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tout le reste serait faux, ces deux points demeureraient inébranlables, en dehors et au-dessus de la science: c'est que l'homme est libre, et que sa liberté est soumise à la loi naturelle.

Demandons-nous un instant si nous avons quelque autorité sur la loi naturelle, si nous pouvons la modifier, la traiter comme nos lois humaines, que nous renversons quand elles nous gênent, pour les remplacer par des lois plus appropriées à nos convenances. Est-il en mon pouvoir de changer quelque chose à cette loi qu'aucun maître ne m'a enseignée, et dont j'entends les oracles au fond de ma conscience? Quand elle prononce que je dois respecter la vie et le bien d'autrui, ai-je autre chose à faire que de me soumettre? Ce que je ne puis pas moi-même, quelque autre le pourra-t-il à ma place? Y a-t-il quelque homme sous le ciel qui puisse me dispenser d'entendre la voix de la conscience, me dispenser de lui obéir, me dispenser, quand je lui ai désobéi, de souffrir le remords? Non, cette force est absolument invincible, et quand tous les hommes ligués ensemble m'ordonneraient de commettre un assassinat, un parjure, un sacrilége, ces millions de voix retentissant à mes oreilles ne feraient pas assez de bruit pour m'empêcher d'entendre la voix du maître intérieur.

La liberté et la loi sont nécessaires l'une à l'autre ; ce sont deux termes qu'on ne peut séparer. Pourquoi une loi, s'il n'y avait pas d'agent libre qui la connaisse et l'observe; et pourquoi un agent libre, si cette liberté était abandonnée au hasard, et ne se mouvait qu'au gré des passions? Il y a une vérité pour les actes comme pour les pensées; et de même que la pensée n'est qu'un rêve tant qu'elle n'est pas dominée par les éternelles lois de la logique, l'action qui n'est pas conforme à la loi morale est une perte de force, une diminution de l'être.

On se donne quelquefois beaucoup de peine, et bien mal à propos, pour expliquer et développer la loi morale

avec le secours d'un autre principe. « Il est certain, diton, que nous devons tout sacrifier à la loi morale; mais qu'ordonne-t-elle, cette loi? Il faut bien l'entendre: ordonne-t-elle de brider et de gêner notre nature? Nous est-elle donnée comme un maître farouche toujours prêt à nous déchirer le cœur? OEuvre d'un Dieu bienfaisant, comme tout ce qui existe, éternelle expression de son éternelle pensée, elle est d'accord avec toutes les lois du monde, avec l'ordre universel, et elle y concourt en nous dirigeant nous-mêmes vers le vrai bonheur. C'est donc lui obéir, que de conformer nos actions à l'ordre. Étudions les voies de la nature et nos propres aptitudes, et mettons tous nos soins à ne pas contrarier en nous la force qui entraîne tous les êtres vers l'accomplissement d'une destinée commune. » Par ce raisonnement ou d'autres pareils, en conservant à la justice sa dignité, son autorité, en déclarant bien haut qu'elle est l'unique maîtresse de la vie, on arrive tout doucement à la remplacer par un système. Celui-ci veut lire les lois de la justice. dans celles du monde physique, et celui-là s'en tient aux lois de la nature humaine: un autre, amnistiant tous nos penchants par ce prétexte que Dieu n'a rien fait d'inutile, trouve moyen de rattacher, même le mal moral, au principe de la justice.

C'est en vérité une grande folie que de quitter ainsi une lumière naturelle, éclatante, commune à tous, pour se livrer à la conduite incertaine d'un système. Si nous savons qu'il y a du bien et du mal, c'est parce que Dieu le révèle directement à chacun de nous avec une autorité infaillible dans le fond de notre raison; qu'avonsnous besoin de chercher d'autre guide, et où pouvonsnous espérer d'en trouver un meilleur? L'ordre universel est sans doute un modèle admirable à se proposer; mais comment le connaître, et comment avoir la certitude qu'on le connaît? L'intelligence de l'ordre universel suppose toutes les sciences achevées et toutes les sciences

infaillibles. La nature humaine est plus près de nous; mais cet atome, qui se perd dans l'immensité du monde, qui le connaît, qui peut le sonder? Il n'y a pas une de nos passions qui ne nous réserve des étonnements après des années d'étude. N'est-il pas merveilleux que Condillac, Reid et Kant passent leur vie à étudier l'homme, et que toute cette vie employée à la même étude sur cet unique sujet, les conduise à des conclusions si différentes ? Il n'y a vraiment qu'un principe fixe et inébranlable dans la vie, un seul principe qui ne dépende ni des systèmes, ni des préjugés, ni des passions, ni de la science elle-même; il n'y en a qu'un qui se présente à nous entouré d'une autorité invincible, non à titre d'hôte, mais en souverain; appuyé d'une part sur le remords, et de l'autre sur le ravissant et glorieux témoignage d'une conscience pure, prêt à devenir le bourreau ou la consolation de notre vie, selon l'usage que nous aurons fait de la liberté, acclamé par tout le genre humain comme un bienfaiteur et comme un maître ; c'est le principe du devoir. Tenons-nous-y, puisque aussi bien les systèmes et les passions ne sauraient nous donner que de mauvais conseils. Acceptons de bonne grâce la condition que Dieu nous a faite, c'est-à-dire la condition d'hommes libres uniquement gouvernés par la loi naturelle.

