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La fiction romaine de la personnalité civile n'aurait en elle-même pas grand inconvénient, si les mots n'avaient fait naître une confusion dans les idées et amené une erreur capitale sur les attributions de l'Etat. Les légistes césariens ont, en effet, propagé l'idée que l'Etat avait le droit de donner ou de refuser arbitrairement la sanction juridique aux intérêts communs, de créer ou de détruire, selon la volonté de ceux qui détiennent actuellement le pouvoir, ces personnes, purement idéales, dit-on, alors que dans la réalité des choses on atteint les droits des individus.

C'est en vertu de cette théorie qu'en 1790 l'Assemblée nationale détruisit en quelques mois les universités, les corporations ouvrières, les institutions d'assistance publique, la plupart des corps constitués de l'Etat et confisqua leur patrimoine, accumulant des ruines qui, en un siècle, n'ont pu être réparées.

Thouret avait justifié dogmatiquement ces spoliations en apportant à la tribune de l'Assemblée nationale la théorie de la personnalité civile: et tant la fascination des mots est grande, de nos jours un publiciste libéral, M. Paul Janet a prétendu que la Révolution avait créé la vraie notion au droit de propriété en confisquant les patrimoines collectifs!

Sous prétexte de corps moral, l'Etat se rend maître de tout et dépouille de tout droit les membres du corps moral, disait récemment M. Coquille à l'occasion d'un nouvel attentat commis par le gouvernement italien contre le monde chrétien (1). Le Saint-Père a dû, en effet, renoncer au bénéfice d'un legs fait au Pape et à ses successeurs, parce que le gouvernement, qui est établi au Quirinal, élevait la prétention d'accorder ou de refuser son autorisation à ce legs comme étant fait à une personne morale. La spoliation juridique du patrimoine de la Propagande a suivi peu de jours après cette première iniqu'té. Nous le demandons, est-ce une fiction juridique, une création arbitraire de l'Etat, d'un Etat quelconque, qui a été violée; ne sont-ce pas les droits des catholiques de l'univers entier, nos droits individuels à tous, droits sacrés et vivants, qui ont été foulés aux pieds?

La théorie de la personnalité civile des associations, octroyée arbitrairement par l'Etat, a encore eu une autre conséquence fâcheuse.

Quoique la question du régime juridique auquel seront soumis les biens mis en commun par les membres de la société, soit en soi distincte de l'appréciation de la

(1) L'Univers du 10 janvier 1884.

licéité ou de la criminalité du fait de s'associer, il n'en est pas moins résulté dans les esprits une certaine confusion entre les deux questions. Le fait de s'associer paraît en somme une chose plus ou moins suspecte que le législateur révolutionnaire de 1791, le Code pénal de 1810 ont surveillée, réglementée, et que le législateur sectaire de 1884 se réserve de supprimer absolument le jour où il pourra soupçonner qu'une pensée religieuse, quoiqu'essentiellement cachée dans le domaine de la conscience, l'a inspirée.

Une vive réaction s'est produite en Allemagne, depuis bien des années déjà, contre cette fausse théorie de la personnalité civile. Unger et surtout Otto Gierke, dans un magistral ouvrage, en ont fait justice et montré qu'elle était aussi contraire à l'analyse juridique rationnelle qu'aux monuments autochthones du droit germanique.

M. Van den Heuvel reprend à son tour cette démonstration. Il l'étaye par l'étude des monuments de la jurisprudence française et belge, qui dans une foule de cas ont dû s'affranchir de cette vieille théorie et s'appuyer sur la notion du droit individuel pour faire prévaloir la légitime volonté des associés d'assurer le but commun, objet de la société. Par exemple, même là où comme pour les sociétés commerciales la théorie de la personnalité civile est admise, la Cour de cassation décide qu'après la dissolution de la société et jusqu'à la fin de la liquidation l'individu fictif, qu'on suppose représenter la société, continuera à vivre! (C. de cassat., 29 mai 1865.)

