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arbitre. Il faut deux choses pour être libre savoir l'être; vouloir l'être. On peut donc nuire à ma liberté de deux façons; en attaquant mon intelligence, ou en attaquant ma volonté. Nul doute qu'un homme éclairé ne soit plus réellement libre qu'un ignorant en ce sens, répandre l'instruction, c'est vraiment répandre la liberté, comme aussi, nuire aux progrès des sciences, aux progrès plus nécessaires, parce qu'ils sont l'origine de tout, de l'instruction primaire, c'est attaquer la liberté dans sa source. Un idiot n'est pas libre; un homme, d'ailleurs éclairé, mais qu'on empêche d'acquérir des lumières spéciales sur la question dont il s'agit, ne vote pas librement sur cette question. Dire qu'il est libre, parce qu'on lui permet de voter en lui refusant de s'éclairer, c'est à peu près donner à un aveugle la liberté d'aller sans guide où il lui plaira. Ne parlons pas des mensonges qu'on peut répandre, des passions qu'on peut exciter, ni de cette tactique déloyale qui consiste, en présence de deux partis, à donner à l'un la parole, avec tous les moyens de se faire connaître et de se faire aimer, et à tenir l'autre dans l'oppression et dans le silence. C'est ainsi qu'on peut attaquer la liberté en attaquant la pensée. Pour la volonté, c'est autre chose : il y a mille moyens d'en venir à bout; la passion d'abord, cela va sans dire: mais ensuite, deux principales méthodes, fréquemment employées, l'une indirecte, qui consiste à donner aux hommes l'habitude de ne pas vouloir; l'autre directe, qui consiste à leur inspirer la volonté de ne pas vouloir. Pour la méthode indirecte, l'habitude de ne pas vouloir est, comme toutes les habitudes, une affaire d'éducation; non pas seulement d'éducation proprement dite, quoique celle-là soit ici très-puissante, mais d'éducation légale, d'éducation sociale, de celle qui se continue pendant toute la vie. Montrons cela par un exemple: voilà un citoyen anglais; que lui dit la loi de son pays? « Je ne ferai rien pour ton oisiveté, mais je te protégerai dans

ton travail. Ainsi averti, il étudie ses aptitudes et ses ressources, et il entre résolûment dans la bataille de la vie, ne comptant que sur soi-même. Voici au contraire un sujet ottoman ou égyptien auquel la loi de son pays tient ce langage : « Je gouverne pour toi et sans toi; j'administre sans toi; je fais le commerce, j'ouvre des ateliers, je récolte des moissons sans toi. Tu ne peux être que mon fonctionnaire, c'est-à-dire un agent passif dans mes mains; un rouage dans le mécanisme que je fais mouvoir. » Que sera l'homme ainsi élevé? Un mendiant et un despote, c'est-à-dire pour deux raisons, moins qu'un homme. Mendiant devant le pouvoir, despote devant les administrés dès que, par la moindre place, il est devenu un des organes de la machine gouvernementale. Cette comparaison nous explique comment l'habitude fortifie ou débilite la volonté. Voulons-nous voir maintenant comment la volonté se renonce elle-même? Il y a encore deux moyens pour cela: la peur, ou l'indolence; une terreur exagérée de la faute et par conséquent de la responsabilité, un amour exagéré du repos. On dit à un homme : « L'usage de la liberté est si périlleux, qu'à chaque pas vous pouvez tomber. Une longue pratique de la vertu n'est pas même une garantie. Abdiquez, prenez un maître dont vous serez sûr. Débarrassez-vous sur lui, en une fois, du fardeau de votre destinée. » Qui ne connaît ces arguments? Et qui ne voit, pour le dire en passant, qu'il n'y a pas la moindre différence entre les arguments qui conduisent au suicide moral et ceux qui conduisent à l'autre suicide. La vie est trop lourde! la vie n'en vaut pas la peine! De même pour la liberté. Et sur l'un ou l'autre de ces fondements, on y renonce de gaieté de cœur.

α

Il y a donc, comprenons-le bien, possibilité de détruire la liberté de l'homme intérieur, ce qu'on appelle en philosophie, le libre arbitre. Un moine, dans la rigueur de sa condition, est un homme qui a renoncé à son libre arbitre en faisant vœu d'obéissance passive. Il était res

ponsable de sa destinée; il ne l'est plus, ou croit ne plus l'être. Il ne s'agit plus pour lui de délibérer ou de vouloir; au contraire, il s'agit de ne pas délibérer, de ne pas vouloir, de se soumettre purement et simplement à la règle; d'être comme un cadavre dans les mains de son supérieur.

Eh bien! nous demandons encore aux ennemis de la liberté publique s'ils sont du même coup ennemis de la liberté privée; s'ils étendent leur doctrine jusque-là, s'ils croient que la liberté est mauvaise, non-seulement dans la place publique, mais dans les affaires privées, dans la maison, dans le for intérieur.

