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ture dont il est assiégé. Associé à d'autres hommes, il atteint à des succès et obtient des résultats que sans leur aide et leur appui il lui serait interdit d'ambitionner.

L'association est donc pour lui l'exercice d'un droit na

turel.

Cette vérité et ses conséquences ont été mises dans une évidence complète lors des délibérations de notre congrès tenu à Périgueux en 1880. Nous n'avons pas à y revenir, et nous regardons comme acquis, et comme placés au-dessus de toute contestation sérieuse, les principes qui ont été alors posés, et les déductions logiques qui en ont été tirées.

Il est vulgaire de dire que la société civile ou commerciale est un être de raison, ce que nos docteurs appellent une personne morale, ayant une individualité propre et indépendante de ceux qui la composent. Elle est donc capable d'acquérir et de posséder. Elle est propriétaire et maîtresse des apports de ses membres, des gains qu'elle réalise, des biens meubles et immeubles qu'elle achète ou qui lui sont donnés. Elle les administre librement, conformément aux statuts qu'elle s'est donnés. Elle en dispose comme elle l'entend; et son droit de propriété est aussi entier et aussi absolu que l'est celui d'un simple particulier sur les choses qui lui appartiennent.

Suffit-il, pour les sociétés, des règles générales qui président à toutes les conventions que les hommes peuvent faire entre eux ? Et le législateur ne sera-t-il pas autorisé à en édicter de spéciales, dont il exigera l'observation, sous la menace de pénalités diverses?

Assurément, les hommes sont libres de faire toutes les conventions qui leur conviennent, et de se lier les uns vis-àvis des autres comme ils l'entendent. Leur indépendance n'a d'autres limites que celles qui sont imposées par l'ordre public, les bonnes mœurs et les droits des tiers.

Toutefois, il faut le reconnaitre, dans un état social comme le nôtre, où les intérêts se multiplient, s'entrecroisent et souvent se combattent, il est prudent et sage de fixer à l'avance, pour certains contrats, les conditions particulières qui présideront à leur formation et à leur fonctionnement, afin d'éviter les fraudes des plus habiles et des moins consciencieux contre les faibles et les ignorants, d'empêcher des ruines imméritées, et de prévenir des luttes judiciaires souvent si coûteuses et d'un résultat si incertain.

Aussi personne n'a songé à blâmer les rédacteurs de nos lois d'avoir composé le titre du Contrat de société dans le Code civil, et les articles 18 et suivants du Code de Commerce. Il faut même dire que si un reproche pouvait leur être

adressé, ce serait celui d'avoir fait une œuvre trop incomplète. Ainsi les dispositions du Code de Commerce relatives aux sociétés en commandite ont été insuffisantes contre le dol et la fraude qui se sont pratiqués avec une incroyable audace au grand détriment de la fortune publique. Avec les progrès de l'industrie et l'accroissement des capitaux, on a vu, sous l'empire d'une spéculation effrénée, des actionnaires exagérer considérablement la valeur de leurs apports en nature et se distribuer des actions d'après cette évaluation; ou bien au moyen d'une transmission rapide de titres au porteur, se défaire d'actions mal acquises, sans qu'on pût suivre leurs traces dans les mains qui les détenaient successivement; ou bien, en ne faisant qu'un versement minime au moment de l'émission, rendre illusoire la valeur nominale du fonds social; ou bien encore prendre sur le capital social pour distribuer des dividendes fictifs. Il n'est donc pas étonnant qu'en 1862 une première loi ait règlementé d'une manière plus sévère les sociétés en commandite, et qu'en 1867 une nouvelle loi ait introduit des modifications profondes dans le régime organisé par le Code de Commerce pour les sociétés commerciales.

Il faut le remarquer, du reste, et ceci est capital; la loi de 1867, en se montrant exigeante pour les formalités à remplir au moment de la constitution de la société, dans le but d'assurer la sincérité des apports sociaux et d'avertir les tiers; en donnant aux actionnaires des facilités plus grandes pour la surveillance de leurs intérêts, et en déterminant d'une manière plus rigoureuse la responsabilité des administrateurs, n'a touché en rien au droit de propriété de la société sur les choses qui lui appartiennent. Ce droit est entier et absolu. Le capital social aura l'importance que voudront lui donner les associés; aucune limite n'est apportée à son chiffre ou à sa valeur; on en disposera en toute indépendance, conformément aux statuts; et l'Etat n'exercera sur les agissements de la société aucune surveillance, sauf à punir les prévarications.