Il y a plus : quand la nullité d'une société est prononcée parce qu'elle ne remplissait pas les conditions légales, il s'agit de savoir comment sera liquidé le patrimoine commun qui existé, non de droit, mais de fait, de par la volonté des associés. Eh bien! les magistrats, laissant de côté les théories abstraites et obéissant à l'équité naturelle, ont admis que la liquidation de ce patrimoine devait se faire conformément aux intentions des membres de cette société déclarée nulle. On en revient donc par le grand tour à cette idée fondamentale que derrière l'association se trouvent des droits individuels auxquels la protection de la loi est due. C'est ainsi qu'une fois de plus la jurisprudence s'est montrée l'élément progressif dans la science juridique.

<< Circonstance curieuse, ajoute M. Van den Heuvel, notre jurisprudence et notre doctrine vont, à mesure qu'elles se développent, resserrant de plus en plus le cercle de la personnalité fictive. Il y a quelques années, les meilleurs jurisconsultes apercevaient presque partout, dans le droit civil, des personnes morales. L'hérédité formait un être

juridique; la communauté des biens entre époux constituait également un être juridique; toutes les sociétés civiles, sans aucune distinction, étaient encore toujours des êtres juridiques. La critique vint démontrer l'erreur de cette prodigalité, de ce luxe de fictions, et on renonça aux anciens errements: ce qui paraissait, la veille, inexplicable sans la théorie de la personnalité, fut le lendemain justifié jusque dans les moindres détails par l'action des principes du droit commun. L'ancien système romain reculait, il perdait du terrain.

«Encore quelques conquêtes de ce genre, et c'en est fait de la légende de la personnification. »

La vérité est que, sans recourir à ces fictions, à ces procédés juridiques enfantins, les biens mis en commun par des associés doivent être protégés juridiquement de plein droit. La mise en société est une sorte d'aliénation: si les biens mis par moi en société n'étaient pas auparavant grevés d'une affectation spéciale, j'ai parfaitement le droit de les soustraire à mes créanciers par une aliénation. De même, les créanciers de la société ne doivent avoir pour gage que les biens sociaux. Tout cela est parfaitement légitime, pourvu qu'une publicité suffisante soit organisée en faveur des tiers, lors de la constitution de la société.

C'est ce qui se fait chaque jour pour la formation d'une société en commandite, d'une société par actions. Il n'y a qu'à étendre cette publicité à la formation de toutes les associations. Aucune bonne raison n'existe pour distinguer, sous ce rapport, entre les associations se proposant un bénéfice à partager et celles qui ne poursuivent pas un but lucratif.

La législation anglaise moderne et celle des Etats-Unis la législation fédérale Suisse, telle qu'elle est fixée par le Code fédéral des Obligations, de 1881, se dégagent de plus en plus de cette vieille idée. Or, c'est le moment où M. Waldeck-Rousseau vient l'affirmer pédantesquement dans l'article 14 de son projet de loi et l'appliquer avec toute la rigueur des légistes césariens dans les articles 15, 16 et 17, qui, en réalité, rendent on ne peut plus précaire le fonctionnement de toute association mème non religieuse à laquelle le gouvernement n'aura pas jugé à propos d'assurer le privilège de la personnalité civile.

II.

La doctrine selon laquelle l'Etat seul crée et crée arbitrairement la personnalité civile des associations, c'est-à-dire donne ou refuse, selon sa volonté toute-puis

a

sante, la protection juridique aux intérêts communs, conduit, dans ces derniers temps, certains jurisconsultes sectaires de Genève et de Belgique à un nouvel empiètement sur les droits individuels.

Puisque, disent-ils, l'association n'existe pas comme personne distincte et que son existence est repoussée par les lois, tous les actes juridiques faits par les individus associés dans le but d'atteindre les fins qu'aurait remplies la personnalité civile de la société, dans le cas où ce prévilège lui eût été accordé, sont essentiellement nuls. Les associés n'ont pas pu agir dans un but social, parce qu'il y a eu défaut d'intérêt personnel, parce qu'il y a interposition de personne, parce qu'il n'y a pas mandat. Conséquence les biens acquis par des associés ne sont acquis ni à eux ni à la société non existante; ce sont des biens sans maître que l'Etat doit s'attribuer.

