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III.

Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
A l'horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De Luz et d'Argelès se montraient les vallées.

L'armée applaudissait. Le luth du troubadour
S'accordait pour chanter les saules de l'Adour;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.

Roland gardait les monts : tous passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir palefroi

Qui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes:

"Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu;
Suspendez votre marche; il ne faut tenter Dieu.
Par monsieur saint Denis! certes ce sont des âmes
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.

"Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor."
Ici l'on entendit le son lointain du cor.

L'empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière.

"Entendez-vous? dit-il. - Oui, ce sont des pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Répondit l'archevêque, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron, qui parle avec sa fée.”

Et l'empereur poursuit; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l'orage des cieux;
Il craint la trahison, et, tandis qu'il y songe,
Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.

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Malheur ! c'est mon neveu! malheur! car, si Roland

Appelle à son secours, ce doit être en mourant.

Arrière, chevaliers, repassons la montagne !

Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l'Espagne!"

IV.

Sur le plus haut des monts s'arrêtent les chevaux;
L'écume les blanchit; sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
A l'horizon lointain fuit l'étendard du More.

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"Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
— J'y vois deux chevaliers : l'un mort, l'autre expirant.
Tous deux sont écrasés sous une roche noire;

Le plus fort, dans sa main, élève un cor d'ivoire,
Son âme en s'exhalant nous appela deux fois."

Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois!

LA BOUTEILLE A LA MER

COURAGE, ô faible enfant de qui ma solitude

Reçoit ces chants plaintifs, sans nom, que vous jetez
Sous mes yeux ombragés du camail de l'étude.
Oubliez les enfants par la mort arrêtés;
Oubliez Chatterton, Gilbert et Malfilâtre ;
De l'œuvre d'avenir saintement idolâtre,
Enfin, oubliez l'homme en vous-même.— Écoutez:

Quand un grave marin voit que le vent l'emporte
Et que les mâts brisés pendent tous sur le pont,
Que dans son grand duel la mer est la plus fortę

Et que par des calculs l'esprit en vain répond;
Que le courant l'écrase et le roule en sa course,
Qu'il est sans gouvernail et, partant, sans ressource,
Il se croise les bras dans un calme profond.

Il voit les masses d'eau, les toise et les mesure,
Les méprise en sachant qu'il en est écrasé,
Soumet son âme au poids de la matière impure
Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.

A de certains moments, l'âme est sans résistance ;
Mais le penseur s'isole et n'attend d'assistance
Que de la forte foi dont il est embrasé.

Dans les heures du soir, le jeune Capitaine
A fait ce qu'il a pu pour le salut des siens.
Nul vaisseau n'apparaît sur la vague lointaine,
La nuit tombe, et le brick court aux rocs indiens.
- Il se résigne, il prie; il se recueille, il pense
A celui qui soutient les pôles et balance
L'équateur hérissé des longs méridiens.

Son sacrifice est fait; mais il faut que la terre
Recueille du travail le pieux monument.
C'est le journal savant, le calcul solitaire,
Plus rare que la perle et que le diamant ;
C'est la carte des flots faite dans la tempête,
La carte de l'écueil qui va briser sa tête :
Aux voyageurs futurs sublime testament.

Il écrit: "Aujourd'hui, le courant nous entraîne,
Désemparés, perdus, sur la Terre-de-Feu.

Le courant porte à l'est. Notre mort est certaine :
Il faut cingler au nord pour bien passer ce lieu.
– Ci-joint est mon journal, portant quelques études

Des constellations des hautes latitudes.

Qu'il aborde, si c'est la volonté de Dieu!"

Puis, immobile et froid, comme le cap des brumes Qui sert de sentinelle au détroit Magellan,

Sombre comme ces rocs au front chargé d'écumes, Ces pics noirs dont chacun porte un deuil castillan, Il ouvre une Bouteille et la choisit très forte, Tandis que son vaisseau que le courant emporte Tourne en un cercle étroit comme un vol de milan.

Il tient dans une main cette vieille compagne,
Ferme, de l'autre main, son flanc noir et terni.
Le cachet porte encor le blason de Champagne,
De la mousse de Reims son col vert est jauni.
D'un regard, le marin en soi-même rappelle
Quel jour il assembla l'équipage autour d'elle,
Pour porter un grand toste au pavillon béni.

On avait mis en panne, et c'était grande fête;
Chaque homme sur son mât tenait le verre en main ;
Chacun à son signal se découvrit la tête,

Et répondit d'en haut par un hourra soudain.
Le soleil souriant dorait les voiles blanches;
L'ait ému répétait ces voix mâles et franches,
Ce noble appel de l'homme à son pays lointain.

Après le cri de tous, chacun rêve en silence.
Dans la mousse d'Aï luit l'éclair d'un bonheur;
Tout au fond de son verre il aperçoit la France.
La France est pour chacun ce qu'y laissa son cœur:
L'un y voit son vieux père assis au coin de l'âtre,
Comptant ses jours d'absence; à la table du pâtre,
Il voit sa chaise vide à côté de sa sœur,

Un autre y voit Paris, où sa fille penchée
Marque avec les compas tous les souffles de l'air,
Ternit de pleurs la glace où l'aiguille est cachée,
Et cherche à ramener l'aimant avec le fer.

Un autre y voit Marseille.

Une femme se lève,

Court au port et lui tend un mouchoir de la grève, Et ne sent pas ses pieds enfoncés dans la mer.

O superstition des amours ineffables,

Murmures de nos cœurs qui nous semblez des voix,
Calculs de la science, ô décevantes fables !

Pourquoi nous apparaître en un jour tant de fois ?
Pourquoi vers l'horizon nous tendre ainsi des pièges?
Espérances roulant comme roulent les neiges ;
Globes toujours pétris et fondus sous nos doigts!

Où sont-ils à présent? où sont ces trois cents braves?
Renversés par le vent dans les courants maudits,
Aux harpons indiens ils portent pour épaves
Leurs habits déchirés sur leurs corps refroidis.
Les savants officiers, la hache à la ceinture,
Ont péri les premiers en coupant la mâture:
Ainsi, de ces trois cents, il n'en reste que dix!

Le capitaine encor jette un regard au pôle
Dont il vient d'explorer les détroits inconnus.
L'eau monte à ses genoux et frappe son épaule;
Il peut lever au ciel l'un de ses deux bras nus.
Son navire est coulé, sa vie est révolue:
Il lance la Bouteille à la mer, et salue
Les jours de l'avenir qui pour lui sont venus.

Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu'au port;
Que d'une île inconnue il agrandit la terre;

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