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La civilisation par les étrangers laisse subsister le problême intact. Vous me montrez des maîtres instruisant des élèves; mais vous ne me dites pas qui a instruit les maîtres : c'est une chaîne suspendue en l'air. Il y a plus; les sauvages repoussent la civilisation quand on la leur présente.

Plus l'homme est voisin de l'état sauvage, plus il est stationnaire. Les hordes errantes que nous avons découvertes, clair-semées aux extrémités du monde connu, n'ont pas fait un seul pas vers la civilisation. Les habitants des côtes que Néarque a visitées, sont encore aujourd'hui ce qu'elles étaient il y a deux mille ans. A présent, comme alors, ces hordes arrachent à la mer une subsistance incertaine. A présent, comme alors, leurs richesses se composent d'ossements aquatiques, jetés par les flots sur le rivage. Le besoin ne les a pas instruites; la misère ne les a pas éclairées; et les voyageurs modernes les ont retrouvées telles que les observait il y a vingt siècles l'amiral d'Alexandre (1).

Il en est de même des sauvages décrits dans l'antiquité par Agatharchide (2), et de nos jours par le chevalier Bruce (3). Entourées de nations civi

(1) Voy. The Periplus of Nearchus, by D. Vincent, Lond. 1798, et la traduction française de cet ouvrage. NIEBUHR, Descr. de l'Arab.

et MARCO POLO.

(2) AGATHARCH. de Rubr. mar. in Geogr. min. Hudson. I, pag. 37 et suiv.

(3) BRUCE, Voy. en Abyss. II, 539; III, 401.

lisées, voisines de ce royaume de Méroé si connu par son sacerdoce, égal en pouvoir comme en science au sacerdoce égyptien, ces hordes sont restées dans leur abrutissement : les unes se logent sous leurs arbres, en se contentant de plier leurs rameaux et de les fixer en terre; les autres tendent des embûches aux rhinocéros et aux éléphants, dont elles font sécher la chair au soleil; d'autres poursuivent le vol pesant des autruches; d'autres, enfin, recueillent les essaims de sauterelles poussées par les vents dans leurs déserts, ou les restes des crocodiles et des chevaux marins que la mort leur livre; et les maladies que Diodore décrit (1), comme produites par ces aliments impurs, accablent encore aujourd'hui les descendants de ces races malheureuses, sur la tête desquelles les siècles ont passé, sans amener pour elles ni améliorations, ni progrès, ni découvertes. Nous reconnaissons cette vérité.

Aussi ne prenons-nous point l'état sauvage comme celui dans lequel s'est trouvée l'espèce humaine à son origine. Nous ne nous plaçons point au berceau du monde, nous ne voulons point déterminer comment la religion a commencé, mais seulement de quelle manière, lorsqu'elle est dans l'état le plus grossier qu'on puisse concevoir, elle se relève et parvient graduellement à des notions plus pures.

(1) Diodore, I.

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Nous ne disons nullement que cet état grossier ait été le premier; nous ne nous opposons point à ce qu'on le regarde comme une détérioration une dégradation, une chute: mais c'est le terme le plus éloigné de la perfection; c'en est assez pour que nous devions nous y placer, afin de contempler mieux l'espace que l'homme a franchi pour arriver au terme opposé.

On peut nous faire cependant encore une objection.

Lorsqu'on remonte jusqu'aux plus obscures des époques historiques, l'on n'aperçoit plus dans la nuit des siècles que quelques masses énormes que les ténèbres rendent à la fois plus confuses et plus imposantes, et qui, séparées entre elles par des abymes, conservent des traits d'une étonnante similitude.

En parcourant l'Europe, l'Asie, et ce que nous connaissons de l'Afrique; en partant de la Gaule, ou même de l'Espagne, et en passant par la Germanie, la Scandinavie, la Tartarie, l'Inde, la Perse, l'Arabie, l'Éthiopie et l'Égypte, nous trouvons partout des usages pareils, des cosmogonies semblables, des corporations, des rites, des sacrifides cérémonies, des coutumes et des opinions, ayant entre elles des conformités incontestables ; et ces usages, ces cosmogonies, ces corporations, ces rites, ces sacrifices, ces cérémonies, ces opinions, nous les retrouvons en Amérique, dans le Mexique et dans le Pérou.

ces,

C'est vainement que l'on voudrait assigner pour cause à ces conformités des dispositions générales inhérentes à l'esprit humain (1). Il éclate dans plusieurs détails des ressemblances si exactes sur des points si minutieux (2), qu'il est impossible

(1) FRÉRET, Mém. sur les Gaulois, Acad. des Inscript. XXIV, page 389.

