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fiance, sur les époques les plus reculées de cette croyance, des mythologues tout-à-fait modernes ou des philosophes dont l'intérêt visible et le but avoué était d'épurer l'ancien polythéisme (1).

(1) Pour donner une idée de l'excès auquel cette méthode fautive a été portée, nous indiquerons l'auteur de l'Essai sur la religion des Grecs. Quand au milieu d'un grand étalage d'érudition il veut nous parler de l'enfer d'Homère, il nous renvoie à une note, et dans cette note nous trouvons des vers de Virgile; une autre note nous rapporte des passages de Proclus et de Jamblique. Il est vrai que quelquefois parmi ses

autorités nous rencontrons aussi Racine et Boileau.

Ce que M. Leclerc de Septchênes a fait pour la religion des Grecs, d'autres écrivains l'ont fait pour celle des Perses; ils ont invoqué, comme des garants digues de toute confiauce, non-seulement Plutarque, mais Porphyre, dont on connaît l'enthousiasme et le dévouement au platonisme nouveau; Eubule, contemporain de Porphyre, non moins inexact, mais bien moins savant que lui; Eusèbe, homme érudit, mais d'une crédulité puérile; Dion Chrysostôme, esprit imbu de toutes les subtilités d'Alexandrie; Eudème, enfin, dont le siècle même nous est inconnu, et que soupçonnait déjà d'imposture le compilateur qui nous en a conservé quelques fragments. (V. Excerpta ex Damascii libro de principis, pag. 259. ) Ils n'ont pas considéré que ces hommes écrivaient, pour la plupart, près de six cents ans après la chute de l'empire de Darius, lorsque le polythéisme grec et la philosophie grecque, la théurgie éclectique, le judaïsme et le christianisme, avec toutes les superstitions qu'entraînent à leur suite les bouleversemens politiques, le mélange des peuples, l'asservissement, l'épouvante et le malheur, avaient pénétré dans la religion des Perses.

Personne, au reste, n'a poussé l'absence de toute critique et la confusion de tous les auteurs à un degré plus haut que M. de la Mennais, dans le troisième volume de son Essai sur l'indifférence en matière de religion. Il cite indistinctement, pour prouver ce qu'il nomme la religion primitive, Pythagore, Épicharme, Thalès, Eschyle, Platon, Sanchoniaton, Diodore, Pausanias, Jamblique, Clément d'Alexandrie, Maxime de Tyr, Cicéron, Plutarque, Anaxagore, Lactance, Archelaüs, Porphyre, Sénèque, Épictète, Proclus, etc. Il saisit au hasard quel

Confondant ainsi les dates et les doctrines, les auteurs de la plupart des systêmes ont mêlé les opinions des siècles divers : ils n'ont point distingué les dogmes empruntés du dehors des dogmes

ques expressions de chacun d'eux, pour en conclure qu'ils ont professé la même doctrine. Le sceptique Enripide, qui fait d'ailleurs, comme tout auteur tragique, dire à ses personnages le pour et le contre, lui paraît un garant non moius respectable que le religieux Sophocle. Le crédule Herodote est appelé en témoignage avec l'incrédule Lucien. L'auteur se prévaut d'un mot d'Aristote pour le présenter comme ayant professé le théisme et l'immortalité de l'ame à notre manière, tandis que le dieu d'Aristote, dépouillé de toute vertu, de toute qualité, de toute relation avec les hommes, est une abstraction dont aucune religion ne peut s'emparer, et que, suivant le même philosophe, l'ame, après la mort, sans mémoire, sans conscience, sans sentiment d'individualité, est une autre abstraction que ne peuvent atteindre ni les châtiments, ni les récompenses. M. de la Mennais en agit de la même manière avec Xénophane, le panthéiste le plus audacieux qui ait existé, et qui, ne reconnaissant qu'une substance unique et immobile, le monde, ne mérite certes pas le nom de théiste pour avoir appelé Dieu cette substance qui, disait-il, avait toujours subsisté et subsisterait toujours dans le même état. Pline l'ancien qui, dès le commencement de son ouvrage, déclare que l'univers seul est dieu, est invoqué pour attester la permanence de la révélation faite à nos premiers pères. Sanchoniaton, nom générique, annexé, on ne sait pourquoi, à des ouvrages évidemment supposés, les vers dorés du prétendu Pythagore, les hymnes si peu antiques du fabuleux Orphée, tout est bon à M. de la Mennais, pourvu qu'on y trouve le mot 0ɛòs, auquel chaque philosophe et chaque poète attachait un sens différent. Il n'y a pas jusqu'à Horace lui-même, Epicuri de grege porcus, parcus deorum cultor et infrequens, qui ne lui serve à proclamer l'immutabilité, l'antiquité, la pureté du théisme primitif.

Il ne valait vraiment pas la peine de nous dire qu'on avait découvert qu'aujourd'hui l'antiquité était peu connue, pour nous présenter comme instruction une compilation qui, s'il n'y avait en France des savants véritables, reporterait la science où elle était avant les premiers efforts de la critique naissante.

indigènes, les fables qui avaient toujours composé les croyances nationales de celles qui s'y étaient introduites successivement, ou y avaient été jetées tout à coup par quelque évènement inattendu.

