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de questions se soulèvent. Comment le jugement de dissolution sera-t-il porté à la connaissance des donateurs, vendeurs et autres intéressés? Contre qui l'action de ceux-ci sera-t-elle dirigée? Qui fera cette étrange liquidation? Qu'arrivera-t-il, si des charges ont été imposées au donataire,et acquittées par lui? Que décider, s'il y a eu à la chose donnée, léguée ou vendue, des impenses ou des améliorations? A qui appartiendra le prix d'achat remboursé? Aucune de ces difficultés n'est même prévue. Est-ce qu'un législateur comme M. Waldeck-Rousseau, qui voit les choses de haut et de loin, s'abaisse à ces menus détails? Puisqu'il veut voler, confisquer, piller, pourquoi se gênerait-il? Un mot lui suffit, et ce mot, c'est celui-ci : La propriété sera acquise à l'Etat.

Cette confiscation est d'autant plus odieuse, qu'elle peut et qu'elle va s'appliquer à des associations contre lesquelles la plus légère accusation d'immoralité ne sera jamais articulée, et qu'elle ne le sera pas aux sociétés les plus honteuses. Oui, que des hommes perdus de vices et de crimes s'associent pour gagner de l'argent par des moyens infâmes, pour faire la traite des esclaves, par exemple, ou pour exploiter la prostitution, cette autre traite plus honteuse encore que la première; sans doute, ils n'auront pas d'action les uns contre les autres pour se contraindre mutuellement à remplir leurs obligations coupables; mais ils conserveront leur avoir; les choses mises en commun seront partagées entre eux, et les gains qu'ils se seront procurés resteront entre leurs mains impures. L'Etat ne touchera pas à ces richesses, inas il prendra les biens des associations honnêtes, qu'il aura arbitrairement taxées d'illicites.

Nous disons arbitrairement, et nous maintenons le mot en le justifiant. Aux prohibitions générales de nos lois, qui doivent être appliquées à toutes les associations, le projet en ajoute une concernant les stipulations tontinières, le pacte tontinier. On connaît depuis longtemps cette clause en vertu de laquelle le bénéfice d'une convention faite entre plusieurs contractants, passe successivement des prémourants aux survivants, pour appartenir enfin, en entier, à celui qui restera le dernier. Rien de moins sujet à critique qu'une pareille clause. Elle ne porte atteinte ni à l'ordre public ni aux bonnes mœurs; elle est l'usage très légitime de la liberté qui appartient, de droit naturel, à tout citoyen de faire les conventions qui lui conviennent, dans le cercle des choses honnêtes. On la rencontre souvent dans la pratique, et il arrive fréquemment qu'un mari et une femme, par exemple, stipulent qu'une rente viagère qu'ils se constituent, sera réversible en totalité, après le décès de l'un d'eux, sur la tête de l'autre. Il n'est pas rare non plus

de rencontrer une convention accessoire de ce genre, dans un contrat d'acquisition d'immeubles. Personne n'a jamais songé à contester la validité du pacte tontinier; et même, lors de la discussion de la fameuse loi du 28 décembre 1880 à laquelle M. Brisson a attaché son nom, et qui frappe d'impôts exorbitants et iniques certaines réversions faites entre personnes unies par un pacte tontinier, aucune voix n'a osé s'élever pour prétendre que ce pacte était contraire au droit.

Or, le projet de M. Waldeck-Rousseau va plus loin que la loi de 1880. Son article 24 porte, en effet : « Toute clause » de réversibilité et tout pacte ayant pour but ou pour ré»sultat de perpétuer la propriété de tout ou partie des >>> biens de l'association dans la personne d'un ou de plu>sieurs de ses membres, présents ou à venir, est réputée » illicite. Elle donne ouverture à l'action en dissolution, > telle qu'elle est prévue et réglée par la présente loi. »

De sorte que nous allons voir ces choses étranges : deux lois, toutes deux existantes et toutes deux en vigueur, dont l'une s'emparera d'une convention réputée régulière pour y trouver matière à impôt, et dont l'autre se servira de la même clause pour s'emparer des biens auxquels elle s'appliquera - une clause licite entre toutes personnes, illicite entre associés : une stipulation non seulement déclarée nulle, mais entraînant la dissolution de l'association tout entière, à tel point, que si cette association avait des sections par toute la France, il suffirait que deux ou trois membres d'une de ces sections eussent fait entre eux un pacte tontinier pour que l'association tout entière subît les rigueurs de la loi et dût être supprimée.

