoir un avis éclairé sur les questions de haute métaphysique politique dont le Parlement est quotidiennement saisi, et cet ouvrier trouvera difficilement une place entre le ridicule et l'effacement. Au contraire, il peut très bien, avec compétence et dignité, dans une assemblée ramenée à son vrai rôle politique, représenter les intérêts de son corps de métier. Il est alors l'expression d'une partie du travail national, dont il connaît les besoins et défend la cause; il ne vient plus, comme membre d'une Chambre indéfiniment constituante, faire peser le poids du nombre dans des questions qu'il ignore. Un mandat de ce genre, confié par toute une corporation, constitue une récompense, un honneur exceptionnel, qu'il est bon que l'ouvrier puisse ambitionner et obtenir. Un des membres les plus éminents de l'Euvre des Cercles, un des plus heureusement intrépides dans l'étude des problèmes sociaux, M. le comte de Roquefeuil, a indiqué cette idée : « Si la France, a-t-il dit dans un rapport sur le principe de l'organisation du travail, arrivait un jour à constituer sa représentation sur des bases sensées, et notamment sur celles des intérêts, les syndicats des corporations auraient des représentants à élire dans les communes, les départements, etc... et l'avenir social s'agrandirait ainsi jusque pour l'ouvrier. » (Questions sociales et ouvrières, t. 1, pages 189-190.)

3o Enfin, permettez-moi de vous faire observer que la représentation des intérêts suppose le groupement préalable des intérêts, la création d'un système corporatif qui sortirait l'individu de l'état d'isolement et de faiblesse où la Révolution le maintient. Ces deux réformes associées créeraient un état de choses nouveau, et l'on verrait la

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liberté, que l'individu est impuissant à protéger contre la tyrannie du pouvoir, trouver asile au sein des fédérations d'intérêts.

Ces idées sur la représentation politique sont au fond celles de l'Angleterre. Un écrivain, qui a étudié attentivement ce grand pays dans son organisation politique, a pu dire avec justesse : « Dans sa Constitution on trouve ce principe fondamental : les hommes ne sont pas représentés, ce sont les corporations, les êtres moraux, villes ou comtés. » Même après les nombreuses réformes de ce siècle, ces principes influent encore sur la législation anglaise, et les résultats qu'ils ont donnés sont trop connus pour que j'insiste davantage sur ce point.

Je suppose donc, Messieurs, pour un instant, que vous admettiez l'idée générale de la représentation des intérêts, telle que je viens de l'esquisser. Une question secondaire se présente immédiatement à l'esprit, et c'est l'une de celles qui figurent au programme du Congrès comment faire représenter la propriété?

Remarquez d'abord qu'il ne peut s'agir que de la propriété immobilière, rurale ou urbaine. La propriété mobilière est hors de cause pour diverses raisons, dont la principale est que les capitaux, ne restant pas inactifs, se trouveront naturellement représentés en même temps que l'industrie et le commerce auxquels ils donnent la vie et l'essor. Donc, quelle part faire à la propriété immobilière dans la représentation politique? Une très grande, Messieurs.

Un orateur anglais de premier ordre, qui a jeté un coup d'œil si sagace sur la Révolution française, Edmond Burke, étudiant la composition de l'Assemblée constituante, fait cette réflexion éminemment originale et vraie :

<< Pour que la représentation soit juste et adéquate dans un Etat, il faut qu'elle représente ses talents et sa propriété; mais comme les talents ont une espèce de chaleur vitale, un principe entreprenant et actif, et comme la propriété, au contraire, est par sa nature inerte et timide, elle ne pourrait jamais étre à l'abri des invasions du principe actif, si on ne lui accordait pas, dans la représentation, un avantage au-delà de toute proportion. >>

On peut ajouter à cette considération que la propriété immobilière doit être largement représentée parce qu'elle est, de tous les intérêts matériels d'un pays, le plus général, celui auquel tous les autres tiennent plus ou moins, parce qu'elle est aussi plus exposée que toutes les autres richesses aux convoitises populaires, car, si elle émane de la même source, sa filiation disparait aux yeux du vulgaire. Cette large représentation, par quel moyen pratique la constituer?

Nous avons eu, vous le savez, Messieurs, sous la Res

tauration et sous le Gouvernement de Juillet, le cens électoral. C'était là un essai de la représentation de la propriété, ou plutôt de la richesse. Le principe que je vous expose est bien plus général. Ce n'est pas seulement de la représentation de la richesse capitalisée qu'il s'agit, mais de la représentation de tous les intérêts d'un pays; ce n'est pas le suffrage restreint qui serait admis, mais le suffrage universel s'exprimant par groupes d'intérêts.

Mais, cette réserve faite, il ne serait peut-être pas mauvais d'admettre, pour la représentation de la propriété foncière, un système analogue au système du cens. Par exemple, ne pourrait-on pas dire que tous les individus jouissant d'un revenu foncier suffisant pour faire vivre un homme, seront classés comme électeurs dans la catégorie des propriétaires; les autres, ceux qui ne jouiraient que d'un revenu moindre, ayant nécessairement un métier, trouveraient place, dans les élections, parmi les artisans du même métier.

Je termine par une observation qui me semble nécessaire. J'ai dit que l'application du principe de la représentation des intérêts supposait la formation préalable de grandes unions d'intérêts. En ce qui concerne la propriété foncière, la mesure préalable à prendre serait une modification, acceptée aujourd'hui par beaucoup d'esprits à la suite de M. Le Play, de notre régime successoral. Aujourd'hui la propriété n'est pas une fonction sociale en France. Elle n'est pas assez fixe dans nos mains pour qu'elle puisse exercer sur nous toute action. Nous ne sommes qu'à demipropriétaires, car, pour l'être tout à fait, il faut que l'homme possède non seulement lui-même, mais dans ses ancêtres et dans ses enfants. Le jour où la conservation du foyer, de la terre patrimoniale sera mieux garantie par nos lois, la classe des propriétaires fonciers sera réellement constituée, elle deviendra dans l'Etat une force singulièrement énergique et conservatrice, elle aura ses traditions et méritera d'avoir une représentation politique distincte, de même qu'elle aura un caractère et des intérêts bien à elle.

En résumé, Messieurs, je crois que si la représentation politique des intérêts s'établissait un jour en France, la propriété foncière devrait être très largement représentée! mais qu'avant de lui assurer d'aussi grands avantages, il faudrait, par des lois, garantir la transmission du bien de famille, de même que pour permettre le fonctionnement de tout le système nouveau de représentation, il faudrait pourvoir, au préalable, à la création des unions d'intérêts.

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Fin du compte rendu du sẽ Congrès
de Jurisconsultes catholiques.

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