Il en est cependant des religions des anciens comme de leur géographie, tout y est progressif. La géographie d'Homère n'est pas celle d'Hésiode, celle d'Hésiode n'est pas celle d'Eschyle, celle d'Eschyle n'est pas celle d'Hérodote. Il faut dans tout ce qui concerne l'antiquité partir de la progression.

Mais ce qui redouble la difficulté de ce travail c'est que presque toutes les mythologies ont subi, dans leur arrangement chronologique, une subversion qui a placé dans les temps les plus anciens, les opinions les plus récentes, et qui a représenté les opinions les plus anciennes comme une dégénération d'opinions encore antérieures. Le motif de ce renversement de dates est facile à comprendre, quand une fois on l'a indiqué.

Lorsque le progrès des lumières a rompu chez un peuple toute proportion entre les notions religieuses et le reste des idées, mille rafinements, mille explications subtiles s'introduisent dans la religion. Mais les inventeurs de ces rafinements, les auteurs de ces explications ne les présentent point comme des déviations du culte existant. La plupart des novateurs en politique ne disent jamais qu'ils veulent établir un gouvernement nouveau. A les entendre, ils n'aspirent qu'à rendre aux institutions anciennes leur pureté primitive.

Il en est de même de la religion. Les philosophes, les esprits éclairés et surtout les prêtres, qui, comme nous le montrerons ailleurs, ont toujours deux impulsions, celle de conserver les opinions existantes, parce que c'est leur intérêt immédiat, et celle d'introduire dans la religion qu'ils regardent comme leur propriété, toutes leurs découvertes successives, parce que c'est l'intérêt durable du sacerdoce, ces hommes réclament pour leurs additions et leurs interprétations plus ou moins ingénieuses, abstraites ou recherchées, les honneurs de l'antiquité, la faveur de la tradition (1). Pour mieux dominer les générations vivantes, ils empruntent la voix des générations passées (2).

Dans le Bhaguat-Gita (3), ouvrage composé

(1) C'est là ce qui a trompé nos savants. Theologia physica prima veteribus innotuit, dit Villoison. Dans Sainte-Croix, des Mystères, pag. 235, deinde apud solos remansit doctos et philosophos ac mysteriorum antistites. Il y a là une vérité et une erreur. Il est vrai que la théologie physicomystérieuse prit naissance d'assez bonne heure dans les pays où le sacerdoce exerça beaucoup d'influence; mais il est faux qu'elle ait d'abord été la religion populaire, et qu'elle soit ensuite devenue une doctrine secrète réservée aux philosophes et aux initiés. Elle a commencé par être secrète, et s'est répandue ensuite peu à peu, malgré les prêtres.

(2) Indépendamment même de l'intention, les écrivains qui traitent des époques grossières des religions, sont toujours d'une epoque plus avaucee; ce qui fait qu'ils confondent toujours les opinions de leur temps avec celles qu'ils veulent décrire.

(3) Il paraît, dit le traducteur anglais du Bhaguat-Gîta, que le principal but des dialogues qui composent cet ouvrage, fut de réunir tous les cultes existants à l'époque où ces dialogues furent écrits (ils sont supposés l'avoir été il y a environ cinq mille ans), et de renverser les dogmes prescrits par les Védes, en établissant la doctrine de l'unité de

avec l'intention manifeste de substituer à la doctrine des Védes une doctrine plus philosophique, Crishna dit à son disciple qu'il a révélé jadis à d'autres les vérités sublimes qu'il lui communique aujourd'hui, mais que le laps des temps les a recouvertes d'un voile. Comme tous les réformateurs, Crishna met de la sorte l'antiquité en avant. Dans un dialogue faussement attribué au Mercure Égyptien et traduit par Apulée (1), ce législateur s'écrie, en s'adressant à l'Égypte : un temps viendra qu'au lieu d'un culte pur tu n'auras plus que des fables ridicules. C'est le mot d'un philosophe qui, tandis que l'esprit humain s'élève de l'ignorance aux lumières, renverse cette marche pour donner à ses opinions plus d'autorité (2).

Dieu (ceci n'est pas exact; le Bhaguat-Gîta établit le panthéisme et non le théisme), en opposition avec les sacrifices idolâtres et le culte des images. Préf. du Bhag.-Gît. pag. 20). Dans ce passage le traducteur anglais reconnaît clairement une religion antérieure et plus grossière. Cependant, par une suite du préjugé reçu, il dit ailleurs qu'en traduisant le Bhaguat-Gîta, son intention a été moins de faire connaître les superstitions actuelles que la religion primitive des Indiens.

(1) Dialogue intitulé Asclepius.

(2) Indépendamment de la marche naturelle des idées, les événements modifient les religions, et alors les prêtres de ces religions, ne voulant pas reconnaître que leurs doctrines ont cédé à une force extérieure et purement humaine, attribuent aux modifications qu'elles ont subies une antériorité chimérique. Ainsi, la religion égyptienne se divise évidemment en plusieurs époques. L'ancienne religion de ce pays éprouva plusieurs altérations par l'invasion des Perses sous Cambyse. La religion qui était résultée du mélange de l'ancienne et des opinions persanes, se modifia encore sous Alexandre et ses successeurs, parce que les opinions

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