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désastres et les infortunes magnanimes le font rire; il n'apprécie point la puissance des caractères, et ne met point les hommes à leur place. Il se plaît à assigner de petites causes à de grands événements, à rapetisser les héros, à « se railler des deux hémisphères. >>

Ainsi, la gloire que Voltaire aurait acquise en affranchissant l'histoire, et en familiarisant le monde avec les idées nouvelles, fut gâtée par un esprit de système, et par ce titre de philosophe auquel il aspirait; ses ouvrages ne servirent qu'à asservir le sentiment historique au misérable sensualisme de Locke. Le sauvage sent un besoin, y réfléchit, et trouve le moyen de le satisfaire; il observe les animaux et apprend : ainsi l'invention procède en ligne droite et logiquement. C'est ainsi que Buffon, Raynal et Temple construisirent la civilisation, et Condillac, le système entier de la connaissance. Mais le sauvage secoue difficilement son indolence habituelle. Eh bien! il faut attendre ces cas extraordinaires qui ne se renouvellent qu'à des intervalles éloignés, et pour cela multiplier les siècles à l'infini. Quant à des idées innées, à des traditions d'une civilisation antérieure, chimère! on y substitue la nature, l'intelligence, la logique. Il est vrai que quelques-uns ont recours à des générations antérieures aux nôtres; mais ceux-ci vont les chercher d'un côté, ceux-là d'un autre, en Tartarie, en Sibérie, dans la Nouvelle-Hollande, pourvu qu'elles n'aient pas été là où les place la tradition la plus ancienne, et pourvu qu'on ne demande pas de qui cette civilisation leur venait. Il en est qui attribuent les inventions au génie; mais le génie, selon Helvétius, n'est qu'une combinaison fortuite de sensations, ce qui rentre dans le même principe.

Une fois Dieu mis de côté, l'histoire ne fut donc plus qu'un amas d'accidents. Le hasard crée les religions chez les hommes effrayés par un cataclysme; le hasard, qui conduit un ermite à Jérusalem, enfante les croisades; le hasard d'un Nazaréen, qui meurt crucifié, dérange la sublime architecture de l'empire romain. Bien plus le hasard d'une comète, qui heurte le soleil et en détache quelques fragments, produit ce bel ordre planétaire, cette terre sur laquelle ce hasard nous ballotte un

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instant, pour nous rejeter ensuite parmi les atomes errants. A quoi bon dès lors étudier l'histoire, si le passé ne peut nous instruire en rien sur l'avenir? Elle aura tout au plus, comme le veut Condillac, l'utilité de l'Ilote ivre dans les soude Sparte. D'autres encore la rendent inutile à force de scepticisme. Déjà Bayle avait ouvert la brèche, en trouvant que toutes les opinions se présentaient avec un égal cortége de preuves. En vain Fréret, traitant de la certitude historique, essaya d'une opposition méthodique, et assigna les limites du doute : l'on recueillit çà et là, l'on ramassa avidement les contradictions et les erreurs, et l'on en arriva, comme Volney, à affirmer qu'on n'avait d'histoire véritable que depuis un siècle, c'est-à-dire depuis que Venise commença à avoir des gazettes, « monuments instructifs et précieux, disait-on, jusque dans leurs erreurs, parce que leurs contradictions offrent des bases fixes à la discussion des faits. » Puis, de même que l'Usbek de Montesquieu trouvait nos usages ridicules parce qu'il les comparait aux siens, tous prétendaient juger ceux d'autrefois d'après les idées du jour, et mesurer toute grandeur à l'aune de Paris. L'histoire se réduisit donc à un tissu de faits incohérents, ou à une suite de raisonnements abstraits: rebutante sans être vraie, elle offrit dans ses récits, non des événements, mais des réflexions, et elle ne dit plus comment mais pourquoi les choses étaient arrivées.

C'était sans doute une grande idée que celle d'appliquer la philosophie à l'histoire, de l'ériger en science plus ou moins rigoureuse, et d'expliquer les œuvres des hommes et celles de la société. Mais l'intolérance et les préjugés s'en mêlèrent, les faits se virent reniés, ou se décomposèrent en anecdotes. Le classicisme païen se glissa dans l'histoire, non moins que dans la littérature et dans la politique.

S'il est une science qui vive d'action, qui ait besoin de demeurer dans la réalité humaine, de s'inspirer à ce qu'il y a de vrai,

' Rousseau a dit aussi que les hommes sensés doivent regarder l'histoire comme un tissu de fables dont la morale est appropriée au cœur humain.

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de sain, c'est l'histoire. Or les philosophes étaient étrangers aux affaires publiques : ils érigeaient dans leur cabinet un autel à la vérité, dont ils se considéraient comme les ministres ; mais ils songeaient moins à la rendre efficace qu'à lui obtenir l'encens des lecteurs, c'est-à-dire de la classe cultivée de là les défauts communs de tous leurs livres. Ce sont des thèses tantôt de rhéteurs, tantôt de sophistes, où les physionomies sont défigurées, pour les faire ressembler à celles que l'on voulait censurer ou louer; et les faits, sous prétexte d'interprétation philosophique, y sont altérés au point de devenir des allusions.

Le savant Fréret avait porté une critique hardie sur les Évangiles, dont il sapait l'authenticité, par ce motif qu'il en avait couru beaucoup d'apocryphes dans les premiers temps; et il affirmait que si le Christ eût détruit le mal et le péché, on n'eût pas vu tant de persécutions et de guerres de religion causées par le christianisme.

