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A-t-on redouté l'influence trop grande des éléments étrangers et par suite l'effacement des éléments français, dans des associations que l'on supposerait assez puissantes pour agir sur notre situation économique ?

Mais, d'abord, il s'agit, dans le projet de loi d'associations proprement dites, et non de sociétés commerciales, financières ou industrielles. Or, si, dans les sociétés, se rencontrent ces accumulations de forces matérielles qui peuvent imprimer une direction nouvelle aux affaires commerciales et aux grandes entreprises de tout un pays; dans les associations, au contraire, où l'on remue des idées plutôt que des capitaux, où l'argent n'est qu'un moyen et non un but, où l'esprit de spéculation personnelle fait défaut, on trouvera bien rarement une action réelle et de quelque importance sur la situation économique d'un Etat (1). Les sciences, les arts, la philosophie, la législation, l'économie politique en tant que doctrine, pourront bénéficier des travaux de ces associations; mais la richesse publique n'en sera ni accrue ni diminuée d'une manière appréciable.

Dès lors, peut-on sérieusement s'inquiéter de l'influence économique des associations entre Français et étrangers en général, quand les sociétés, soit françaises, soit étrangères au point de vue de leur siège et de leur organisation, peuvent réunir sans difficulté des personnes de toute nationalité et des capitaux de toute provenance?

Sans doute on pourra rencontrer, en fait, des associations internationales susceptibles de préjudicier à la fortune publique, comme on en rencontrera de funestes à la sécurité de l'Etat, mais alors les associations manqueront d'une condition essentielle qu'il faut toujours exiger : la légitimité du but poursuivi par les associés; et en pareil cas, l'association méritera d'être frappée de suppression, mais comme agrégation illicite à raison de son objet, et non comme association internationale.

Bien loin que les associations entre Français et étrangers soient nécessairement nuisibles à la prospérité d'un pays, il est des progrès, assurément très désirables, dans la condition même matérielle des peuples civilisés, qui ne peuvent se réaliser facilement que grâce à l'initiative, aux recherches, aux travaux et à l'influence de certaines associations internationales.

(1) On pourrait être tenté cependant de faire exception pour les Syndicats professionnels, agissant de concert avec l'arme terrible de la coalition; mais il est admis aujourd'hui par la majorité du Parlement qu'il n'y a rien à craindre de ce côté, du moment que les directeurs, dont les noms sont publiés, ne sont pas étrangers !

Sans parler des associations de ce genre qui peuvent avoir simplement un but d'agrément, comme les clubs alpins, les sociétés de sport de toute espèce; ou qui se proposent l'amélioration des races d'animaux domestiques ou leur acclimatation; sans parler des associations d'un ordre plus élevé qui poursuivent des découvertes géographiques et partant l'ouverture de nouvelles voies à la civilisation; sans parler enfin des sociétés ayant un but de moralisation ou d'humanité, comme celles qui combattent certains abus, qui cherchent à diminuer les maux de la guerre, à soulager les blessés, à porter secours aux naufragés; est-ce que, dans chaque Etat, il n'y a pas une foule de sociétés s'occupant d'art, de science, de littérature, de philosophie, de législation, qui doivent nécessairement, sous peine de se priver d'une partie de leur aliment naturel, s'ouvrir à des correspondants et à des associés étrangers?

Pour ne prendre qu'un exemple dans la matière même du droit international, ne faut-il pas, pour les études de législation comparée, pour la préparation des réformes dans le droit des gens, pour la meilleure solution des conflits de lois entre les différentes nations, laisser se former des associations internationales, dont les membres pourront unir leurs lumières et leurs efforts, afin de s'éclairer eux-mêmes mutuellemement avant d'agir sur l'opinion?

Là encore, c'est au but de l'association qu'il faut uniquement s'attacher, pour la laisser libre ou la proscrire; ce n'est pas à la circonstance que les associés sont ou ne sont pas tous Français.

