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il l'abandonna à l'entrée du théâtre, où sa religion lui défendait d'entrer.

La vie de loisir et d'élégance, le salon, étaient devenus un besoin général pour les Français, et ils y perfectionnèrent cet art de la conversation qui leur est propre, mais qui va se perdant chaque jour. Une certaine culture n'exigeant que peu de travail y était la condition du succès: de là une ambition de paraître et une curiosité universelle, qui s'en tenaient le plus souvent à la superficie des choses. Ainsi se répandait cet esprit de société qui nivelle les rangs, ce raffinement de politesse qui naît de la sécheresse des sentiments ou la produit, qui fait des citoyens sans zèle, des écrivains sans originalité, des familles sans bonheur intérieur. Il n'y avait point de mœurs politiques, car il n'y avait aucune voie ouverte pour l'éloquence et le maniement des affaires publiques; il n'y avait aucune chance d'y espérer de la gloire. Il ne restait que la carrière des emplois, qui, dédaignés des grands seigneurs, demeuraient le partage de la petite noblesse et de la bourgeoisie. La magistrature héréditaire des parlements s'occupait seule de la nation.

C'était une manie générale que d'être un protégé de cour. Tout le monde aspirait à la noblesse, et d'honnêtes bourgeois voulaient à tout prix se dire cousins de quelques gens en charge et parents des maîtresses du roi. Le tailleur, le cordonnier visaient à s'intituler fournisseurs du roi, et s'occupaient plus du protecteur que des pratiques.

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Les cadets de famille, voués au célibat pour soutenir le lustre de leurs maisons, devenaient autant de héros de corruption, et débutaient par des intrigues de galanterie qui les préparaient aux intrigues de l'ambition de là l'influence des femmes, devenues le véritable pouvoir. Aussi les hommes cherchaient-ils à les séduire, pour obtenir à la fois leurs bonnes grâces et leur protection: elles se faisaient protectrices par ennui, par engagement, par obligeance, par amour. Ainsi se mêlaient l'ambition et la galanterie. Les charges vénales seules restaient en dehors de ce conflit d'intrigues. Les autres carrières commençaient par des affaires de cœur, où le cœur, à vrai dire, n'avait guère de part; et les habitudes frivoles con

tractées dans la jeunesse se conservaient sous les cheveux blancs. Parvenu aux charges en rempant, on y portait l'habitude de la bassesse. L'administration procédait ainsi sans bruit, sans rencontrer d'obstacles; on prévenait ses ordres, on les outrepassait même, et on lui épargnait ainsi la honte de commander l'injustice. Le gouvernement pesait d'autant plus : c'était un malheur d'être un simple particulier là où les protégés avaient tout pouvoir.

Les grades militaires, comme aussi les dignités ecclésiastiques et les bénéfices, étaient réservés aux titres et à la protection. Au milieu de cette société élégante, de ce monde léger, au milieu de la mollesse des mœurs et de la hardiesse des idées, le nombre des pamphlets s'accrut immensément; il se forma une basse littérature, qui, famélique et clandestine, ébruita tous les scandales, et traduisit sous des formes cyniques les pensées hardies que des auteurs graves avaient voilées ou accompagnées de sérieuses réflexions.

A côté des travaux de la science, les riens, les frivolités importantes, les subtilités gracieuses, acquirent un grand crédit. Lorsque Fontenelle, ce débris respecté du siècle précédent, eut introduit l'astronomie dans les boudoirs, on prétendit connaître Newton. Un billet de Voltaire, une épigramme de Piron, une comédie, un roman nouveau, étaient un événement dont tous les salons s'occupaient. Il résultait de ce vernis de connaissances superficielles que la profondeur du savoir paraissait superflue, de même que la subtilité rendait la foi inutile. Des femmes à la mode distribuaient dans leurs causeries la gloire ou le ridicule, et l'on n'arrivait point sans elles à se faire un nom dans la société.

L'esprit servit de manteau à tout, au crime, au déshonneur, même à une basse origine. Il en résultait pourtant, à côté de ce mal, qu'il rendait l'autorité plus douce, le clergé plus tolérant, la noblesse plus familière; qu'il rapprochait les personnes sans confondre les classes; qu'il introduisit une politesse générale, où l'aristocratie perdait ses passions tout en conservant ses grandes manières, et obtenait que les droits de l'intelligence allassent de pair avec ceux de la naissance.

Cette manie du bel esprit toujours en quête de nouveaux traits s'escrima contre les choses les plus saintes, et l'obscène gaieté des soupers du Régent ouvrit la voie aux orgies de l'impiété. Les beaux esprits voulurent être des esprits forts; et, se décernant le titre de philosophes, ils firent consister la force à fouler aux pieds les idées reçues en matière de foi. Dans des salons resplendissants de glaces, de dorures, de brillants médaillons, de tous les raffinements de la mode pour raviver le goût blasé, l'incrédulité venait faire parade de ses moqueries; et le blasphème était le bienvenu, lorsqu'il se présentait en habit de soie et en dentelles, et surtout armé de traits mordants contre la Bible et l'Évangile.

Hors de l'esprit, il ne restait donc rien, ni foi, ni enthousiasme, ni dévouement à la vérité, non plus qu'à la patrie, confondue dans la dénomination vague de genre humain. On se raillait de tout, on n'avait de guide que le caprice, et on ne s'appuyait que sur sa propre raison.

