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prolongée dans une même famille du foyer et de l'atelier domestique, a une influence bienfaisante sur l'agriculture et l'industrie, il en résultera nécessairement une sorte d'obligation, pour le père de famille, d'assurer et de perpétuer cette conservation; s'il a une obligation de cette sorte, il doit avoir le droit de la remplir, et il semble que l'Etat doive avoir le devoir de la lui faciliter.

Il est évident, en effet, que si une chose est utile à la fois à la famille, à l'agriculture et à l'industrie, le devoir de l'Etat est de la favoriser, et qu'il ne saurait avoir le droit, sauf le cas de nécessité absolue, de l'empêcher. L'intervention de l'Etat devant s'exercer principalement pour faciliter l'exécution des devoirs, et protéger l'exercice des droits qui en sont la conséquence.

Pour se rendre compte de l'influence réciproque de la famille sur la propriété, et de la propriété sur la famille ; il paraît utile de faire une distinction entre la propriété réelle immobilière, et la propriété mobilière qui, sous la forme d'actions, d'obligations, et même de salaires, a pris un énorme développement à notre époque.

La plupart des familles qui n'ont pas de propriétés immobilières sont réunies dans les villes, où elles forment la majorité de la population; un petit nombre réside dans les campagnes, où elles ne sont qu'une minorité. Toutes ont un domicile instable, variant suivant l'attrait, les besoins ou les nécessités du jour. Le foyer domestique, si leur logement peut encore porter ce nom, est en location, soit à l'année, soit au mois, soit à la semaine ou même à la journée.

Un point qu'il est important de noter, c'est que toutes ces familles sans propriétés immobilières ne sont pas pauvres, il en est même de fort riches. L'ensemble des revenus mobiliers ou des salaires touchés par ces familles, est de beaucoup supérieur à l'ensemble des gains réalisés, pendant un même laps de temps, par les familles de propriétaires fonciers restées à la campagne.

En défalquant des huit millions de propriétaires que les statistiques donnent à la France, un ou deux millions de propriétaires résidant à la ville ou vivant du produit de ses terres à la campagne, il reste six millions de propriétaires indigents, obligés, pour vivre, de travailler comme ouvriers ruraux chez leurs voisins.

Or, le salaire des ouvriers ruraux n'est guère que de deux à trois francs par jour en moyenne, et celui des femmes et des enfants est encore moindre. Tandis qu'à la ville et dans les usines, les salaires de cinq à dix francs sont communs: on en voit de vingt et vingt-cinq francs. C'est là surtout qu'il faut chercher la cause de cette rapide, perpétuelle et

effrayante désertion des campagnes, par les populations qui affluent vers les villes.

Il est bien vrai que la plus effroyable misère se trouve dans ces familles sans foyer, et que celles qui touchent les bénéfices ou les salaires les plus élevés, y sont exposées comme les autres. C'est cependant un fait indéniable que, comparé aux propriétaires indigents, qui forment la majorité des habitants des campagnes, l'ouvrier des villes est souvent un riche sans propriété. De même que l'on trouve, dans la banque, les charges d'agent de change, la haute spéculation et la grande industrie des fortunes mobilières incomparablement plus considérables que celles des plus grands propriétaires fonciers, de même, l'ensemble des salaires ou des bénéfices des ouvriers sans foyer des villes, est très supérieur à celui des ouvriers propriétaires des campagnes.

Entre ces deux extrêmes, une quantité chaque jour plus considérable d'employés de tout genre et de commerçants, constitue une classe de gens relativement riches sans propriétés, avec un foyer instable et en location.

D'où il semble nécessaire d'établir cette importante distinction que la richesse peut exister et existe largement, dans l'état actuel de la société, en dehors de la propriété immobilière.

Cet état social, relativement nouveau, avait besoin d'être constaté, pour se rendre compte de l'influence des différentes sortes de propriétés sur la famille. Cette révolution économique n'est pas due uniquement à la vapeur et à toutes les découvertes scientifiques de l'âge de la houille, les charges sans cesse croissantes dont sont grevées les propriétés rurales, privées de toute représentation spéciale, en sorte qu'il semble que l'on ait voulu mettre le sol de la patrie hors la loi; les faveurs de toutes sortes, accumulées en faveur du commerce, de l'industrie et des valeurs de Bourse, y jouent un rôle influent et considérable.