Et on appelle cela du droit républicain, de la justice républicaine! Il est certain qu'on n'a jamais rencontré ce droit et cette justice sous aucun des gouvernements monarchiques qui se sont succédé en France.

Le régime que nous venons de faire connaître, est celui auquel seraient soumises les associations libres.

(A suivre.)

J. BRESSON,

Avocat à Dijon.

LES RÉUNIONS PRIVÉES

Législation et Jurisprudence.

109

I

Les réunions privées semblent, par leur nature même, devoir échapper d'une manière complète aux prévisions du législateur. Le double principe de l'inviolabilité du domicile et de la liberté individuelle donne évidemment aux citoyens la faculté d'appeler sous leurs toits et d'y recevoir toutes les personnes qu'il leur plaît d'y convier.

Le but de la séance importe peu; qu'il soit politique ou religieux, scientifique ou purement mondain, pécuniaire ou exempt de toute préoccupation d'intérêt, en toute hypothèse, la fameux mur de la vie privée se dresse en présence de l'administration, qui ne peut, à aucun titre, en opérer l'escalade. Aucune mesure préventive ne saurait être prise; aucune surveillance ne doit être exercée ; aucune répression n'est possible.

Cette règle de bon sens a, d'ailleurs, été constamment observée; on peut dire même que, depuis le commencement de ce siècle, le législateur a saisi toutes les occasions de protester de son respect pour la plus entière liberté des réunions intimes. Toutes les fois que son attention s'est portée sur la question des associations illicites ou du droit de réunion, les travaux préparatoires des lois rendues sur cette matière révélent à cet égard les plus libérales intentions.

Dès 1810, lors de la rédaction du Code pénal, M. Berlier, dans la partie de l'exposé des motifs, relative aux dispositions que devaient consacrer les articles 291 et suiv., s'exprimait ainsi : « Si le gouvernement monarchique doit être assez fort pour repousser ce qui pourrait lui nuire, il est aussi de son essence de n'admettre aucunes rigueurs inutiles; il n'interviendra donc point, hors les cas qui l'intéresseraient spécialement, dans ces petites réunions que les rapports de famille, d'amitié ou de voisinage, peuvent établir sur tous les points de ce vaste empire, et lorsqu'il ne se passera dans ces petites réunions rien de contraire au bon ordre, l'autorité publique, qui ne saurait être tracassière, ne leur opposera aucune obligation spéciale, eussent-elles pour objet la lecture en commun de journaux ou autres ouvrages. »

XIIe-II

Quelles que soient les prudentes restrictions de ces paroles, il est certain que le Code pénal ne vise que les associations permanentes et n'a trait en aucune façon aux réunions accidentelles, de la nature de celles dont nous parlons en ce moment.

La grande circonspection, avec laquelle l'exposé des motifs exprime cette idée, s'explique, non seulement par les méfiances d'un gouvernement ombrageux, mais encore par l'état de la législation que venait remplacer le projet proposé. Les lois rendues pendant la période révolutionnaire n'avaient pas, en effet, su déterminer avec une netteté suffisante, la distinction naturelle qui sépare les réunions des associations; le langage de M. Berlier se ressent de la confusion établie sur ce point par les documents antérieurs (1).