Raynal était un bon abbé qui voulait, par son Histoire des Indes, mettre le commerce en honneur, et appeler l'intérêt sur des classes ravalées jusqu'alors. Mais, craignant qu'on ne fît pas plus d'attention à cet ouvrage qu'aux précédents qu'il avait publiés, il s'y livra à des déclamations violentes, empruntées aux plus mauvaises improvisations de Diderot ; il y apporta tout l'enthousiasme des plagiaires, et y sema des digressions incohérentes, des reproches, des conseils donnés avec véhémence à tous les gouvernements. Mais il ne put, même en harcelant les rois et les prêtres, obtenir les honneurs de la persécution, et son œuvre anonyme fut vendue presque librement. Comme il voulait une condamnation, il en fit une autre édition avec son nom et son portrait, ajoutant un renfort de déclamations, et des allusions évidentes au ministre Maurepas. En conséquence son livre fut brûlé par la main du bourreau, et il put alors donner carrière à tout son courroux. Sa méthode ne consiste qu'à raisonner sur tout ce qui se présente au bout de sa plume, sur les diamants de Golconde comme sur le poivre des Maldives, sur les Juifs comme sur les Bohémiens; de substituer aux particularités véritables les ornements à la mode; le tout sans critique, sans concilier les contradictions, et en adoptant ce que

lui fournissaient ses collaborateurs officiels. Il voulut introduire avec l'indépendance une philanthropie nouvelle, qui n'était ni l'ancienne charité chrétienne ni le nouvel égoïsme, si bien qu'il déplut aux uns et aux autres. Aucun auteur, dit M. de Barante, n'avait jusqu'alors manqué à ce point de raison dans les idées et de mesure dans leur expression. Délirant dans ses opinions et ridiculement emphatique dans ses termes, Raynal fait pompe de principes opposés au bon ordre, dans quelque société que ce soit. Cependant, lorsque la Révolution arriva, il en désapprouva les excès; car les illusions que l'auteur nourrissait dans son cabinet cédèrent vite aux rudes leçons de l'expérience.

L'école historique anglaise suivit, en partie, le mot d'ordre de la philosophie française. Robertson (1721-1793), excellent homme, dévoué à tous les devoirs de la famille, prêchait des gens convaincus ; se bornant à exposer une bonne morale, il siguale les maux qui désolaient le monde à la naissance du christianisme, et les remèdes salutaires qu'il y apporta: ses opinions sont conformes au gouvernement de son pays, et son style est celui des écrivains de son temps. Mais ce judicieux esprit nous paraît trop calme dans le récit de l'une des périodes les plus agitées de l'Europe, l'Histoire de Charles-Quint; il est trop impassible pour bien comprendre le choc animé des passions et des partis. Quoiqu'il n'ait pas le rire sardonique de l'école voltairienne, il en a la froideur; et ses réflexions, suggérées par le temps où il écrivait, sont en désaccord avec l'esprit des événements qu'il raconte. En traitant un sujet très-heureux, il analyse, décom

1 Le plus laborieux parmi eux fut Pechmeja, que nous ne citons que pour rappeler son amitié pour le médecin Dubreuil. On disait à Fechmeja : Vous n'êtes pas riche. - Non, répondait-il, mais Dubreuil l'est. Ce dernier, atteint d'une maladie grave, fait appeler Pechmeja, et lui dit: Ami, mon mal est contagieux, je ne puis permettre qu'à toi de m'assister; fais retirer tout le monde. Il ne tarda pas à mourir, et Pechmeja ne lui survécut que peu de jours.

* Il dit en parlant de Voltaire : «< Il m'indiqua, non-seulement les faits sur lesquels il importait que je m'arrêtasse, mais encore les conséquences qu'il fallait en tirer. »

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pose, dessine partie par partie, sans vigueur synthétique pour saisir l'ensemble, comme sans imagination pour donner de la vie à ce qui ne lui est pas offert par la sensation. A force de chercher la vérité avec ostentation, il perd le sentiment; et. après l'avoir lu, on ne connaît pas, ou, ce qui est pire, on connait mal Charles-Quint, Léon X, et surtout Luther.

L'Histoire d'Amérique était une partie intégrante de celle de Charles-Quint; mais il la considéra comme un épisode, et, le trouvant trop long, il en fit un ouvrage à part. Encore ne crut-il pas bon de faire entrer, dans le cadre académique qu'il avait emprunté, tout ce que cette histoire avait de saillant et de particulier, c'est-à-dire les traits caractéristiques de la barbarie ou de la conquête; aussi les relégua-t-il dans les notes.

Les mêmes défauts reviennent chez Hume (1717-1776), Écossais comme Robertson; mal vu dans sa patrie pour le scepticisme dont il s'était fait un système, il alla chercher en France des leçons et des applaudissements. Il fit de l'histoire philosophique en sacrifiant tout aux idées en vogue, la vérité et l'amour de la liberté à l'envie de se faire applaudir. Il ne comprit rien au développement lent et laborieux de la constitution de son pays, et la crut accomplie et parfaite dès son origine. Il se plaît à assigner aux événements de petites causes; il ne souffre ni ne jouit avec l'humanité. Méprisant la religion, il ne comprend pas ce qu'elle a d'influence sur la société et sur les révolutions, l'appui qu'elle prête aux libertés politiques. Il n'approfondit point le mouvement historique de son pays; et quatorze volumes de la correspondance de Jacques II, ainsi que les relations des ambassadeurs français à Londres, lui ayant été offerts à Paris, il ne les crut pas dignes d'examen. Quand on a si peu le sentiment du devoir de l'historien, on ne fait que des généralités, on ne consolide que des préjugés. Rhéteur perpétuel, il n'a jamais de chaleur pour conserver l'impression vraie d'un

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<«< Hume avait tant de haine pour la religion, qu'il haït la liberté pour avoir été l'alliée de la religion, et soutint la cause de la tyrannie avec toute l'habileté d'un avocat, en affectant l'impartialité d'un juge.» MACAULAY, sur Milton.

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