C'est par milliers, et peut-être par centaines de mille, qu'il faudrait compter, tous les ans, les familles dont les membres, abandonnant un à un ou tous ensemble le foyer paternel mis en vente, car il ne trouve pas toujours acquéreur, viennent chercher fortune dans les villes.

Le propriétaire indigent, las de vivre de privations, fatigué d'une vie pénible et sévère, espère gagner de gros salaires, travailler peu, jouir beaucoup.

Ce qu'il arrive, en général, les statistiques, les hôpitaux, les prisons, le disent assez. Mais un petit nombre fait fortune, ou vit comme si cette fortune était faite; une visite au village, en habit bourgeois, en robe de soie, le récit

amplifié des gros salaires de la ville, des plaisirs faciles et nombreux qu'on y trouve, tournent les jeunes têtes, et l'exode continue.

Tout le monde sait ce que devient la famille, dans ces populations émigrées dans les villes. L'immoralité et la misère finissent par faire de la famille même désorganisée et instable, une exception. Le mariage tend à disparaître. Le nombre des décès surpasse celui des naissances dans une proportion considérable, et cependant la plupart des enfants viennent mourir dans les campagnes, où le nourrisson parisien a créé une industrie nouvelle.

Le petit nombre de ces émigrés des campagnes qu'une tempérance naturelle, ou les vertus puisées dans les traditions d'une famille chrétienne, préserve de la contagion des villes, réussit, prospère, forme ou maintient des familles à foyer instable, envahies presque toujours par un luxe déraisonnable qui les décime ou les ruine au bout de deux ou trois générations.

On est donc obligé de constater pour l'ensemble, ou la très grande majorité de la population, que les gros salaires, les gros bénéfices des villes et de l'industrie, lorsqu'ils ne sont pas appuyés et recueillis par la propriété réelle, sont un désastre pour la famille.

Une expérience universelle montre que les gens qui gagnent beaucoup dépensent de même, les gros bénéfices ne sont pas les plus constants, les grandes dépenses deviennent facilement exagérées, elles amènent alors la ruine, la misère, la dispersion et la destruction de la famille.

Il n'en est pas de même de la propriété réelle. L'ouvrier ou le petit commerçant qui devient propriétaire de sa maison, qui acquiert un foyer domestique, a su résister aux tentations des villes, former un capital, il y a de grandes raisons de croire qu'il saura le conserver, l'augmenter, fonder une famille ou la perpétuer.

Malgré nos révolutions, nos lois, le luxe et l'immoralité qui pénètrent toutes les classes, nos villes conservent encore de très nombreuses et très honorables familles qui se perpétuent depuis des siècles dans ces conditions. Véritables familles souches qui forment la réserve sociale et qui sont l'honneur et la force réelle de nos grandes villes, du commerce et de l'industrie de la France. Augmenter le nombre de ces familles, assurer leur existence et leur perpétuité serait donc une œuvre féconde et nationale.

Dans les campagnes, le nombre des propriétaires possédant un foyer domestique est considérable. Mais là, comme dans les villes, il ne faut pas confondre richesse et propriété.

Dans l'ensemble de la France, les fermiers sont moins

nombreux et beaucoup plus riches que les propriétaires. Dans les pays de grande culture, surtout, le fermier est un riche capitaliste, l'ouvrier un propriétaire indigent. Souvent aussi le fermier trouve plus d'avantages à louer son propre bien à d'autres, quand il en a, pour exploiter lui-même une ferme plus grande à de meilleures conditions.

Contrairement à ce qui se passe dans les villes, les familles de fermiers dont les foyers sont en location sont généralement supérieures à celles des propriétaires indigents. Non pas que ce fait contredise les lois générales observées par Le Play, il n'est que trop facile à expliquer par nos lois.