Le rapport fait, en 1834, à la Chambre des pairs, par M. Girod (de l'Ain), sur le projet de loi relatif aux associations, est beaucoup plus explicite: « L'article 1 du projet écrivait le rapporteur, ne contient point d'exception en faveur des réunions simples et des associations évidemment utiles ou sans danger, mais son silence à cet égard ne nous paraît pas devoir éveiller votre sollicitude. En effet, il résulte de la discussion si remarquable à laquelle cet article a donné lieu dans l'autre Chambre, qu'il ne s'applique point aux simples réunions. Le doute ne pouvait s'élever pour les réunions de famille, d'affaires, de plaisir; quant à celles qui se rapprocheraient davantage des associations, M. le Garde des Sceaux a dit, dans la séance du 24 mars: Nous ne faisons pas une loi contre les réunions accidentelles et temporaires qui auraient pour objet l'exercice d'un droit constitutionnel. Si cette déclaration surabondante n'est pas la loi même, elle en forme du moins le commentaire officiel et inséparable. »

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La même doctrine fut, à diverses reprises, affirmée sous l'empire, de la manière la plus énergique. Lors de la discussion d'un amendement à l'adresse de 1865, M. Vuitry, ministre présidant le conseil d'Etat, disait. ..... Quant aux réunions électorales non publiques, elles sont parfaitement libres. Il appartient à tout citoyen, au moment d'une élection, de réunir chez lui ou dans un local privé autre que le sien, en aussi grand nombre qu'il le veut, les électeurs, pour s'entendre et se consulter avec eux sur le choix qu'ils ont à faire » (2).

(1) V. le rapport de M. Naquet, sur divers projets de lois concernant le droit de réunion. (J. O. du 18 août 1879, p. 8,566.)

(2) Corps législatif, séance du 1er avril 1865. (Moniteur du 2 avril, p. 371.)

Enfin, pendant les travaux préparatoires de la loi du 6 juin 1868, sur les réunions publiques, le ministre d'Etat, interpellé par M. Millon, sur la question de savoir si l'article 13 donnait aux préfets le droit d'ajourner les réunions privées, aussi bien que les réunions publiques, répondit en ces termes : « Il est très facile de calmer les scrupules éprouvés par l'honorable M. Millon. Et d'abord le titre du projet de loi est une première réponse; il ne s'agit, dans ce projet, à la discussion duquel vous vous livrez en ce moment, que des réunions publiques. Il faut même constater que, à une seule exception près, dans toute la législation sur le droit de réunion, jamais les réunions privées n'ont été interdites, ni même soumises à l'autorisation préalable. L'article 13 ne s'applique qu'aux réunions publiques ; il ne peut, à aucun degré, toucher à la vie privée, aux réunions privées qui sont affranchies de toute intervention de l'autorité publique supérieure. >>

L'exception, à laquelle il était fait allusion dans ce discours, se produisit en 1848. Le principe de la liberté des réunions privées subit alors, en effet, une éclipse éphèmère; mais les restrictions qui y furent apportées n'eurent pas une importance aussi grande, que semble l'indiquer le passage précédent.

Un décret, rendu le 24 juillet 1848, par l'Assemblée nationale, après avoir proclamé, dans son article 1, le droit des citoyens de se réunir, divisait les réunions en publiques et non publiques. Ces dernières étaient soumises à la formalité d'une simple déclaration à l'autorité municipale, lorsqu'elles n'avaient pas un but politique; mais, lorsqu leur but était tel, elles ne pouvaient se former qu'avec l'assentiment de cette autorité.

Ces dispositions n'étaient d'ailleurs applicables ni aux associations industrielles ou de bienfaisance, ni aux réunions ayant pour objet exclusif l'exercice d'un culte quelconque, ni enfin aux réunions électorales préparatoires. Ajoutons qu'elles ne s'appliquaient pas davantage aux réunions accidentelles et isolées; elles visaient seulement les cercles ou réunions permanentes. Interrogé sur le point de savoir si le projet de loi intéressait les célèbres banquets politiques, dont l'organisation avait été le point de départ de la révolution, le ministre de l'intérieur avait déclaré que le décret n'avait eu ni la prétention, ni la possibilité d'atteindre les banquets ou autres réunions du même genre, puisqu'il supposait la permanence ou une périodicité quelconque (1).

(1) Duvergier, col. des lois, note sous l'art. 19 du décret du 28 juillet 1848. Ainsi jugé, cass. 13 septembre 1851. D. 1851, 5,471.

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