Lors, en effet, que le législateur croit devoir intervenir dans la règlementation des affaires privées des citoyens, il doit user de grandes précautions pour ne pas, sous le prétexte d'empêcher la fraude, gêner la liberté, entraver les bonnes volontés et décourager les efforts honnêtes. Il ne faut pas qu'il expose les hommes à se heurter à chaque pas contre un obstacle, ou à se briser contre un écueil. Il faut qu'il les habitue à compter sur eux-mêmes, à réfléchir aux engagements qu'ils prennent et à veiller sur leurs intérêts. Il ne doit pas se considérer comme étant pour ainsi dire leur conseil judiciaire permanent. Jusqu'à quel point la loi de 1867 a-t-elle résolu ce difficile et délicat problème, il ne

nous appartient pas ici de le rechercher; il nous suffit, pour répondre au programme de ce congrès, de rappeler et d'exposer nettement les principes.

Le Code de Commerce ne permettait aux sociétés anonymes de se former qu'avec l'autorisation du Gouvernement. La loi de 1867 les a affranchies de cette nécessité. C'est avec grande raison que cette mesure a été adoptée; car, si les particuliers peuvent, librement, et sans une permission quelconque, former une association qui comprenne à la fois des personnes et des capitaux, il n'y a pas de motifs sérieux pour exiger l'intervention du pouvoir souverain quand ils veulent créer une association de capitaux seulement. Nous ne rappellerions pas cette amélioration considérable apportée au régime de nos sociétés commerciales, si, en la signalant, nous ne trouvions l'occasion de réfuter une erreur juridique de M. Troplong, et de faire ressortir une confusion d'idées et de langage qui conduit encore de nos jours l'Etat à émettre une prétention injustifiable.

Dans son commentaire sur le Contrat de société, M. Troplong, en enseignant, avec tous les auteurs, que la société forme une personne morale qui naît de la volonté seule des contractants, ajoute : « Le concours de l'autorité n'est né> cessaire que pour la création des êtres moraux publics, » tels que collèges, corporations, académies, communes, » sociétés anonymes, etc. » En écrivant ces lignes et en classant les sociétés anonymes parmi les êtres moraux publics, l'éminent auteur a été sans doute entraîné par la législation en vigueur à l'époque où il composait son livre, et il n'a pas soumis ce point de droit à un examen attentif et à une critique judicieuse.

L'être moral public, autrement dit l'établissement public, est celui que l'Etat crée ou qu'il emploie, comme un organe nécessaire ou utile, dans la gestion qui lui appartient ou qu'il assume des intérêts généraux de la nation. Il est formé, non pas au profit de tels ou tels individus, mais en vue du bien et de l'utilité publique. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, l'Etat veut assurer un refuge honorable aux militaires blessés, il bâtit l'Hôtel des Invalides; il croit bon d'avoir une imprimerie modèle et des presses à lui, il fonde l'imprimerie nationale; il juge nécessaire de venir, au moins en partie, au secours des indigents, il ouvre des bureaux de bienfaisance, des montsde-piété, des hôpitaux, des hospices. Tous ces établissements reçoivent de lui leurs administrateurs, leurs comptables, les règles et les juges de leur gestion.

Mais une société anonyme n'a aucun de ces caractères. Si considérable qu'elle puisse être par le chiffre de son capi

tal et par l'importance des affaires dans lesquelles elle s'engage, elle n'est jamais qu'une association d'ordre privé, formée pour augmenter la fortune de ceux qui en font partie, et non dans la vue exclusive du bien public. Elle fait elle-même ses statuts, elle nomme ses administrateurs et ses employés, et c'est à elle seule que sont rendus les comptes. L'autorisation même du Gouvernement, quand elle était nécessaire, ne changeait pas sa nature. L'intervention du pouvoir n'avait d'autre but que de faire connaître que cette société semblait au Gouvernement reposer sur des bases assez solides pour qu'elle pût répondre des capitaux qu'on lui confierait; mais elle était impuissante à transformer une association privée en un être moral public.

