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CONSIDÉRÉE

DANS SA SOURCE,

SES FORMES ET SES DÉVELOPPEMENTS.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

Du Sentiment religieux.

L'AU AUTEUR de l'Esprit des Lois a dit, avec raison que tous les êtres avaient leurs lois, la divinité comme le monde, le monde comme les hommes, les hommes comme les autres espèces d'êtres animés (1).

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Ces lois constituent la nature de chaque espèce; elles sont la cause générale et permanente du mode d'existence de chacune; et lorsque des causes extérieures apportent quelque changement partiel à ce mode d'existence, le fond résiste et réagit toujours contre les modifications.

(1) Esprit des Lois, liv. I, chap. 1.

Il ne faut donc point vouloir assigner de causes à ces lois primordiales: il faut partir de leur existence pour expliquer les phénomènes partiels.

Pourquoi telle classe d'animaux vit-elleen troupe, tandis que dans telle autre classe chaque individu vit isolé ? Pourquoi dans celle-ci l'union des sexes est-elle plus ou moins durable, tandis qu'à côté l'instinct sauvage reprend sa force dès que le désir

est satisfait ?

On ne saurait dire autre chose, sinon que ces espèces sont ainsi. C'est un fait dont la vérité est constatée et dont les explications sont arbitraires. Car les plus faibles parmi ces espèces ne sont pas les plus sociables. En se réunissant, elles ne se prêtent aucune assistance: elles obéissent à leur nature, qui leur a imposé des lois, c'est-à-dire une disposition qui les caractérise et qui décide de leur mode d'exister.

Si donc il y a dans le cœur de l'homme un sentiment qui soit étranger à tout le reste des êtres vivants, qui se reproduise toujours, quelle que soit la position où l'homme se trouve, n'est-il pas vraisemblable que ce sentiment est une loi fondamentale de sa nature?

Tel est, à notre avis, le sentiment religieux. Les hordes sauvages, les tribus barbares, les nations qui sont dans la force de l'état social, celles qui languissent dans la décrépitude de la civilisation toutes éprouvent la puissance de ce sentiment indestructible.

Il triomphe de tous les intérêts. Le sauvage à qui une pêche ou une chasse pénible ne fournissent qu'une subsistance insuffisante, consacre à son fétiche une portion de cette subsistance précaire. La peuplade belliqueuse dépose ses armes pour se réunir au pied des autels. Les nations libres interrompent leurs délibérations pour invoquer les dieux dans les temples. Les despotes accordent à leurs esclaves des jours de relâche.

Ainsi que les intérêts, les passions se soumettent. Quand les suppliants embrassent les genoux des statues sacrées, la vengeance se tait, la haine se calme. L'homme impose silence à ses penchants les plus impérieux. Il s'interdit le plaisir, abjure l'amour, se précipite dans les souffrances et dans la

mort.

Ce sentiment toutefois s'associe à tous nos besoins, à tous nos désirs. Nous demandons aux dieux tout ce que nous ne leur sacrifions pas. Le citoyen les invoque en faveur de sa patrie; l'amant, séparé de ce qu'il aime, leur confie cet objet chéri. La prière du prisonnier perce les murs du cachot qui le renferme; et le tyran s'agite sur son trône, importuné des puissances invisibles, et se rassure à peine en les imaginant mercenaires.

Opposerons-nous à ces exemples quelques peuplades misérables qu'on nous peint errantes sans idées religieuses aux extrémités du globe? Leur existence repose sur le témoignage douteux de quelques voyageurs, probablement inexacts: car

assurément l'on peut soupçonner d'inexactitude des écrivains dont les uns ont affirmé sur parole l'athéisme de peuples qu'ils n'avaient point visités (1), et dont les autres, méconnaissant la religion où elle était, ont conclu de l'absence de telle ou telle forme que le fond n'existait pas (2). Serait-ce d'ailleurs une exception imposante que celle que fourniraient des hordes qui se nourrissent de chair humaine, et dont l'état ressemble à celui des brutes?

Nous pouvons donc considérer ce sentiment

(1) C'est le cas de la plupart des voyageurs que Robertson cite, dans son histoire d'Amérique, et l'on peut en dire autant de l'auteur d'une description de la Nigritie, qui a paru à Amsterdam en 1789. C'est sur la foi de son maître de langue qu'il a affirmé que les Seraires, une tribu de Nègres entourée d'autres tribus fétichistes, et qui ont des prêtres et des sorciers, ne rendent pourtant hommage à aucune divinité.

(2) Collins (Account of the english colony in Newwales) prétend que les habitants de la Nouvelle Hollande n'adorent aucun être visible ou invisible; et, immédiatement après, il parle des sacrifices qu'ils offrent aux ames des morts, de la crainte qu'elles leur inspirent, de leur confiance dans les sorciers, et des artifices grossiers que ceux-ci emploient pour accroître leur influence. Or un peuple qui invoque ceux qui ne sont plus, qui recourt à la puissance de la magie, qui croit à des forces surnaturelles, à des rapports entre ces forces et l'homme, et à des moyens de les disposer en sa faveur, professe évidemment une religion quelconque. Il en est de même de l'allemand Beger, dans sa relation de Californie : Les Californiens, dit-il, ne reconnaissent ni un dieu unique, ni plusieurs dieux. Mais ils se meurtrissent la tête à coups de pierre aux funérailles de leurs parens ils leur donnent des souliers pour leur voyage dans un autre monde. Ils ont des jongleurs qui se retirent dans des cavernes pour y conférer solitairement avec des êtres supérieurs. N'est-ce pas là une religion?

comme universel: ne serait-il qu'une grande erreur?

Quelques hommes le disent de temps à autre. La peur, l'ignorance, l'autorité, la ruse, telles sont, à les entendre, les premières causes de la religion (1); ainsi des causes toutes passagères, extérieures et accidentelles, auraient changé la nature intérieure et permanente de l'homme, et lui auraient donné une autre nature, et, chose bizarre, une nature dont il ne peut se défaire, même lorsque ces causes n'existent plus!

Car c'est en vain que ses connaissances s'étendent, et qu'en lui expliquant les lois physiques du monde, elles lui apprennent à ne plus leur assigner pour moteurs des êtres qu'il importune de ses adorations ou qu'il fléchisse par ses prières. Les enseignements de l'expérience repoussent la religion sur un autre terrain, mais ne la bannissent pas du cœur de l'homme. A mesure qu'il s'éclaire, le cercle d'où la religion se retire s'agrandit. Elle recule, mais ne disparaît pas. Ce que mortels croient, et ce qu'ils espèrent, se place toujours, pour ainsi dire, à la circonférence de ce qu'ils savent. L'imposture et l'autorité peuvent abuser de la religion, mais n'auraient pu la créer. Si elle n'était pas d'avance au fond de notre ame,

les

(1) V. DÉMOCRIT. ap. Sext. Empir. adv. Mathem. CICER. de nat. Deor. II., 5. HUME, natur. hist. of relig. BOULANGER, Antiquité dévoilée, I. 323.367. II. 133.

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