A vrai dire, le despotisme absolu, celui qui envahit l'homme tout entier, a bien peu de partisans. Il en a peu surtout dans notre pays, dans la société où nous vivons. On y trouve, en assez grand nombre, des hommes qui n'aiment pas, ou qui ne comprennent pas la liberté publique; qui se soucient assez peu de participer à la confection des lois et à l'examen du budget; qui aiment mieux confier la plupart des fonctions sociales à des agents de l'État qu'aux forces de l'industrie privée; mais si on menace ces mêmes hommes d'exercer un contrôle sur leurs dépenses, sur la gestion de leur fortune; de régler, en leur lieu et place, l'éducation et la carrière de leurs enfants; de leur imposer d'autorité certaines prières, et certaines formules de culte public ou privé, aussitôt vous les voyez s'indigner, réclamer leurs priviléges d'hommes libres, parler de tutelle outrageante et intolérable, revendiquer en un mot la liberté comme un droit inaliénable et sacré.

Or, c'est en cela qu'ils manquent de logique. Beaucoup. de liberté dans la maison, et pas du tout de liberté sur la place publique, c'est à coup sûr une très-mauvaise organisation sociale. Elle n'est pas juste, évidemment; elle n'est avantageuse pour personne; elle est pleine de troubles et de tempêtes. Comment serait-il juste que je

fusse accoutumé à penser et à vouloir, pour me trouver forcé de subir pieds et poings liés une domination que mon bon sens et ma conscience repoussent? C'est le supplice de Prométhée. Les gouvernements paternels sont bien plus raisonnables; car, ne voulant avoir que des sujets, ils n'élèvent pas les hommes en citoyens. Dans les anciennes familles, quand on élevait l'aîné pour la guerre et le cadet cadet pour le cloître, on ne leur donnait pas la même éducation. On accoutumait l'aîné aux plaisirs bruyants, au spectacle du monde, aux exercices qui donnent l'audace et la force; on tenait son frère à l'écart, par humanité; on le pliait à l'obéissance, à la subordination; si sa nature était vigoureuse et demandait une grande expansion, on s'efforçait de la dompter, de la restreindre; on diminuait l'homme dans son corps et dans son âme pour l'accommoder à la vocation qu'on lui imposait. Si on avait agi autrement, si pendant vingt ans on avait inspiré le goût de la liberté, le goût de l'activité et des aventures à cet enfant qu'attendaient l'ombre et le silence du cloître, quel père eût voulu commander le sacrifice, et quel abbé eût accepté le gouvernement de la victime?

Demandez à un roi absolu, lequel aime-t-il mieux pour sujet, d'un homme indolent, inactif, accoutumé à se laisser faire, croyant ce qu'on lui dit de croire, abandonnant à autrui la garde et l'accroissement de sa fortune, ne sortant de sa maison que pour ses plaisirs, bornant son ambition à obtenir une place, une décoration, une distinction; ou d'un esprit éclairé, d'un cœur vaillant, ne se reposant sur personne du soin de conduire ses affaires et sa famille, étudiant par lui-même les conditions de la vie, suivant sa voie en connaissance de cause, sans demander et sans accepter de secours, et préférant à un repos ignoble, les hasards, les fatigues et jusqu'aux périls de la lutte? Et demandez aussi au sujet, condamné à subir une loi qu'il n'a pas faite, une adminis

tration dont il ne connaît pas les secrets, une taxe dont il ne contrôle ni la répartition, ni la destination, une église imposée officiellement, une histoire, vraie ou fausse, écrite dans les lois et dans les journaux par ceux qui ont intérêt à le tromper, une justice mystérieuse, sans publicité, sans appel, sans libre défense, sans égalité; demandez-lui ce qui rend sa souffrance plus dure. C'est, n'en doutez pas, tout ce qu'il y a en lui de force morale; c'est la fermeté de son jugement, la perspicacité de son esprit; c'est le vif sentiment d'une activité qu'on étouffe. C'est précisément tout ce qui devrait le grandir, qui, dans l'abaissement où on le tient, fait son malaise. et sa honte.

Il ne faut pas dire : « Je donnerai un dérivatif à l'activité humaine; je la verserai dans le commerce, dans la fabrique, afin de régner paisiblement sur le reste. » Retenez donc ce commerçant ou ce fabricant dans la routine; car le jour où il aura de plus grandes visées, le jour où il voudra améliorer ou créer, ce jour là il rencontrera vos lois restrictives, votre administration tracassière. Il sera forcé de vous montrer que vous frappez par vos impôts son industrie dans sa source; que vous monopolisez sans profit les forces naturelles qu'il utiliserait pour vous en les rendant productives pour lui-même; que vous intervenez tout exprès dans ses transactions pour les rendre stériles; que votre force gouvernementale étant employée uniquement à restreindre, à diminuer la force de l'humanité, un excédant de force, de production et de bonheur, est détruit, anéanti par votre législation. Il n'y a pas, pour un esprit éclairé, une seule question. de commerce ou d'industrie, qui ne soit indissolublement liée à la politique. Tout se tient dans la société humaine; toutes les libertés se tiennent. Je ne puis pas être libre entre ces quatre murailles. A chaque instant, je viendrai me heurter contre la loi, à moins que la loi ne soit faite pour m'aider et non pour me nuire. Il faut donc

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