Jamais peut-être la pensée de condamner en masse toutes les associations internationales n'eût été plus excusable chez un législateur qu'en France, il y a douze ans, au lendemain de la Commune. Et cependant l'Assemblée nationale eut la sagesse de résister au courant qui pouvait l'entraîner à cet excès.

Après avoir frappé les associations qui avaient un but clairement néfaste et impie, comme l'Internationale et ses congénères, elle s'arrêta. La proposition de loi pour la liberté des associations qui se discutait alors, ne fut pas votée, à la vérité, par suite de la gravité des événements, et de la promesse que le Gouvernement faisait d'apporter, sur ce même point, un projet étudié par lui; mais l'Assemblée manifesta sa volonté de n'interdire que les associations mauvaises.

On avait, en effet, proposé un amendement ayant pour objet d'exclure de la liberté « les associations affiliés à des sociétés étrangères. » Sur quoi, le rapporteur, M. Bertauld,

crut devoir ainsi exposer les motifs du rejet de l'amendement de la part de la Commission :

« Nous n'avons pu donner notre adhésion à cette idée. L'amendement implique que toute société étrangère ne pourrait compter des Français parmi ses membres ou ses affiliés, qu'au détriment de la France et en entachant nos compatriotes d'une présomption de mauvais desseins.

» Serait-ce répondre à l'espoir de notre temps, à ses besoins que d'élever cet obstacle vraiment injurieux à la communication, au libre échange des moyens d'action civilisatrice qui sont une garantie d'union, de paix et de prospérité entre fes diverses nations que les frontières séparent sans les rendre ennemies!

» C'est en raison de son caractère et de son but, et non en raison de son siège et de la nationalité de ses fondateurs ou directeurs qu'une association doit être jugée licite ou illicite. L'amendement que nous repoussons aurait des conséquences qui seraient certainement désavouées par son auteur. Îl alarmerait dans notre pags un grand nombre de consciences, qu'il priverait de correspondance et de liens, qui se rattachent aux intérêts supérieurs aux intérêts de la vie présente et qui ne sauraient tomber sous le coup d'une interdiction parce qu'ils ne préjudicient pas au patriotisme (1). »

Plus tard, et lorsque la proposition Dufaure arriva devant le Sénat, l'idée de restreindre la liberté d'association dans les rapports entre Français et étrangers, fut reprise, et dans un contre-projet de M. Eymard-Duvernay, et dans un amendement de M. Marcel Barthe (2), et enfin dans un discours du ministre, M. Waldeck-Rousseau.

Disons aussi que le rapporteur de la proposition Dufaure, M. Jules Simon réfuta cette théorie rétrograde et oppressive. Après avoir rappelé le précédent de l'Assemblée nationale, il ajoutait :

«Il me paraît parfaitement clair qu'un pays qui interdirait à tous les citoyens de s'associer avec les citoyens d'un autre pays ferait une chose étrange, contraire à la civilisation et au progrès.

« A l'heure actuelle, c'est l'expansion qui est la règle. Nous aurions beau résister à ce mouvement, nous y serons toujours menės; quand il n'y aurait que les découvertes de la science, elles nous y conduiraient.

» Nous ne pouvons donc pas interdire ainsi les relations des citoyens avec les étrangers. Nous ne l'avons pas fait, nous ne pouvons pas le faire... »

Cela n'a pas empêché l'auteur du nouveau projet sur les associations, de demander la proscription des associations entre Français et étrangers, sans s'inquiéter « d'alarmer un grand nombre de consciences » comme l'avait prévu

(1) Officiel 1872, p. 357. col. 3.

(2) L'amendement Barthe excluait les étrangers de la direction seulement, mais non de l'association elle-même.

M. Bertauld, non plus que de « faire une chose étrange, contraire à la civilisation et au progrès, » comme en avertissait M. Jules Simon.