Pour le petit propriétaire, en effet, le foyer domestique est instable, le partage égal et forcé nécessitant sa vente à chaque génération lorsqu'il y a plusieurs enfants, tandis qu'il n'est pas rare de trouver des fermes louées et cultivées depuis plusieurs générations par la même famille.

Il ressort des observations générales de l'école de la paix sociale en Europe, que la jouissance et l'usufruit perpétuel du foyer et de l'atelier domestique ont une influence heureuse et considérable sur la famille; c'est en réalité la propriété utile, sinon absolue, tandis que la propriété absolue de ce foyer n'a les mêmes avantages que lorsque la loi en permet la conservation et la transmission intégrale; quand la loi, au contraire, amène la destruction de ce foyer à chaque génération, elle le rend instable et la famille est désorganisée.

On a considéré comme un progrès d'enlever toutes les barrières que les coutumes avaient mises au commerce de la terre, sauf celles de ces barrières qui donnaient un profit immédiat à l'Etat. N'en est-il pas du commerce exagéré de la terre comme de cette théorie de l'offre et de la demande appliquée au travail de l'homme, théorie dont on commence à revenir en voyant les désastreux effets qu'elle produit.

On a retiré du commerce la liberté humaine trop longtemps évaluée en argent, et l'on a bien fait. Ne retournet-on pas à un état pire que l'esclavage en voulant assimiler le travail humain à une marchandise ordinaire? Et pour en revenir aux relations de la famille et de la propriété, n'estce point une erreur de vouloir maintenir dans le commerce ordinaire le foyer domestique.

Certains objets mobiliers de première nécessité sont déclarés insaisissables par la loi; cette protection du malheur devrait s'étendre au toit qui abrite une famille; une maison est un objet de première nécessité dans nos climats.

L'humanité la plus simple s'accorde ici avec les raisons

plus élevées qui militent en faveur de la conservation du foyer domestique. En réalité, chez nous, la propriété réelle est complètement sacrifiée à la propriété mobilière, laquelle n'est que trop souvent fictive. Accablée d'impôts et soumise à toutes les subtilités des lois fiscales, elle est délaissée partout pour la propriété mobilière, favorisée outre nesure et échappant par sa mobilité même aux vexations accumulées sur la propriété réelle.

De là les conséquences les plus graves pour les familles et pour, la nation."

On a voulu que la terre fut assimilée à l'argent; or, l'argent n'a ni patrie, ni famille, et voici ce qui se passe: Le riche vend sa terre et place à l'étranger;

Le pauvre vend sa terre et place au cabaret;
L'étranger achète les terres françaises ;

Les familles françaises diminuent en nombre et en qualité. Les familles étrangères les remplacent.

Qu'un nombre plus considérable que jamais de riches. propriétaires fonciers vendent leurs terres et placent leurs capitaux en valeurs mobilières; qu'une grande partie du capital français ait été placé en chemins de fer et sur les fonds étrangers, c'est ce que tout le monde ne sait que trop.

Que le pauvre vende sa terre et place au cabaret; l'avilissement du prix des terres, la dépopulation des campagnes, le nombre croissant des cabarets qui, d'après les dernières statistiques, augmente de dix mille par an, sont des preuves irrécusables de ce fait.

Des agences spéciales, établies surtout à Londres pour faciliter le placement des capitaux étrangers en terre française et qui envoient à profusion leurs offres de service. aux propriétaires français, prouvent que l'étranger, protégé par sa qualité d'étranger, trouve utile et avantageux d'acheter des terres en France.

Enfin, tandis que les statistiques du ministère de la guerre prouvent que la taille baisse et que les infirmités augmentent, le dernier recensement constate plus d'un million d'étrangers établis en France, sans compter une population flottante de voyageurs et d'ouvriers étrangers dont le nombre va toujours croissant.

Mais revenons à notre sujet.

En somme, la jouissance du foyer domestique, prolongée par la transmission intégrale, est, comme l'a si bien démontré Le Play, la meilleure condition matérielle pour le bien-être physique et moral de la famille. La propriété complète et absolue de ce foyer n'a pas les mêmes avantages lorsqu'elle est soumise à la loi du partage forcé. La propriété mobilière a seulement les avantages et les

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