Disons-en autant des établissements d'utilité publique, qui ne sont jamais, à quelque point de vue qu'on se place, que des associations particulières. L'Etat, par la reconnaissance qu'il en fait, leur confère bien la personnalité civile qu'il refuse à toute association qui se forme librement et sans son attache; mais malgré cette faveur, et si utile qu'ils puissent être, ils ne sont que des entreprises privées, à l'administration desquelles l'Etat reste étranger, dont il ne nomme ni les directeurs, ni les gérants, ni les employés, et qui ne sont pas justiciables de ses tribunaux en ce qui concerne leurs recettes et leurs dépenses.

Ces notions sont si claires, et elles relèvent si bien du simple bon sens, qu'on est étonné à bon droit de les voir méconnues, en ce moment même, par le Gouvernement. On n'a pas oublié en effet, qu'en 1882, le ministre des finances a voulu étendre aux congrégations autorisées le décret du 4 messidor an XIII, qui soumet aux investigations des agents du fisc les registres et minutes d'actes des établissements publics. Nous avons combattu cette prétention sigulière dans un mémoire qu'a accueilli et publié la Revue catholique des Institutions et du Droit. Répétons une fois de plus, qu'une congrégation même autorisée n'est pas un établissement public; elle n'est aux yeux de nos lois modernes, qu'une société ordinaire, à laquelle l'autorisation gouvernementale a donné la personnalité civile, mais qui ne sort pas au point de vue des biens qu'elle possède de la sphère des intérêts privés (1).

(1) La Cour de cassation a nettement indiqué les caractères auxquels on reconnaît les établissements publics, lorsqu'elle a décidé, à deux reprises différentes, que les caisses d'épargnes ne sont que des établissements privés. « Attendu, a-elle dit dans son arrêt du 10 septembre 1880. (Sirey, 1881. t. 236), que l'autorisation exigée pour l'établissement des caisses d'épargne, les avantages accordés à ces institutions à raison de leur objet

§ 3.

Nos lois civiles et commerciales ne régissent que les sociétés qui ont le gain pour objet et qui ont un but intéressé. Mais il est d'autres sociétés, et en grand nombre, qui ne se proposent pas d'acquérir des richesses et de faire des bénéfices, et qui ont en vue la bienfaisance, les sciences, les arts ou le plaisir. Ces sociétés portent le nom plus spécial d'associations. On sait quel est leur régime actuel. Formées en toute liberté lorsque le nombre de leurs membres ne dépasse pas vingt, elle ne peuvent exister, au-dessus de ce nombre, qu'en vertu d'une autorisation administrative : mais, toutes, autorisées ou libres, elles ne constituent pas des personnes civiles, et ne peuvent ni acquérir, ni posséder.

Un tel état de choses était conforme au droit public de l'ancienne monarchie; il est absolument contraire à celui de la France moderne.

Autrefois, et ici nous copions Domat, on admettait que l'Etat était chargé non seulement de réprimer les crimes, mais encore de prévenir tout ce qui pouvait troubler la tranquillité publique et la mettre en péril; et par cette raison, toute assemblée était illicite à cause du danger de celles qui auraient pu avoir pour fin quelque entreprise contre l'ordre public. Celles mêmes qui n'avaient pour fin que de justes causes ne pouvaient se former sans une expresse approbation du souverain, sur la connaissance de l'utilité qui pouvait s'y trouver. Et, comme conséquence et comme suite du droit d'autoriser les établissements des corps et communautés, on reconnaissait au prince celui de leur permettre de posséder des biens meubles et immeubles pour leurs usages. (Domat, Droit public, livre I, t. 2, sect. II et titre xv).

Mais ces principes sont aujourd'hui complètement rejetés. L'association est considérée, avec raison, comme un droit

et de leur but d'intérêt général et d'utilité publique, la surveillance à laquelle elles sont soumises quant à leur gestion et à leur comptabilité, ne leur ont point imprimé caractère d'établissements publics; qu'à la différe ce des établissements publics proprement dits, l'autorité gouverne mentale ou administrative n'intervient pas directement dans leur gestion, qu'elles s'administrent elles-mêmes, en se conformant aux lois et règlements généraux qui les régissent; qu'à l'exception de leur caissier, elles ont la nomination du personnel; qu'il suit de là que les caisses d'épargne, créées dans un but d'intérêt général et d'utilité publique, sont néanmoins des établissements privés. » La Cour a rendu. le 19 février 1883, un second arrêt qui maintient cette doctrine (Sirey; 1, 384).

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