3. Principes de la philosophie politique ; la liberté
et la loi naturelle.

1° DE LA LIBERTÉ.

Si toute cette doctrine est simple, claire, naturelle, satisfaisante pour les esprits cultivés, accessible aux plus humbles intelligences quand il s'agit du gouvernement de la vie privée, il existe malheureusement encore dans nos sociétés modernes un préjugé contre la sévère appli

cation de la morale à la vie publique. On entend répéter que l'homme et la société humaine ne peuvent pas se gouverner de la même façon, ou, en d'autres termes, que la morale et la politique forment deux sciences différentes. J'avoue qu'il est assez difficile de se rendre compte de l'existence d'un préjugé pareil. On l'aurait compris à la rigueur du temps des entités scolastiques, quand on s'efforçait de voir dans l'humanité autre chose que la totalité des hommes passés, présents et futurs. Mais puisque le sens commun a reconquis ses droits, et que la science, grâce à lui, ne connaît plus d'autres êtres que ceux qui existent, il doit être bien évident pour tout le monde que, si l'homme est libre et doit rester libre, l'humanité est libre et doit rester libre; et que si l'homme est soumis à la loi naturelle, l'humanité doit être soumise, au même titre, de la même façon, dans les mêmes conditions à la loi naturelle. Tout va ensemble dans le monde. Le vent qui enfle la voile entraîne à la fois le vaisseau et les passagers. Cependant, quoique cela paraisse clair et net, quand on pose ainsi la question dans toute sa généralité et dans toute sa simplicité, nous voyons que la liberté a bien des ennemis sous le ciel ; et que dès qu'il s'agit de juger les faits historiques ou de prendre un parti dans les affaires humaines, au lieu de dire, comme le bon sens et la justice le veulent; qu'estce qui est juste? on dit souvent, et sans trop de honte : qu'est-ce qui est utile?

Nous ne parlons pas ici de ceux qui combattent la liberté parce qu'elle leur nuit et qui sont malhonnêtes en politique, comme d'autres le sont dans la morale ordinaire, simplement parce qu'ils sacrifient leur devoir à leur intérêt. Nous parlons des théoriciens qui trouvent que la liberté n'est pas bonne, et que la loi naturelle, applicable seulement à la vie privée, n'a plus de force pour régir les affaires publiques. C'est ce double sophisme qui fausse toute la science politique, qui fournit des excuses à toutes

les apostasies, et qui érige la versatilité et la pusillanimité en système. S'agit-il de le réfuter? non; mais de le démasquer, car il ne vit que de mauvais sentiments et d'équivoques.

Parlons d'abord de la liberté, et nous parlerons ensuite de la loi morale, quoique, à vrai dire, ces deux questions ne soient distinctes qu'en apparence, la justice et la liberté ne pouvant pas marcher l'une sans l'autre. La première demande que nous adressons à ceux que la liberté effraye, et qui pensent que la société peut s'en passer, c'est de s'expliquer sur la question philosophique du libre arbitre. L'homme pris individuellement, comme homme, non comme citoyen, est-il libre, oui ou non? Qu'ils se prononcent avant tout sur ce point-là. S'ils sont fatalistes, c'est-à-dire, s'ils croient que l'homme, au lieu de la liberté, n'a que l'illusion de la liberté, nous n'avons plus à discuter contre eux pour le moment; nous ne pouvons pas leur faire une guerre de principe. Mais s'ils croient, comme tout le monde au fond, que l'homme a été créé libre, maître et responsable de ses actes, nous leur demanderons encore comment ils veulent traiter cette liberté dans la vie privée; s'ils veulent la développer, ou tout au moins la conserver; ou s'ils aiment mieux lutter contre elle, l'entraver, et, s'il est possible, la détruire.

Cette question, qui doit nous mener à une démonstration simple et solide des droits de la liberté publique, n'est pas aussi vaine qu'on pourrait le croire au premier abord. Non-seulement il est possible de détruire en nous la liberté privée, le libre arbitre, mais cette destruction est le but et le résultat de plus d'une doctrine, et l'homme peut mutiler la nature morale de l'homme, comme il peut mutiler son corps. Il importe de s'en bien convaincre avant d'aller plus loin; et au fond, la liberté, comme tout ce qui est obligé de lutter, a besoin de connaître ses ennemis. Voyons donc par combien de manœuvres on peut arriver à détruire dans l'homme le libre

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