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hommes, il doit, ainsi que toutes les conjectures humaines, flotter au hasard dans cet océan de conjectures où elles s'engloutissent, pour reparaître quand l'oubli leur a rendu l'air de la nouveauté. Aussi les Allemands, au bout de quelques années, ont-ils traversé cette hypothèse pour en embrasser une plus vaste, et, sous quelques rapports, plus satisfaisante.

Forcés de l'exprimer en peu de mots, pour la rendre sensible, nous demandons aux lecteurs français pardon de l'obscurité qu'ils pourront y trouver au premier coup d'œil. Cette obscurité se dissipera peut-être, et nous espérons qu'ils verront que le nuage renferme une idée.

La religion, disent les partisans de ce nouveau système, est la langue universelle de la nature, exprimée, par différents signes, différents dogmes, symboles et rites. Tous les peuples, ou du moins chez tous les peuples, la classe éclairée, c'est-àdire les prêtres, ont parlé cette langue. Les diversités qu'on croit remarquer ne sont que des anomalies passagères, des formes peu importantes, que celui qui veut connaître et juger la religion doit écarter, pour se faire jour jusqu'à l'unité réelle et mystérieuse dans laquelle elles viennent se confondre comme dans un centre.

Ce point de vue nouveau, sous lequel l'Allemagne savante considère aujourd'hui la religion, a été d'une immense utilité. On lui doit depuis quelques années d'admirables découvertes sur les rap

ports des religions entre elles, sur les communications des peuples, sur le lien commun des mythologies. On lui doit de connaître l'antiquité dans sa profondeur et dans son charme. Nos érudits avaient étudié les monuments et les traditions des temps écoulés, comme les couches d'un monde sans vie, ou les squelettes d'espèces détruites. Les Allemands ont retrouvé dans ces traditions et ces monuments la nature de l'homme; cette nature, toujours la même, bien que diversifiée, et qu'en conséquence il faut prendre pour la base vivante de toutes les recherches et de tous les systêmes. La Grèce et l'Orient dans les écrits de Fréret, de Dupuis, de Sainte-Croix, ressemblent à des momies desséchées. > Sous la plume de Creutzer et de Görres, ces arides momies deviennent d'élégantes et admirables statues, dignes du ciseau de Praxitèle et de Phidias.

Tout sert à l'intelligence dans sa marche éternelle. Les systêmes sont des instruments à l'aide desquels l'homme découvre des vérités de détail, tout en se trompant sur l'ensemble; et quand les systêmes ont passé, les vérités demeurent.

Il y a de plus un côté juste dans cette hypothèse, qui, d'ailleurs, au moment où l'incrédulité dogmatique inspire une sorte de fatigue, doit, comme le théisme, et comme le panthéisme, flatter le sentiment religieux chassé de son asyle et cherchant un refuge. Et nous n'hésitons pas à le prédire, nous la verrons bientôt en France, remplacer le systême étroit et aride de Dupuis. Ce sera

un triomphe pour l'imagination, et sous quelques rapports un gain pour la science (1).

Néanmoins les savants qui l'ont adoptée, nous paraissent avoir méconnu une vérité corrélative sans laquelle ce systême a le défaut caractéristique de tous les systèmes.

Sans doute, la religion est la langue dans laquelle la nature parle à l'homme; mais cette langue varie, elle n'a point été la même à toutes les époques, dans la bouche des peuples ou de la classe éclairée qui gouvernait ces peuples. La religion est soumise, pour cette classe comme pour

(1) Ce n'est pas sans une satisfaction véritable que nous aunonçons que l'ensemble de ce nouveau systême allemand sera bientôt mis sous les yeux du public français par un jeune écrivain, qui réunit aux plus vastes connaissances une sagacité rare, une bonne foi plus rare encore, et une impartialité dont notre littérature offre peu d'exemples. M. Gaignaud fera bientôt paraître une traduction de la Symbolique de Creutzer, ouvrage qui a commandé l'attention de toute l'Europe savante, mais qui a le défaut de manquer, dans l'original, de cette méthode et de cette clarté dont la France seule éprouve le besoin et apprécie le mérite. Le traducteur a remédié à ce grave inconvénient, en refondant ce livre, et en replaçant les idées importantes dont il est semé dans leur ordre naturel. Ce que le plan de notre ouvrage et ses bornes nous interdisaient de développer recevra, par le travail de M. Guignaud, des développemens inattendus; et bien que ses opinions et nos doutes se trouvent quelquefois en opposition, nous pensons que souvent il aura, sans le vouloir, fortifié de preuves incontestables les vérités que nous avons tâché d'établir. Dans tous les cas, le travail de M. Guignaud aura l'immense utilité d'ouvrir aux amis de la pensée et aux admirateurs de l'antiquité une carrière tout-à-fait nouvelle, et d'agrandir la sphère des idées sur les religions anciennes, sphère beaucoup trop rétrécie par les érudits du siècle dernier, et dont le grand travail de Dupuis nous a fait prendre, depuis vingt ans, une petite partie pour le tout.

le vulgaire, à une progressien régulière à laquelle les prêtres obéissent aussi bien que les tribus qu'ils dominent. Cette progression est plus mystérieuse dans les doctrines sacerdotales, parce que sous le joug sacerdotal tout est mystérieux. Quelquefois aussi elle est plus lente, parce que les prêtres font tous leurs efforts pour la retarder. Mais elle n'en est pas moins inévitable et déterminée par des lois fixes, qui ont leur origine dans le cœur humain. On s'égare donc, lorsqu'au lieu de regarder la doctrine la plus pure comme le résultat des travaux, des progrès, en un mot, de l'amélioration morale et intellectuelle de l'espèce humaine, on suppose que cette doctrine a précédé, on ne sait comment, toutes les autres doctrines, et lorsqu'on la place à une époque où l'homme était incapable de la concevoir, pour en faire honneur à des colléges de prêtres; ces prêtres, plus savants, et surtout plus rusés que la masse du peuple, étaient bien éloignés toutefois d'avoir pu s'élever à des conceptions qui ne sauraient être que le résultat lent et graduel d'une série d'efforts assidus, de découvertes accumulées, et de méditations non interrompues.

Vouloir faire de la religion une unité immuable et seulement voilée aux regards profanes, se flatter qu'on découvrira cette langue unique, et qu'alors les cultes, les dogmes, les symboles de toutes les nations se révéleront à nos yeux comme une portion de cette langue sacrée, c'est se bercer d'un

espoir chimérique. Ce n'est ni dans les symboles, ni dans les doctrines que cette unité peut se trouver. Mais pénétrez dans la nature de l'homme, vous y apercevrez, si vous l'étudiez bien, la source unique de toutes les religions et le germe de tou

tes les modifications qu'elles subissent.

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