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Rapport lu au nom de la 3o Commission, par M. BOYER DE BOUILLANE, avocat à Valence.

La propriété mobilière est un sujet tellement vaste, que la troisième Commission, chargée de l'explorer, a cru devoir, pour éviter autant que possible de s'égarer dans des études et des considérations incomplètes, concentrer sa délibération sur les points suivants :

Quelles sont les causes de l'importance croissante de la propriété mobilière ? Quels sont les avantages de son développement? - En quoi ce développement exerce-t-il une fâcheuse influence sur l'état social? D'où vient la tendance de l'Etat à mobiliser la fortune des établissements charitables?

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Depuis le commencement de notre siècle, la propriété mobilière a pris un développement immense. C'est là un fait éclatant, indiscutable en lui-même, dont les causes sont nombreuses et complexes.

La multiplicité des transactions commerciales, favorisées par la rapidité des communications, les progrès de l'industrie, accrus par les merveilleuses découvertes de la science, ont principalement contribué à ce développement.

Les associations de capitaux, nécessaires à la création des grandes entreprises et des institutions de crédit réclamées par les besoins du commerce international, ont provoqué l'émission d'innombrables actions et obligations.

Le désir d'assurer la continuité des entreprises menacées de désorganisation par le régime du partage forcé, a encouragé la formation des sociétés anonymes.

Les Etats et les Villes ont eu recours à l'emprunt, et ont créé des rentes et des obligations que leurs agents et fonctionnaires se sont efforcés de faire pénétrer dans tous les portefeuilles.

A ces diverses considérations, qui expliquent la création abondante des valeurs mobilières, il faut ajouter celles qui ont contribué à leur vulgarisation.

Pendant longtemps ces valeurs ont été exemptes d'impôts, et, aujourd'hui encore, les titres au porteur ne sont

frappés que d'un impôt fixe, connu à l'avance, tandis que les immeubles, et spécialement les immeubles ruraux, sont accablés de charges sans nombre et essentiellement variables. A l'impôt foncier, à celui des prestations, il faut ajouter tous les droits de mutation, à quelque titre que ce soit, ceux d'hypothèque, de greffe, d'enregistrement, de timbre, etc., dont la somme est impossible à calculer d'avance.

La propriété immobilière impose un travail, une surveillance, des soins permanents, dont le porteur de titres est affranchi. Celui-ci peut, il est vrai, être préoccupé de la composition de son portefeuille, des risques de moinsvalue de ses titres; mais cette sollicitude se rattache à l'utilité de transformer de temps à autre sa propriété, et nul lement à l'exploitation de son capital, qu'il ne fait pas valoir lui-même. Aussi rencontre-t-on parfois des hommes qui s'excusent de manquer de loisirs, en disant qu'ils s'occupent de leurs propriétés. Personne encore n'a osé dire: je m'occupe de mes rentes.

Ajoutons que l'extrême facilité de rendre le capital productif par l'achat de valeurs mobilières, dont le revenu est très exactement payé à des échéances rapprochées, comme aussi la possibilité de réaliser ce même capital presque instantanément par la revente des titres. est un attrait qui manque absolument à la richesse immobilière.

Enfin, beaucoup de personnes préfèrent donner, au moins en partie, la forme mobilière à leur fortune, afin de la dissimuler aux regards de tous, y compris leurs amis.

§ 2.

Le développement moderne de la richesse mobilière, qui a définitivement biffé le vieil adage: Vilis mobilium possessio, présente, au point de vue économique et au point. de vue moral, des avantages et des inconvénients qu'il importe de signaler.

Ce développement aide à la création d'entreprises puissantes, par lesquelles d'importantes améliorations sont apportées à la prospérité matérielle du pays. Les grandes Compagnies de chemins de fer, par exemple, ne trouvent que dans la vulgarisation de l'emploi mobilier des capitaux les immenses ressources nécessaires à leur fonctionnement.

D'autre part, la profusion des valeurs mobilières favorise les petits placements, et par là même l'épargne.

Enfin, la facilité de fuir devant les émeutes, les révolutions, les terreurs, en répétant dans un autre sens le mot du sage antique: Omnia mecum porto, est un avantage

indéniable dans les temps de république progressive que nous traversons.

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A côté de ces avantages, l'extrême développement de la propriété mobilière, comme la plupart des choses humaines, a ses inconvénients et ses dangers.

Les enrichissements rapides qu'elle procure excitent des convoitises coupables. Pour conquérir la fortune on ne craint pas de délaisser le travail et l'économie, et de se lancer dans des spéculations hasardeuses et quelquefois malhonnêtes.

L'extension exagérée des associations de capitaux ébranle le sentiment de la responsabilité, et porte atteinte à la pratique des devoirs de patronage envers les ouvriers qu'un directeur-propriétaire comprend toujours mieux qu'un directeur-gérant.

La facilité de dissimuler son avoir abaisse fréquemment le niveau moral des individus. Il suffit pour s'en convaincre de songer à toutes les supercheries que la possibilité d'occulter son patrimoine, transformé en valeurs mobilières, a inspirées à des débiteurs peu scrupuleux au préjudice de leurs créanciers. Quelques personnes estiment que la dissimulation possible de la fortune est souvent un avantage, lors par exemple qu'il s'agit de se soustraire aux exigences de la loi civile, qui restreint beaucoup trop le droit testamentaire du père de famille, ou encore pour sauvegarder contre des mesures de confiscation le patrimoine des congrégations religieuses. Ces considérations ne nous émeuvent pas. Le remède aux lois mauvaises dont on parle est dans une réforme législative : nous ne devons pas, quand nous étudions les principes, chercher ce remède dans des moyens plus ou moins ingénieux d'éluder les prescriptions de ces lois.