Cette doctrine de spoliation, qui emprunte au droit seulement son langage et un masque, car le nom de droit n'appartiendra jamais aux sophismes par lesquels le vol essaye de se justifier, a été élaborée de longue main par des francs-maçons avancés, comme le F... Frère Orban, chef actuel du ministère libéral belge; le F... Laurent, le professeur à l'Université de Gand; le F.. Janson, le chef du parti radical belge. Le F.. Jules Brisson l'a portée à la tribune française dès le 10 décembre 1880.

Voilà éclairées d'un jour bien saisissant les origines maçonniques de toute la partie du projet Waldeck-Rousseau, relative à la spoliation des congrégations!

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M. Van den Heuvel n'a pas de peine à réfuter ces sophismes juridiques. La partie la plus remarquable de son livre, au point de vue de l'elegantia Juris, empruntons une belle expression aux jurisconsultes romains et qui au moins n'aura pas de mauvaises conséquences, est celle où il montre la pétition de principes sur laquelle repose la théorie élaborée par les FF.. Frère Orban et Laurens, à savoir qu'une association non reconnue comme corps est réprouvée par la loi, et où il réfute avec une logique serrée les déductions spoliatrices qu'ils en déduisent.

Non les membres d'une association non reconnue n'ont rien perdu de leur capacité personnelle propre. Ils peuvent faire tout ce que la loi ne leur défend pas.

En dehors du texte de la loi, créer des présomptions légales d'interposition de personnes, c'est violer toutes les règles juridiques, c'est une monstruosité logique, puisque, précisément aux termes de la loi, cette personne pour laquelle on prétend qu'il y a eu interposition n'existe pas.

Une association non reconnue est essentiellement une

association inconnue, comme aime à dire un jurisconsulte éminent, notre maître à tous ici.

S'il s'agit de religieux, la théorie de M. Laurent serait encore plus inadmissible, s'il est possible, car l'effet des lois de 1790 est précisément de soustraire absolument à la sanction, à la connaissance même du législateur, des actes qui ont essentiellement pour théâtre la conscience individuelle et qu'on y confine.

Sur ce terrain, la jurisprudence est formelle.

En Belgique, ainsi qu'en France, elle reconnaît la plénitude de la capacité individuelle des membres des associations et toute l'étendue des engagements qu'ils prennent comme des droits qu'ils acquièrent sous leur responsabilité personnelle. M. Van den Heuvel accumule ici les citations et les autorités. Elles sont du plus grand prix. Car diverses associations libérales, voire même des œuvres maçonniques, ont dû, dans ces dernières années, invoquer en leur faveur cette jurisprudence. Quand une ou deux fois on a voulu leur appliquer la théorie élaborée par le F.. Laurent, elles ont poussé les hauts cris.

Pour détruire cette jurisprudence, M. Waldeck-Rousseau a introduit dans son projet de loi cet article 24, dont M. Lucien Brun a si bien démontré la portée dans le dernier numéro de la Revue. S'il est voté, cet article serait un coup de force législatif contre les principes fondamentaux du droit civil. Les coups de force peuvent faire des ruines, ils ne fondent rien de durable. C'est notre espérance pour l'avenir.

On voit, par ce rapide et bien incomplet aperçu, le riche contingent d'études, d'arguments, de solutions, que vient de nous apporter le jeune et brillant professeur de l'Université de Louvain.

CLAUDIO JANNET.

NOTES

SUR LE DROIT DE RÉGALE ANCIEN & NOUVEAU.

Depuis près d'un siècle on ne parlait plus en France de l'exercice du droit de régale qui autrefois a été cause de tant de querelles entre les rois de France et les Papes. La raison de ce silence était bien simple: c'est que, l'Eglise

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