Ainsi, pendant que le pouvoir usait son prestige, les gens de lettres prenaient position, et ils comprirent bientôt leur importance. Hume, venu à Paris, restait étonné de ce culte pour l'esprit, et il écrivait à Robertson: « Je veux demeurer ici; les littérateurs et les lettres y sont traités bien mieux que chez nos barbares de Londres. » L'influence de Paris grandissait d'autant, et cette capitale devenait de plus en plus la France.

LITTÉRATURE philosophique.

Les mœurs et les sentiments, que nous venons de retracer se reflétaient dans la littérature, dont une partie, comme d'habitude, tenait au siècle précédent, tandis que l'autre préparait les esprits aux innovations. Le beau cessait d'être cultivé en tant que beau, et n'était plus qu'un instrument pour les idées et pour les partis. La littérature, après avoir été morale, religieuse, monarchique sous le patronage de Louis XIV, acceptait le scepticisme et l'immoralité, idolâtrait l'esprit, voulait et obtenait que ses droits égalassent ceux de la naissance.

L'Europe s'était habituée à demander à la littérature française

tous les aliments de l'esprit, tragédies, oraisons funèbres, romans, dissertations. Les exilés protestants qui s'étaient adonnés à l'enseignement avaient répandu au dehors ce mélange de naturel et de réminiscences, qui caractérisait la littérature et les manières françaises. L'usage de cette langue était considéré comme indispensable aux gens bien élevés; elle était de mise dans toutes les cours; les diplomates lui donnaient la préférence sur toute autre. Le nombre des lecteurs s'étant accru, la profession d'hommes de lettres était devenue un métier. Comme on visait à exploiter les passions populaires, il fallait se rendre clair. Or la langue française étant la plus claire de toutes, devint l'instrument le plus efficace. L'Europe prenait d'elle le goût de la facilité, de la clarté; l'élégance des écrivains fut considérée comme l'unique mesure de la civilisation d'un peuple. L'unique mérite d'un livre fut d'être aussi aisé à comprendre qu'un roman. On traita de pédanterie ce qui exigeait de l'étude ou des recherches, et ce qui ne pouvait être de mise dans un salon. Mais au bout de ce plaisir tranquille, de cette ivresse intellectuelle, il y avait la Révolution, lorsque cette littérature, se faisant belliqueuse, devint la suprême puissance du siècle, et prépara par la guerre de plume la guerre plus terrible du glaive.

Les écrivains du dix-huitième siècle se formèrent d'abord à l'école des réfugiés protestants et des Anglais. Beaucoup de Français, poussés en Suisse et en Hollande par la persécution religieuse, s'étaient mis à écrire avec une hardiesse courroucée, enveloppant dans la même haine les rois et les prêtres, qu'ils attaquaient dans leur origine historique et ruinaient dans la vénération des peuples. Bayle, Baillet, Jean le Clerc, d'Argens et autres, inondèrent la France de livres et d'opuscules qui servirent de type et de magasin aux encyclopédistes.

En Angleterre, les puritains, rejetant toute autre règle que l'Évangile, avaient tenté, lors de la révolution de 1640, une réforme radicale qui s'autorisait de l'esprit de la Bible. Ceux-là donc qui avaient à cœur la conservation des priviléges et de l'ancien système social, furent intéressés à attaquer la vérité et l'autorité des Écritures; de telle sorte qu'entre les deux partis il s'en forma un troisième d'incrédules et de railleurs. Aigris par la persé

cution soupçonneuse des Stuarts, ils revinrent avec Guillaume d'Orange, enhardis par la victoire, et confondirent dans la même aversion le parti vaincu et la religion. Déjà Shaftesbury, confident de Cromwell et ensuite grand chancelier de Charles II, avait accueilli et encouragé les libres penseurs, comme on les appelait, en même temps qu'il enseignait une philosophie légère et tolérante. Les doctrines subversives de l'ordre social professées par Hobbes, appliquées par Harrington, Sidney et Locke, produisirent un déluge d'ouvrages irréligieux : Toland, dans le Christianisme sans mystère, proposait une nouvelle Église; Thomas Woolston soutenait que les miracles du Christ étaient de pures allégories; Tindal et Collins suivirent ses traces : ils nièrent la nécessité de la révélation, disant qu'il suffit d'aimer Dieu et les hommes. Le Mendiant de Gay lui attirait des applaudissements, pour ses hardiesses démocratiques. Hume, marchant sur les traces de Locke, avait été jusqu'à nier que la religion puisse se fonder sur les principes de la raison, et sapait toute démonstration métaphysique, morale ou positive de l'immortalité.

(1672-1751.) Lord Bolingbroke se jeta avec passion dans cette guerre contre l'autel et le trône. Adonné, dès sa jeunesse, à l'érudition incrédule, il pensait qu'il était bon de laisser la superstition au peuple, mais d'en affranchir les classes élevées. Lors de l'établissement de la maison de Hanovre, s'étant vu pour un temps proscrit de sa patrie, puis éloigné jusqu'à la fin de sa vie de la tribune, il épancha son éloquence, aussi chaleureuse que facile, dans des opuscules pleins de vigueur, comme les Réflexions sur les partis, l'Idée d'un roi patriote, les Lettres sur l'histoire; et, tout en harcelant le ministre Walpole, il s'élevait à des thèses de métaphysique, poussait à l'épicurisme dans la pratique, et se faisait l'apôtre du déisme dans la théorie'. Ce fut lui qui fournit à Pope le sujet de l'Essai sur

1 Bolingbroke ne partageait pas toutefois les idées révolutionnaires de ses sectateurs, et il écrivait à Swift, le 12 septembre : « On appelle communément esprits forts, à ce que je vois, ceux que je considère comme les fléaux de la société, parce que leurs efforts tendent à en

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