La mobilité de la fortune mobilière engendre naturellement la mobilité des caractères. Le propriétaire foncier est attaché au sol: il ne songera à fuir ni devant les épidémies, ni devant la guerre; le sentiment de sa responsabilité et de ses devoirs sociaux n'est pas altéré par la possibilité de s'y soustraire. L'argent au contraire est essentiellement instable, il n'a pas de patrie et le développement croissant des fortunes mobilières a accentué le déracinement social dont notre siècle est le témoin. Le patriotisme, c'est l'amour du toit paternel, des souvenirs de la famille, des traditions nationales, du clocher à l'ombre duquel l'âme s'est épanouie dans la connaissance de Dieu. Nos pères disaient en partant pour défendre les frontières du

pays qu'ils allaient combattre pro aris et focis. Si le patrimoine tout entier est négociable à toutes les bourses de l'univers, l'intérêt à défendre le sol natal ne devient-il pas moins puissant, et avec lui le patriotisme n'est-il pas exposé à décroître ?

Enfin, il faut observer que le propriétaire, qui vit au milieu de ses terres, consommant sur place ses revenus, conserve nécessairement sur la population rurale une influence bienfaisante. Mais aujourd'hui le désir d'augmenter son revenu, en vendant la terre pour acheter des titres, et aussi la tendance à aller à la ville profiter de tout le bien-être et de toutes les jouissances matérielles qu'on y rencontre, propagent cette plaie que les moralistes modernes appellent l'absentéisme, et qui souvent laisse le paysan livré à la seule influence du vétérinaire, bientôt appelé à devenir député.

En méditant sur cet ensemble de conséquences regrettables qu'entraîne le développement immodéré de la propriété mobilière, il est facile de comprendre qu'elles sont attachées surtout à l'excès de charges qui pèsent sur l'agriculture, et qui tendent à en éloigner les capitaux et naturellement aussi les bras, disposés à ne travailler que là où le travail est vraiment rémunérateur. Donc, sans entrer dans l'examen approfondi de toutes les améliorations dont, au point de vue qui nous occupe, notre régime économique serait susceptible dans l'intérêt social, il est néanmoins permis de conclure que l'impôt sur la terre doit être considérablement allégé. Avant tout il ne faut pas que le sol soit abandonné pour cela il faut qu'il puisse nourrir et dans une certaine mesure enrichir ceux qui l'exploitent. Et quand, par la concurrence étrangère on réduit encore le bénéfice de l'agriculteur, on le contraint évidemment à porter ailleurs son travail. La concurrence étrangère est nécessaire, dit-on, pour réduire le prix du pain remède désastreux ! car s'il entraîne la ruine de l'agriculture, en cas de guerre avec l'étranger producteur, nous aurons la famine. C'est donc aux mesures capables de diriger l'argent vers l'agriculture qu'il faut seulement faire appel, et la réduction des charges foncières est la première qui s'impose à la raison, parce que tout à la fois elle permet l'abaissement du prix des vivres et rémunère le producteur agricole.

§ 4.

La tendance de l'Etat à mobiliser la fortune des établissements charitables est un fait patent, auquel il est aisé d'assigner trois causes distinctes.

Le besoin d'argent, et par suite le désir d'assurer le succès de ses emprunts, conduisent naturellement l'Etat à pousser à la mobilisation des fortunes, dont l'administration est placée dans une mesure quelconque sous sa direction ou sa surveillance.

L'histoire nous montre que le vol, de quelque nom qu'on le décore, confiscation, sécularisation, etc., entre quelquefois dans les conceptions de l'Etat. Or, il est certain que le vol de titres immatriculés au nom d'un établissement public est plus facile à pallier et aux yeux des populations apparaît moins odieux que le fait de dépouiller cet établissement de tout ou partie de ses domaines.

Enfin le souvenir du nom des bienfaiteurs s'efface plus aisément quand leurs libéralités sont représentées par des valeurs incorporelles, au lieu de l'être par des immeubles auxquels leur nom reste attaché pour perpétuer la mémoire de la reconnaissance qu'on leur doit. L'expérience enseigne que les offrandes généreuses sont dues surtout aux inspirations de la foi et de la piété : les adversaires de la Religion ne s'exposent donc pas à tirer sur leurs troupes en travaillant à faire oublier les noms des bienfaiteurs du pauvre.

Note sur le rôle de l'argent dans l'ordre économique moderne.

Pour bien apprécier la place faite à l'argent dans l'ordre économique moderne, il est indispensable de rechercher quelle était, il y a quelques siècles, l'action possible du capital et d'examiner si les modifications apportées par le temps aux conditions du travail humain n'en ont pas considérablement modifié le rôle.

Théologiens et philosophes classaient unanimement autrefois l'argent parmi les objets qui ne peuvent qu'être consommés: il était assimilé au pain et au vin; comme eux il se prête, « materia mutui, dit saint Thomas, quod consumitur, » et nul n'a droit de réclamer de son débiteur un denier de plus que la somme déboursée s'il ne veut être coupable d'usure. « Usura dicitur pretium pro usu rei quæ nullum habet usum præter sui consumptionem (1). »

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Summa sancti Thoma, Tomus IV De Mutuo et Usurd.

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