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CHAPITRE VII.

Plan de notre ouvrage.

Le tableau que nous venons de tracer des diverses manières dont on a jusqu'ici considéré la religion, nous paraît prouver qu'il existe encore sur ce point important une lacune. Nous avons essayé de la remplir autant que nous l'ont permis nos forces. Nous n'avons déclaré la guerre à aucun dogme: nous n'avons attaqué la divinité d'aucune des croyances qu'entoure la vénération publique. Mais nous avons pensé qu'on pouvait écarter avec respect, car tout ce qui touche à la religion mérite du respect, nous avons pensé, disons-nous, qu'on pouvait écarter avec respect des questions épineuses, et partir d'un fait qui nous semble évident. Ce fait, c'est que le sentiment religieux (1)

(1) Nous avons tâché de définir le sentiment religieux dans un chapitre précédent. Mais pendant l'impression de cet ouvrage, le premier des poètes anglais en a donné une définition tellement d'accord avec la nôtre, que nous ne pouvons nous empêcher de la rapporter ici.

How often we forget all time, when lone,

Admiring nature's universal throne,

Her woods, her wilds, her waters, the intense

Reply of hers to our intelligence!

Live not the stars and mountains? Are the waves

Without a spirit? Are the drooping caves

est un attribut essentiel, une qualité inhérente à

notre nature.

Nous avons observé les formes que ce sentiment pouvait revêtir. Nous les avons trouvées proportionnées nécessairement à la situation des individus ou des peuples qui professent une religion.

N'est-il pas clair, en effet, que le sauvage qui ne subvient à sa subsistance que comme les habitants des forêts, ne saurait avoir les mêmes notions religieuses que l'homme civilisé ? Quand la société est constituée, mais que les lois physiques du monde sont encore ignorées, n'est-il pas simple que les forces physiques soient les objets de l'adoration? A une époque plus avancée, les lois de la nature physique étant dévoilées, l'adoration se retire sur le terrain de la morale. Plus tard, l'enchaînement des causes et des effets en morale étant découvert, la religion se retranche dans la métaphysique, et la spiritualité. Plus tard encore, lorsque les subtilités de la métaphysique sont abandonnées, comme impuissantes à rien ex

Without a feeling in their silent tears?

No, no. They woo and clasp us to their spheres,
Dissolve this clog and clod of cley before

Its hour, and merge our soul in the greeat shore,
Strip off this fond and false identity!

Who thinks of self, when gazing on the sky?

Lord BYRON's Island.

On nous assure que certains hommes accusent lord Byron d'athéisme et d'impiété. Il y a plus de religion dans ces douze vers que dans les écrits passés, présents et futurs de tous ces dénonciateurs mis ensemble.

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pliquer, c'est dans le sanctuaire de notre ame que la religion trouve heureusement son inexpugnable asyle.

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Tel a donc été notre premier principe. Nous avons dit la civilisation étant progressive, les formes religieuses doivent se ressentir de cette progression: et l'histoire nous a confirmé dans ce premier résultat de nos recherches.

Nous avons alors examiné quelles étaient les époques de cette progression et nous avons cru remarquer que chaque forme religieuse se divise en trois périodes distinctes.

L'homme s'élance d'abord vers une religion, c'est-à-dire, il cherche d'après son instinct et ses lumières, à découvrir les rapports qui existent entre lui et les puissances invisibles. Quand il croit avoir découvert ces rapports, il leur donne une forme régulière et déterminée.

Ayant pourvu de la sorte à cette première nécessité de sa nature, il développe et perfectionne ses autres facultés. Mais ses succès mêmes rendent la forme qu'il avait donnée à ses idées religieuses disproportionnée avec ses facultés développées et perfectionnées.

Dès ce moment, la destruction de cette forme est inévitable. Le polythéisme de l'Iliade ne convenant plus au siècle de Périclès, Euripide dans ses tragédies se rend l'organe de l'irréligion nais

sante.

Si, comme il est dans la nature des choses, la

chute de la croyance vieillie est retardée par des institutions, cette prolongation factice ne produit pour l'espèce humaine qu'une existence de pur mécanisme, durant laquelle tout semble privé de vie. L'enthousiasme et la croyance délaissent la religion. Il n'y a plus que des formules, des pratiques et des prêtres.

Mais cet état forcé a aussi son terme. Une lutte s'élève, non-seulement entre la religion établie et l'intelligence qu'elle blesse, mais entre cette religion et le sentiment qu'elle ne satisfait plus.

Cette lutte amène la troisième époque, l'anéantissement de la forme rebelle, et delà les crises d'incrédulité complète, crises désordonnées et quelquefois terribles, mais inévitables, quand l'homme doit être délivré de ce qui ne lui serait désormais qu'une entrave. Ces crises sont toujours suivies d'une forme d'idées religieuses, mieux adaptée aux facultés de l'esprit humain, et la religion sort plus jeune, plus pure et plus belle de ses cendres.

Dès l'état le plus brut, l'homme suit cette marche; mais il rencontre sur sa route des obstacles de différents genres. Parmi ces obstacles, il y en a d'intérieurs, et il y en a d'extérieurs.

Les obstacles intérieurs sont d'abord son ignorance, puis l'empire de ses sens, la domination des objets qui l'entourent, son égoïsme et enfin, sous quelques rapports, une portion de sa raison

même.

Il y a dans la raison séparée du sentiment une

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partie matérielle, si l'on peut ainsi parler, qui s'oppose à tous les élans de l'ame (1). Nous avons vu plus haut qu'elle ne pouvait rendre compte d'aucune de nos émotions intimes. L'appliquer. dans sa sécheresse et avec ses bornes, à la religion, c'est appliquer l'arithmétique à la poésie. On la dénature et on la fausse, quand on la sort de sa sphère. Elle nous montre bien, dans notre route quotidienne, les rochers qui nous heurteraient, les abymes où nous tomberions: mais tournée vers le ciel, elle n'est plus qu'un flambeau terrestre qui nous dérobe la splendeur des astres (2).

(1) Les nymphes, dit Callimaque, découvrirent trois pierres mystérieuses qui servaient à dévoiler l'avenir. Elles les présentèrent à Minerve, qui les refusa, en disant qu'elles convenaient mieux à Apollon.

(2) Il y a de certaines idées qui sont justes aussi long-temps qu'elles restent dans la sphère qui leur est propre, parce que l'esprit humain y arrive par les connaissances qu'il acquiert dans cette sphère elle-même. Telles sont les idées du temps, de l'espace, de l'étendue: telle est encore celle de cause et d'effet. Ces idées nous sont suggérées par l'observation des phénomènes, c'est-à-dire, des apparences qui frappent nos sens Elles sont donc applicables, et indispensables pour diriger notre jugement dans la sphère de ces apparences. Mais le sentiment intérieur semble sortir de cette sphère; car les résultats de la logique stricte, appliquée au sentiment intime, sont presque toujours en opposition avec ce sentiment, bien que dans certains cas il soit tellement fort, que toute la rigueur du raisonnement ne peut triompher de sa résistance. Par exemple, l'idée de cause et d'effet, pour ce qui tient aux objets extérieurs et à nos relations avec ces objets, est le fondement de toute logique raisonnable. Mais si nous transportons cette idée de cause et d'effet à la nature de l'ame, elle nous conduira directement et irrésistiblement à nier tout libre arbitre, c'est-à-dire qu'elle nous conduira à un résultat que notre sentiment intérieur, malgré tous nos efforts, ne sauOrsi d'une manière de raisonner qui, sur certains objets,

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