Pour nous résumer, la prohibition des associations entre Français et étrangers, indépendamment de tout but coupable pousuivi par les associés, serait une injustice. Ce serait, en outre, une faute au point de vue des intérêts français. Ce serait enfin, spécialement pour les catholiques, une violation de leur liberté religieuse et une menace perpétuelle de persécution, en ce que leurs œuvres les plus utiles, les plus indispensables (associations charitables, propagation de la foi, etc.) seraient considérées commé illicites, et que, à un moment donné, les rapports et les liens de tout catholique avec l'autorité spirituelle qui a son siège à Rome, pourraient tomber sous le coup de la loi.

Souhaitons que nos deux Chambres, avant de légiférer sur ce point, mesurent exactement la portée de leur décision.

Au moment de mettre la hache au pied d'un arbre sain et vigoureux, le bûcheron jette sans doute un regard attristé sur la vaste ramure et les verdoyants feuillages qu'il va en quelques coups étendre sur le sol. L'homme d'un jour, l'ouvrier de passage peut-être, aura couché à terre, dans un instant, l'œuvre des siècles, et arrêté subitement le long et patient travail des éléments et des saisons! Cet homme frappera néanmoins parce que sa besogne est honnête et utile, et que bientôt, d'ailleurs, des tiges nouvelles croîtront librement à la place de chaque arbre abattu.

Tout autre est le fait du législateur qui sape les libertés nécessaires : son travail n'est qu'une œuvre de mort. En ruinant le présent, il compromet encore l'avenir. Loin d'accroître la force réelle de l'autorité souveraine par la concentration de toutes les fonctions, l'Etat qui détruit les initiatives individuelles, qui disperse les groupes autonomes formés sous l'inspiration de l'intérêt privé, arrive à tarir peu à peu les sources de la vie sociale et de la prospérité publique ; il se condamne à l'isolement du despotisme et il succombera un jour sous l'excès de la charge qu'il se sera imposée à lui-même, en se privant des mille supports qu'offrent des institutions intermédiaires, soutenues à leur tour par le sentiment de leur liberté et de leur responsabilité.

Ceux qui dirigent actuellement la France se laisserontils entraîner à voter, avec la destruction des couvents, la prohibition des associations entre Français et étrangers? Nul ne le sait, comme nul ne sait combien de temps durera

encore, chez nous, l'ère de la persécution légale contre les institutions catholiques. Ce que l'on peut affirmer, c'est que le dernier résultat de toute mesure législative entravant la liberté de faire le bien, est funeste au pouvoir qui édicte cette mesure, autant au moins qu'au peuple qui la subit.

Transformer une loi de liberté en une loi de compression; n'établir pour les généreuses initiatives qui franchissent la ligne des frontières, et pour les dévouements qui s'unissent en dépit des différences de nationalité, d'autres récompenses que l'amende et la prison; bien plus, menacer indirectement des mêmes peines quiconque, pour obéir à sa conscience, s'inclinera devant une autorité spirituelle siégeant dans la capitale du monde chrétien, ce serait se lancer aveuglément dans une entreprise inique, qui n'est pas sans gravité, sans périls, et qui mérite assurément réflexion! Nous voulons espérer encore qu'on y réfléchira. ANDRÉ GAIRAL,

Professeur de droit international aux Facultés catholiques de Lyon.

UNE LOI ÉCONOMIQUE EN ALLEMAGNE.

I

M. de Bismark poursuit en Allemagne l'exécution de ses réformes économiques et sociales avec une persévérance qui marque visiblement un autre but que celui de l'amélioration du bien-être dans la classe ouvrière. Le but politique de ces réformes n'échappera à personne. Le chancelier de fer, qui n'est pas précisément un homme très tendre, n'a étudié la misère de l'ouvrier qu'au point de vue du danger qu'elle présente pour le repos et la stabilité de son gouvernement. Il ne veut pas qu'à un moment donné, l'ouvrier, poussé par la colère ou la mauvaise humeur, ne soit tenté de se chasser la vie sur la plate-forme, pour nous servir d'une expression politique usitée, où il a placé le trône des Hohenzollern et l'avenir de l'unité allemande.

Mais quelque peu humanitaire que soit son but, il est intéressant de voir, pour l'étude générale des questions

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