(2) A la fête de Bhavani aux Indes, le premier du mois de mai, les Indiens, et principalement les bergers, élèvent des Mais, qu'ils ornent de fleurs. La même cérémonie avait lieu le même jour, par des hommes de la même profession, chez plusieurs nations du nord et de l'occident. Le ridicule usage du poisson d'avril se pratique aux Indes comme en Europe, le premier avril, aux fêtes nommées Huli (Rech. asiat. II, 333.) Les renards de Samson se retrouvent dans une fête de Carséoles, ville du Latium. (OVID. Fast. IV, 681-712.) Il y a beaucoup d'analogie entre la vache rousse des Fordicules et la vache rousse des Hébreux. Il n'y en a guère moins entre les ruses de Vichnou, pour obtenir le breuvage nommé Amrita, qui procurait l'immortalité, et celles d'Odin, pour s'emparer de l'hydromel qui éclaire les sages et inspire les poètes. Cette ressemblance dans les détails s'étend des cérémonies aux traditions. Chez les Germains, Mannus, fils de Tuiston, avait eu trois fils, auteurs des principales nations germaniques. Les Scythes parlaient des trois fils de Targytaüs, leur fondateur. (HÉROD. IV, 6 et 10.) Polyphème et Galatée avaient donné le jour à Celtus, à Illyricus et à Gallus. Saturne avait en Jupiter, Neptune et Pluton. Le ciel et la terre avaient engendré Cottas, Briarée et Gygès. On connaît les trois enfans de Noé. Mais ce qui est bien plus remarquable encore, c'est la parfaite conformité de la fable romaine d'Anna Perenna, et des fables indiennes sur la déesse de l'abondance, nommée Anna Purna Devi. Ovide dit qu'on regardait Anna Perenna tantôt comme la lune, et Anna Purna porte un croissant; tantôt comme Thémis, et Anna Purna est l'épouse du dieu de la justice, Vrichna Iswara ; d'autres fois comme Io, et Anna Purna est représentée sous la forme d'une vache; ou comme Amalthée, nourrice de Jupiter, et Anna Purna, assise sur un trône, donne des alimens au jeune Schiven, qui tend la main pour les recevoir. Enfin, la tradition même d'Anna Perenna, vieille femme, nourrissant les Romains sur le mont

d'en trouver la raison dans la nature ou dans le hasard et ce que nous apprenons journellement des antiquités de l'Inde, la manière dont les savants anglais reconnaissent dans les traditions de cette contrée les dates principales de l'histoire juive et les fables de la religion grecque, romaine et scandinave, l'espèce de concordance qui en résulte pour les annales de ces peuples, toutes ces choses ont redonné, dans ces derniers temps, une vraisemblance presque irrésistible à l'hypothèse d'un peuple primitif, source commune, tige universelle, mais anéantie, de l'espèce humaine. N'estce pas à ce peuple que nous devrions demander le point de départ de la religion, au lieu de le chercher chez quelques misérables hordes, auxquelles nous n'accordons qu'avec peine une nature semblable à la nôtre?

Nous n'affirmons nullement qu'il soit impossible au travail et au génie d'arriver un jour à la connaissance de la grande vérité, du grand fait, du fait unique, qui doit servir à réunir les fragments épars de la chaîne brisée dont nous soulevons quelques anneaux. Nous aimons à rendre justice aux hommes studieux, aux voyageurs intrépides qui se proposent cette découverte. Nous admirons leur

Sacré, s'applique à l'Anna Purna indienne, qui, suivant les Pouranas, nourrit miraculeusement Viasa Muni et ses dix mille pupilles, réduits à la famine par Schiven, irrité de ce que leur maître lui avait préféré Vichnou. (Comp. Ovid. fast. III, 657-674, et PATERSON, Mémoire sur la religion indienné. Rech. asiat. VIII. )

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